Voyances, automatismes et psychotropes (30 mars 2007)

Résumé

Voyance, automatisme et psychotropes

Partons du principe que la révolution de la poésie moderne se fonde sur une dépersonnalisation du sujet lyrique et relevons quelques unes de ses déclinaisons historiques.

1) Les visions du rêve

Dans Aurélia (1855), Gérard de Nerval instaure une littérature en rêve, pour reprendre l'expression du poète contemporain Yves Bonnefoy. Non pas une littérature sur le rêve, mais une littérature habitée, travaillée par le rêve. Aurélia décrit un phénomène d'invasion de toute l'existence subjective par la « seconde vie » du rêve. Ce qui d'abord s'y altère, c'est l'identité. Dépersonnalisant, le rêve fait jouer l'instance du moi : il produit un « moi sous une autre forme ». Cette fracture de la première personne se distribue dans le récit en plusieurs identités narratives. Tout d'abord, un « nous » collectif, qui dès l'incipit, cherche à maîtriser l'expérience aliénante par le biais de différents savoirs (savoir culturel, savoir scientifique, savoir ésotérique). Puis un narrateur, qui reconstruit le vécu délirant en avouant son impuissance expressive. Enfin, un héros qui demeure hanté par les visions oniriques du passé, et qui hésite à leur attribuer à un statut réel ou imaginaire. Tout l'effort narratif d'Aurélia consiste à résorber l'éclatement identitaire, à le faire tenir dans une forme par le jeu des positions énonciatives.

Cette diffraction de l'identité ne se limite pas à l'instance du sujet. Dans les rêves d'Aurélia, aucune identité n'est fixe. Tout se décompose en autant de doubles analogiques qui minent l'ordre des identités et des différences. L'expansion des images procède d'un même modèle, celui de la femme aimée et perdue, dont la réalité s'annule peu à peu. Tandis que le monde référentiel se dissipe dans le flux des ressemblances, les figures du rêve ont une propension à se matérialiser. D'ailleurs, lors d'un de ses internements psychiatriques, le héros donne une réalité plastique à ses visions, en les peignant sur le mur.

Au fur et à mesure que progresse le récit, les différentes instances du moi tendent à s'unifier, de même que les doubles imaginaires d'Aurélia se combinent en une image transfigurée. La désappropriation des signes - qui est le fait du délire - se renverse alors en une initiation onirique au divin. La dernière partie du récit, intitulée « Mémorables », postule une véritable révélation des mystères occultes, conduisant à un savoir sacré (sur le mode de la descente aux enfers des héros antiques) : « Une étoile a brillé tout à coup et m'a révélé le secret du monde des hommes ». Toutes les ressemblances troublées des visions oniriques se totalisent en un « réseau magique » de rapports, qui réfléchissent l'aura de l'étoile unique, celle de la femme divinisée.

2) La « voyance », ou la révolution « objective » de la poésie moderne

Aux « visions » subies par le héros d'Aurélia, Rimbaud substitue l'expérience volontaire de la « voyance ». Par là, il impose une mise en question radicale du sens, ce n'implique pas un non-sens, mais un déplacement des significations conventionnelles, la recherche de nouvelles modalités signifiantes.

Ce à quoi s'attaque d'abord la voyance, telle que la définit Rimbaud dans les fameuses « Lettres du voyant » (1871), c'est le sujet lyrique. Il s'agit d'en finir avec la « poésie subjective » (avec le lyrisme romantique fondé sur l'épanchement des sentiments), pour accéder à une « poésie objective » : le sujet se prend pour l'objet d'une expérimentation mentale et verbale. « Car Je est un autre... Cela m'est évident. J'assiste à l'éclosion de ma pensée ». Rimbaud renverse le topos de l'inspiration en une objectivation de soi. Ce dédoublement suppose un moi impersonnel et passif, qui subit l'épreuve martyrique de la voyance (« les souffrances sont énormes, mais il faut être fort »), tandis que la conscience réflexive s'en détache, pour présentifier l'inconnu par le verbe poétique.

Cette voyance fondée sur l'auto-altération se définit elle-même comme « un dérèglement de tous les sens ». Il faut l'entendre, évidemment, dans tous les sens de l'expression : dérèglement discursif des significations, et dérèglement perceptif. D'une part, Rimbaud porte atteinte au sens : il soustrait le discours poétique au principe d'identité, pour imposer des identifications inédites. D'autre part, les métaphores qu'il crée sont fondées non plus sur des ressemblances intelligibles (comme dans la tradition rhétorique), mais sur la sensorialité, sur des perceptions synesthésiques.

