Dies academicus 1998

 

Discours de M. Eric Junod,

recteur de l'Université

 
L'histoire que je vais vous raconter est aussi navrante que courte. D'après la tradition, elle aurait pour auteur un certain Buridan dont elle a assuré la célébrité; toutefois on ne la retrouve pas dans son œuvre, si bien qu'on ignore s'il en est vraiment l'auteur et s'il l'a même citée. Comme quoi il est éventuellement possible de devenir illustre pour quelque chose que l'on n'aurait ni dit ni fait, ce qui autorise quiconque à nourrir des espoirs.

Il était une fois un âne assoiffé et affamé qui se trouvait à égale distance d'un seau rempli d'eau et d'un picotin d'avoine; faute d'avoir une raison quelconque de commencer par boire plutôt que par manger ou inversement, il resta sur place et finit par mourir de faim et de soif.

Par cet exemple, Jean Buridan, un théologien scolastique du XIVe siècle, voulait illustrer ce que les philosophes appellent la liberté d'indifférence, c'est-à-dire un état d'ignorance de la volonté; celle-ci, parce qu'elle ne connaît ni le vrai, ni le bien, ni l'utile, ne sait vers quoi se porter. En langage de tous les jours, on dirait : ne me demandez pas de choisir; cela m'est parfaitement égal.

En priant les philosophes de me pardonner ce délit intellectuel &emdash; prière formulée sans grand espoir &emdash;, je tirerai cette histoire dans une direction éloignée de la notion précise qu'elle est destinée à illustrer.

Retenons de cet exemple qu'on peut être libre, mais à ce point indifférent devant les choix à faire qu'on ne décide rien et qu'on finit par dépérir de ne pas avoir décidé. Cette indifférence exerce ses ravages en tout temps et en tout lieu. Elle sévit donc à l'Université aussi. Or bien des choses changent présentement autour de l'Université, l'obligeant à faire des choix difficiles. Celui que j'évoquerai touche à son avenir.

L'Université, malgré la grisaille ambiante, n'a nullement pour dessein de survivre ou de se maintenir, elle a l'ambition de croître et de s'améliorer. Quand on a le bonheur d'appartenir à une institution qui remplit des tâches utiles et de surcroît passionnantes, on souhaite ardemment la voir devenir plus forte et plus dynamique.

Si le développement de l'UNIL est un but que se fixent de façon naturelle celles et ceux qui y travaillent, il constitue également une nécessité du fait des pressions qui s'exercent sur elle, comme sur chacune des Hautes Écoles suisses. Ces pressions, qui sont du reste bienvenues, vous les connaissez. Il y a en premier lieu l'augmentation assurée et souhaitable du nombre des étudiants; je rappelle que, dans ces dix dernières années, les effectifs de l'UNIL ont augmenté de 45%, que le mouvement semble s'accélérer encore cette année-ci, notamment parmi les nouveaux étudiants, et qu'une progression nettement plus élevée est prévue dès les années 2003-2004. Les autres pressions sont principalement : une demande de formation qui ne se borne plus aux études de base mais s'étend aux postgrades spécialisés ou professionnels ainsi qu'à la formation continue; les progrès des connaissances, surtout en médecine et en sciences, qui requièrent une intensification de l'activité de recherche si l'on entretient quelque prétention sur le plan international. Faut-il répéter ici que la ressource naturelle de notre pays se situe du côté de l'activité cérébrale de ses habitants, de la qualité et de l'inventivité de cette activité ainsi que des diverses applications qui en dérivent ?

Ce développement est nécessaire; on souhaiterait l'entendre dit et répété par d'autres que les étudiants, les professionnels de l'enseignement et de la recherche ou les responsables politiques en charge des Hautes Écoles, toujours suspects de prêcher pour leur paroisse. Un bon souvenir à ce propos. Un lundi d'avril 97, alors que de nombreux étudiants et assistants engageaient un mouvement de grève dirigé contre les mesures d'économie dans les services de l'État et notamment à l'Université, la Chambre vaudoise du commerce et de l'industrie tenait son assemblée générale. Elle avait invité Jean-Pascal Delamuraz à parler de la mondialisation. Au beau milieu de son discours, il se lança dans un plaidoyer improvisé, chaleureux et ferme, en faveur des Universités et des Écoles polytechniques, soulignant que la formation supérieure et la recherche la plus poussée n'étaient pas seulement les ressources de base de la Suisse, mais tout bonnement ses atouts les plus solides pour tenir son rôle dans le monde. Il précisa &emdash; je me le rappelle précisément car je pensais à ce qui se passait à Dorigny &emdash; que tout centime retranché des budgets publics dans ce domaine compromettait le futur et constituait la plus lourde des erreurs. Ces propos m'ont d'autant plus frappé qu'ils étaient prononcés devant un parterre d'industriels. Les milieux patronaux et syndicaux, comme du reste la plupart des cercles politiques, ne sont pas prodigues en déclarations de ce type. Qu'ils se félicitent de la naissance des HES, c'est juste et c'est bien. Mais la création des HES ne réduira pas la forte pression qui s'exerce et s'exercera sur les Universités et les Écoles polytechniques.

