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Université de Lausanne        
    Dies 2003: Exposé de M. Dominique Arlettaz, vice-recteur

 

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Le démon des maths

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Mesdames, Messieurs,

Dans toute fête, il y a un trouble-fête. Celui du Dies academicus de ce jour sera un démon: le Démon des maths. Notez que d’après mon petit Robert, un démon est un être surnaturel, bon ou mauvais, inspirateur de la destinée d’un homme ou d’une collectivité; en ce qui concerne le qualificatif «bon ou mauvais», ce sera à vous de juger!

Il est de tradition au Dies lausannois qu’un membre du Rectorat parle de ses recherches. Dans la mesure où mes intérêts scientifiques ont trait à deux domaines des mathématiques, la topologie et l’algèbre, la tâche qui m’est dévolue ce matin en quinze minutes est terriblement ardue.

En fait, cet exposé commence bien mal puisque son intitulé n’est que le pendable plagiat du titre d’un livre pour enfants que je recommande très vivement à tous les parents qui, par exemple à la veille d’un départ en vacances, ne savent plus que faire pour abreuver leurs enfants d’une lecture qui les occupera toutes les vacances. Ce bel ouvrage, écrit par Hans Magnus Enzensberger avec le conseil de certains des plus grands mathématiciens actuels, comme John Conway et Benoît Mandelbrot, tiendra en haleine remarquablement longtemps les enfants qui se laisseront prendre au jeu.

Le principe de ce livre est très simple. C’est l’histoire de Pierre, un enfant qui en a assez de rêver car, dit-il, «Dans mes rêves, c’est toujours moi l’imbécile». Mais une nuit, il rencontre dans son rêve un tout petit monsieur qui le regarde de ses yeux de braise et qui lui dit être le Démon des maths. Pierre trouve cela encore pire que tout ce qu’il a vu dans ses rêves précédents car il déteste les maths. Pourquoi lui demande le démon? Si 2 boulangers cuisent 444 bretzels en 6 heures, combien de temps faut-il à 5 boulangers pour cuire 88 bretzels? Voilà le genre de problèmes avec lesquels son prof. de maths l’ennuie régulièrement.

Mais ça n’a rien à voir avec les mathématiques, lui rétorque le démon; figure-toi que la plupart des vrais mathématiciens sont tout simplement incapables de calculer. Les mathématiques c’est tout autre chose. Pierre lui répond que si le démon veut lui faire changer d’avis, il ne se laissera pas faire et que même dans son rêve, il criera. On ne parle pas ainsi à un diable, le reprend le Démon des maths. Ce qui est diabolique dans les nombres, c’est justement qu’ils sont simples! Et le démon commence à parler à Pierre des très grands nombres et d’infini en utilisant uniquement le chiffre «1» . Le démon s’amuse ensuite à lui montrer des palindromes obtenus avec des nombres qui ne contiennent que le chiffre 1, par exemple

11’111 x 11’ 111 = 123’454’321.
Pierre tombe de son lit et se réveille, fasciné par ce que le Démon des maths lui a montré.

Le livre se décline ainsi en douze nuits qui sont autant de rêves durant lesquels le Démon des maths titille la curiosité de Pierre qui ne peut pas résister au plaisir de la réflexion et de la découverte. Bien que ce livre s’adresse à un jeune public, le Démon mentionne de nombreuses notions fondamentales des mathématiques d’aujourd’hui, comme par exemple les nombres irrationnels (qu’il appelle déraisonnables), les suites de Fibonacci, la bouteille de Klein et même la conjecture de Goldbach.

Je trouve ce petit ouvrage remarquable car il met le doigt sur la base de toute démarche scientifique, la curiosité.

Rassurez-vous, je ne vais pas vous infliger douze curiosités mathématiques, mais qu’une seule, qui ne se trouve d’ailleurs pas exactement dans ce livre, mais qui se base sur la notion de divisibilité qui y est abordée au cours de la troisième nuit. La division des nombres entiers est un concept extrêmement bien connu par tout le monde.

Le Démon des maths parle à Pierre des nombres qui ne sont divisibles que par 1 et par eux-mêmes: par exemple 2, 3, 5, 7, 11, 13, … Il y a en fait une infinité de nombres qui jouissent de cette propriété. Ce sont les nombres premiers. Du point de vue de la divisibilité, ce sont les nombres les plus simples: le Démon des maths les appelle les nombres épatants!

Vous savez également que si un nombre entier n’est pas épatant, donc s’il est divisible par un autre nombre, différent de 1 et de lui même, la division ne possède qu’un unique résultat: par exemple,
4 est la seule solution de la division 8 : 2,
12 est la seule solution de la division 60 : 5.

Cela est vrai pour la division ordinaire des nombres entiers que l’on peut se représenter sur une droite divisée en intervalles de longueur égale (disons 1 mètre): si l’on divise un intervalle de 8 mètres de longueur en 2 parties égales, on obtient deux intervalles de 4 mètres de longueur. En d’autres termes, si vous juxtaposez 2 intervalles de 4 mètres de longueur, vous obtenez bien un intervalle de 8 mètres. La division est l’opération inverse de la multiplication. Vous pouvez donc vous représenter la division (et à l’inverse la multiplication) sur une ligne droite de longueur infinie. J’ai donc envie d’appeler cette division la division linéaire.

J’aimerais vous proposer maintenant une très légère modification de cette opération. Essayez de remplacer la ligne droite de longueur infinie par une ligne circulaire divisée en un certain nombre d’intervalles de longueur égale. Dans une certaine mesure, vous prenez la ligne droite infinie de tout à l’heure et vous l’enroulez sur elle-même. Vous connaissez tous des exemples d’objets qui sont représentés par ce modèle circulaire:
les boutons de votre cuisinière électrique,
les jours de la semaine, les mois de l’année, les saisons, etc.