Ainsi, le poème « Voyelles » invente un nouveau mode de symbolisation qui reste irréductible à la logique rationnelle. C'est un abécédaire de la perception où chaque voyelle est identifiée arbitrairement à une couleur. Les lettres et les couleurs se chargent ainsi de significations inédites, qui sont de l'ordre de la connotation. Toutefois, elles ne sont pas tout à fait impensables, car la série des associations suit une loi du contraste. Par ailleurs, la matérialité du langage poétique (la graphie des lettres, leur qualité phonique) joue un rôle moteur dans les différentes métaphores. Le texte engendre donc sa symbolisation à partir du signifiant, en développant ses résonances imaginaires et affectives. C'est en quoi la poésie « objective » se fait « littéralement et dans tous les sens » : à la lettre, et dans une rupture des catégories conceptuelles.

A la fin du poème, le travail de resymbolisation semble aboutir à la révélation extatique d'un ordre caché de l'univers. A l'instar des visions nervaliennes, la voyance rimbaldienne se conçoit comme un moyen d'exploration et de connaissance, qui diffère d'un savoir explicatif.

3) L'automatisme surréaliste

Cette autonomie des identifications poétiques, reposant sur la désidentification du moi, le surréalisme la rebaptise « automatisme ». Lors de la formation de la doctrine surréaliste, au début des années 1920, l'écriture automatique est comparée à une « photographie de la pensée », soit à un modèle chimico-mécanique. Ce qui est impliqué par là, c'est l'extériorisation totale du moi. Ce qu'il y a de plus intime et de plus irréductible, la pensée, pourrait être représenté, visualisé et transcrit. De fait, les surréalistes ne distinguent pas la pensée du langage : toute pensée est « parlée », comme s'il n'y avait pas d'états réflexifs qui échappaient à la verbalisation. Toute pensée est aussi continue : c'est un flux perpétuel, assimilable à une « coulée » verbale.

L'automatisme surréaliste se veut radicalement impersonnel. Les premières expériences d'écriture automatique s'effectuent à plusieurs, dans des séances d'auto-hypnose collective (période des « sommeils »). Un recueil datant de l'époque pré-surréaliste, intitulé Les champs magnétiques, paraît en 1920 sous la double signature d'André Breton et de Philippe Soupault, sans que les deux locuteurs soient différenciés. L'une de ses sections s'intitule : « Le pagure dit ». Avec ce petit crustacé (le pagure), habitué à s'introduire dans des coquilles étrangères, le recueil symbolise son propre fonctionnement : une parole impersonnelle circule d'un scripteur à l'autre. Le groupe surréaliste poursuivra ces expériences d'écriture collective, notamment dans le jeu du « cadavre exquis » (phrase ou dessin dont chaque élément est réalisé alternativement et à l'aveugle par les différents participants du groupe, l'expression « cadavre exquis » résultant elle-même d'une telle performance).

Dans le Manifeste du surréalisme (1924), qui accompagne un nouveau recueil de textes « automatiques » (Poisson soluble), Breton narre la naissance de l'écriture automatique en la reconstruisant a posteriori. Une phrase aurait surgi dans son esprit sur le mode d'une illusion hypnagogique (dans un demi-sommeil). Elle serait donc issue d'un état de repos, de parfaite passivité ou réceptivité. « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre ». Dans cette phrase toute faite, la syntaxe est régulière, homogène, ce qui compense et soutient l'incohérence sémantique. Effectivement, ces deux aspects - continuité syntaxique, discontinuité sémantique - sont récurrents dans les textes automatiques.

L'écriture surréaliste recourt aux associations libres (sur un mode proche de la psychanalyse). Abandonnant toute position de maîtrise rationnelle ou morale, le sujet transcrit ce qui se parle en lui, comme une « dictée magique ». Des associations incongrues, hétérogènes, disjonctives se forment ainsi, des « images » destinées à se concrétiser dans la peinture et dans la photographie surréaliste, et surtout dans la réalité. En effet, une fois levée toute censure consciente, la « photographie de la pensée » est appelée à un développement à la fois interprétatif et vital. Elle est porteuse d'un signal prophétique qui touche à l'énigme du désir ; elle se réalisera et s'élucidera rétrospectivement dans la rencontre amoureuse.

Ainsi, le surréalisme transforme l'objectivité poétique propre à la modernité en une véritable méthode collective. Il lui assigne non seulement une fonction révélatrice, mais une fonction de déclencheur de la surréalité dans la vie même.