Ainsi, l'Université veut et doit se développer, elle veut et doit gagner en qualité. Comment y parviendra-t-elle alors que les pouvoirs publics liment son budget et que, du côté des autorités cantonales, la politique suivie ne permet pas d'entrevoir des lendemains qui chantent ? A quelques variantes près, toutes les universités du pays sont logées à la même enseigne, si bien qu'on peut parler d'un problème national.

Pour se développer et gagner en qualité, les Universités suisses ont-elles avantage à privilégier leur cheminement solitaire ou plutôt à trouver des partenaires avec lesquels s'associer, quitte à voir leur identité modifiée ? Pour le Rectorat de l'UNIL, c'est l'une des graves questions du moment. Les indifférents n'aident en rien à la résoudre. Si leur absence de point de vue tenait lieu de ligne de conduite, l'Université de Lausanne, comme l'âne de Buridan, ne tarderait pas à dépérir. Elle se laisserait graduellement submerger par l'accroissement des tâches et la diminution des ressources. La baisse de qualité surviendrait vite, et avec elle le découragement. Cette sorte de spirale est fatale.

Il faut donc choisir, c'est-à-dire prendre des risques. Si l'on incline vers la voie solitaire, à première vue la moins compliquée à emprunter, on doit se préparer à en assumer les conséquences. Dans un premier temps, on tentera de faire plus et mieux avec autant, voire avec moins. Mais cette ritournelle, qui conjugue réalisme et cynisme, devient vite exaspérante. Vient le moment où tout développement substantiel implique forcément des renoncements substantiels. Pour créer des postgrades, on dégarnira l'encadrement dans les études de base. Afin d'assurer un encadrement suffisant dans les filières les plus prisées, on réduira les forces d'enseignement là où les effectifs croissent moins vite. Et comment parviendra-t-on à renforcer les sciences de la vie sans toucher à d'autres disciplines majeures, telle la physique et la chimie, qui ont pu se renforcer au cours de périodes plus prospères ? Franchement dit, pour défendre cette ligne de conduite avec conviction, il faut appartenir au cercle des bénéficiaires de ces mesures et confondre sans vergogne ses intérêts particuliers avec l'intérêt général. Car cette politique conduirait tôt ou tard à fermer des secteurs d'enseignement et de recherche qui demeurent de première nécessité dans une Université généraliste et publique où le grec ancien revêt autant de valeur que les neurosciences.

Confrontées au même problème, l'Université de Lausanne et l'Université de Genève ont pris le parti de s'associer pour créer des formations postgrades communes et pour maintenir, voire élargir, leur offre d'enseignement, en définissant ensemble les postes à repourvoir. Cette politique de longue haleine commence à porter ses fruits : elle a notamment permis la mise sur pied ou le renforcement de plusieurs postgrades communs en sciences, en sciences politiques, en études genre, en droit européen.

Hier une étape nouvelle et capitale a été présentée sous la forme d'un projet que je ne puis détailler ici. L'étape est nouvelle, ne serait-ce que parce que l'EPFL s'y trouve engagée au coté des deux Universités. Elle est capitale puisqu'elle assure un développement majeur, en premier lieu dans les sciences du vivant et en sciences humaines, un développement bénéfique tant pour les étudiants que pour les chercheurs de demain. Sa réalisation est suspendue à deux conditions majeures : que la Confédération fournisse des ressources nouvelles pour soutenir la collaboration entre les Hautes Écoles et que le Canton de Vaud, pour ne parler que de lui, soit résolu à favoriser la croissance de son Université dans un espace mieux coordonné.

Ce projet, lourd de conséquences, doit être soigneusement examiné et discuté. Ce dont je souhaite que tous soient convaincus, c'est qu'il répond à une volonté et une nécessité de développement pour chacun des partenaires impliqués et, bien sûr, pour ceux qui voudraient s'y associer. La Confédération ne pourrait envisager de lui apporter un soutien de grande ampleur s'il en allait autrement. Ce dont il faut également se persuader sur la place lausannoise, c'est-à-dire du côté de l'UNIL et de l'EPFL, c'est qu'à court terme, on ne pourra y assurer l'essor des disciplines scientifiques de base &emdash; mathématiques, physique, chimie et biologie &emdash; sans une répartition marquée des tâches et un nouveau mode de collaboration.

Il nous faut choisir comment construire notre avenir. Pour tout autre que l'âne de Buridan, c'est une chance.

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