Si vous imaginez un bouton d’une cuisinière électrique avec 8 positions : 0, 1, 2, 3, 4, 5, 6 et 7 et si vous partez de la position 0 et faites tourner 2 fois votre bouton de 6 crans, vous obtenez la position 4: donc la multiplication de type «cuisinière électrique» vous donne : 2 x 6 = 4 (remarquez que le résultat de toute multiplication de ce type est une position du bouton, donc un nombre entier compris entre 0 et 7).

A l’inverse, par conséquent, il existe une division de type «cuisinière électrique»
4 : 2 = 6.
Mais c’est très étrange car on a aussi
4 : 2 = 2
car si vous tournez deux fois votre bouton de 2 crans en partant de la position 0, vous obtenez aussi la position 4. Chaque matin, en préparant votre café, vous pouvez vous entraîner à effectuer des divisions de type «cuisinière électrique»; en mathématiques, on l’appelle plutôt une division cyclique:
0 : 2 = 0 ou 4
2 : 2 = 1 ou 5
4 : 2 = 2 ou 6
6 : 2 = 3 ou 7.
Une première particularité de la division cyclique est donc le fait que le résultat d’une division n’est pas unique.

Une autre particularité est qu’il n’y a pas de nombres épatants (qui ne se divise que par 1 et eux-mêmes). En effet, tous les nombres de mon modèle sont, par exemple, divisibles par 3:
0 = 3 x 0
1 = 3 x 3
2 = 3 x 6
3 = 3 x 1
4 = 3 x 4
5 = 3 x 7
6 = 3 x 2
7 = 3 x 5.

Vous me direz que 3 est peut-être un cas particulier, mais en fait, tous les nombres compris entre 0 et 8 sont non seulement divisibles par 3, mais aussi par tous les nombres impairs. Ce phénomène est vrai en général, indépendamment de la taille de mon cercle (ou du bouton de ma cuisinière).

Je vais maintenant encore abuser un bref instant de votre patience et vous demandez d’imaginer une cuisinière électrique à deux boutons, le premier gradué de 0 à 7 comme précédemment et le second avec uniquement deux positions: 0 et 1. Ce que j’appelle un nombre dans ce dispositif est un couple de deux positions, la première que l’on lit sur le premier bouton et la seconde sur le second bouton. Nous avons donc 16 nombres possibles:
(0,0), (1,0), (2,0), (3,0), (4,0), (5,0), (6,0), (7,0),
(0,1), (1,1), (2,1), (3,1), (4,1), (5,1), (6,1), (7,1),
et nous allons allègrement multiplier et diviser dans cet ensemble de nombres:
2 x (2,1) signifie que nous effectuons 2 fois 2 crans sur le premier bouton et 2 fois 1 cran sur le second, toujours en partant de la position (0,0):
2 x (2,1) = (4, 0).

Nous retrouvons bien sûr la non-unicité du résultat d’une division car
2 x (2,0) = (4,0)
2 x (2,1) = (4,0)
2 x (6,0) = (4,0)
2 x (6,1) = (4,0).

Mais il se passe maintenant quelque chose d’encore plus étrange: (4,0) a quatre «moitiés», le nombre (2,0), le nombre (2,1), le nombre (6,0) et le nombre (6,1), mais seules 2 d’entre elles, (2,0) et (6,0), sont divisibles par 2:
2 x (1,0) = (2,0) et donc 4 x (1,0) = (4,0)
2 x (3,0) = (6,0) et donc 4 x (3,0) = (4,0).

Nous sommes donc dans la situation bizarre où un nombre est divisible par 4, mais certaines de ses moitiés ne sont pas divisibles par 2 (c’est le cas de (2,1) et de (6,1)).
Avec un dispositif à 3 boutons, on peut trouver un nombre qui est divisible par 8, certaines de ses moitiés étant divisibles par 4, certaines de ses moitiés étant divisibles par 2, mais pas par 4 et certaines de ses moitiés n’étant même pas divisibles par 2.

En compliquant un peu les choses (avec une super cuisinière à une infinité de boutons), on peut construire un dispositif dans lequel il existe un nombre qui est divisible par 2, par 4, par 8, par 16, par 32, et ainsi de suite par toutes les puissances de 2, mais aucune de ses moitiés n’est elle-même divisible par toutes les puissances de 2. Ce phénomène contrarie très fortement notre intuition, car si nous pouvons diviser ce nombre par 4, nous avons l’impression que sa moitié devrait être divisible par 2, s’il est divisible par 8, sa moitié devrait être divisible par 4 et ainsi de suite; sa moitié devrait donc être divisible par toutes les puissances de 2. Et bien non, ce n’est pas le cas, pour aucune de ses moitiés.

En fait, ce nombre est non seulement divisible par toutes les puissances de 2, mais il est divisible par tous les entiers positifs 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, … Et ce qui est encore plus stupéfiant, c’est que dans ce dispositif, dont je vous épargne les détails, ce nombre est le seul à avoir cette propriété (à part 0).

Je vous avouerai que ce n’est pas avec une cuisinière électrique que j’ai découvert cette particularité vraiment très étrange de la division, mais au cours d’une recherche de longue haleine impliquant des notions abstraites de mathématiques: ce phénomène est bien réel en K-théorie algébrique et en homologie des groupes linéaires associés aux anneaux d’entiers de corps de nombres, qui sont deux objets privilégiés de mes recherches.

C’est ici que s’achève ce petit voyage sans prétention aucune dans le monde surprenant de l’abstraction mathématique et c’est ici que le Démon des maths vous libère de ce rêve ou de ce cauchemar.Dominique Arlettaz

 

   

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