4) La littérature sous le signe des stupéfiants

Pour conclure cette perspective cavalière sur la révolution moderne du sujet poétique, il faut relever que son moyen le plus patent, et le plus extrême, réside dans l'usage des stupéfiants. Les surréalistes parleront d'ailleurs du « stupéfiant-image » (Aragon), ce qui implique que l'automatisme poétique conduit à des distorsions de la réalité similaires aux hallucinations générées par les psychotropes. Mieux encore, que l'expérience littéraire elle-même se conçoit comme une forme d'intoxication.

Le recours aux drogues radicalise l'extériorisation du moi : il suppose l'introduction d'un agent extérieur, la substance hallucinogène, pour faire du moi, du corps et de la vie mentale, l'objet d'une expérience. Il s'agit d'explorer la vie intime, comme on le ferait d'un dehors, d'un paysage inconnu. Et de se prêter volontairement, consciemment, à la façon d'un protocole expérimental, à un délire que le sujet conçoit comme éphémère, limité dans le temps, même s'il court effectivement le danger de la dépendance ou de la psychose.

Des Confessions d'un mangeur d'opium anglais de Thomas de Quincey (1821) au peyotl des Amérindiens Tarahumaras que présente Artaud, en passant par les Paradis artificielsde Baudelaire et par le poème « H » des Illuminations de Rimbaud, l'expérience littéraire des psychotropes (toujours conçue comme une crise contre la littérature) constitue l'aboutissement de l'objectivité poétique. Plus près de nous, dans Misérable miracle (1959), Henri Michaux résume en quelques mots la confrontation à cet inconnu que devient le moi dans l'intoxication par la mescaline : « On a perdu sa demeure. On est devenu excentrique à soi ». Le récit examine les fluctuations de l'identité dans l'hallucination psychédélique, au plus près des perturbations cérébrales et du métabolisme subverti qu'induit la substance étrangère. « Ceci est une exploration. Par les mots, les signes, les dessins. La mescaline est l'explorée ». Dans ce voyage au coeur de soi, toute identité se dissout et se désagrège en une dilacération intérieure : « Je suis un continent de points ». Or, ici encore, ce qui se déploie en lieu et place des défaillances subjectives, c'est la matérialité du signe - dans la désécriture du langage poétique, et dans les traces du dessin. Sur les ruines du corps et du moi, l'expérience littéraire perd en lisibilité ce qu'elle gagne en sensibilité.

Sources

  • Nerval, Aurélia(1855) (ouverture)

  • Rimbaud, « Lettres du voyant » (1871) ; « Voyelles » (Poésies)

  • Breton, Les Champs Magnétiques (1920) ; Manifeste du surréalisme (1924)

  • Michaux, Misérable Miracle (1959)

Bibliographie

  • Albert Béguin, L'Ame romantique et le rêve, José Corti, 1939.

  • Passages et langages de Henri Michaux, Michel Collot et Jean-Claude Mathieu, Paris, Corti, 1989.

  • Dominique Combe, OEuvres de Rimbaud, Paris, Foliothèque, 2004.

  • Sociétés et représentations. Art sous dépendance. Toxicomanies et création, Les Cahiers du CREDEHSS, n°1, 1995.

  • Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, trad. M.-F. Demet, Paris, Le livre de poche, 1999.

  • Jean-Daniel Gollut, Conter les rêves, la narration de l'expérience onirique dans les oeuvres de la modernité, José Corti, 1993.

  • Jean-Nicolas Illouz, Nerval, le « rêveur en prose ». Imaginaire et écriture, Paris, PUF, 1997.

  • Michel Jeanneret, La lettre perdue. Ecriture et folie dans l'oeuvre de Nerval, Paris, Flammarion, 1978.

  • Laurent Jenny, La fin de l'intériorité, Paris, PUF, 2002.

  • Max Milner, L'Imaginaire des drogues, de Thomas de Quincey à Henri Michaux, Gallimard, 2000.

  • Michel Murat, L'art de Rimbaud, Paris, Corti, 2002.

  • Michel Murat et Marie-Paule Berranger dir., Une pelle au vent dans les sables du rêve : les écritures automatiques, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1992.

  • Claude Pichois, «Baudelaire et le haschisch. Expérience et documentation», Revue des sciences humaines, juillet-sept. 1967.

  • Marcel Raymond, Romantisme et rêverie, José Corti, 1978.

  • Jean-Pierre Richard, « Géographie magique de Nerval », Poésie et profondeur, Paris, Seuil, 1955.

  • Juan Rigoli, Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2000.

  • Jean-Yves Vadé, L'enchantement littéraire. Ecriture et magie de Chateaubriand à Rimbaud, Paris, Gallimard, 1990.

  • Jean-Jacques Yvorel, Les Poisons de l'esprit, drogues et drogués au XIXe siècle, Quai Voltaire, 1992.

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