L'écriture de la conscience (27 avril 2007)

Résumé

L'écriture de la conscience

Le roman d'Edouard Dujardin intitulé Les lauriers sont coupés est passé quasiment inaperçu à sa parution en 1887. Seuls Mallarmé et Huysmans ont signalé sa nouveauté. Ce livre instaure pourtant une forme littéraire éminemment moderne, l'une des grandes innovations du symbolisme avec le vers libre : le monologue intérieur. Un même paradigme symboliste est au principe de ces deux inventions : l'expression de la vie intérieure dans sa continuité. Dans le roman de Dujardin, la pensée devient le véritable objet de la représentation littéraire.

A ses débuts, le monologue intérieur a pour caractéristique première de se nier en tant que représentation. Il se donne comme l'expression immédiate d'un discours intérieur - comme si l'intériorité était toujours parlée, comme si chacun de nos faits perceptifs ou mentaux étaient intimement verbalisés... Aucune instance narrative n'enchâsse le monologue à la première personne, et toute marque narrative tend même à s'effacer, bien que cet effacement ne soit jamais complet.

La seconde caractéristique du monologue intérieur est le recours au présent pour désigner les faits mentaux au fil de leurs surgissements successifs. Le moin'est appréhendé que dans l'écoulement de cette durée. Il en résulte, au plan syntaxique, une constante parataxe, c'est-à-dire une juxtaposition de notations hétérogènes, brèves et segmentées, sous forme de phrases nominales. Ainsi, c'est une écriture discontinue qui, par sa successivité, par ses énumérations, par ses répétitions, figure la continuité du flux mental.

Quarante ans plus tard, l'invention formelle des Lauriers sont coupés est enfin reconnue, par James Joyce qui attribue à Dujardin la paternité du monologue intérieur. Lui-même en fait un usage magistral dans Ulysse (1922), sous la forme anglo-saxonne du « courant de conscience » (stream of consciousness). Relayé par Valery Larbaud, cet éloge permet au monologue intérieur de s'implémenter véritablement dans la vie littéraire française. Dujardin théorise alors son entreprise a posteriori, pour la définir ainsi : « Le monologue intérieur est, dans l'ordre de la poésie, le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique, c'est-à-dire en son état naissant, par le moyen de phrases directes réduites au minimum syntaxial de façon à donner l'impression du tout-venant » (Le monologue intérieur, 1931). Influencé par l'automatisme surréaliste des années 1920, issu entre autre de sa propre innovation, Dujardin exagère l'aspect « inconscient » du monologue intérieur. Les lauriers sont coupésprésente plutôt la vie de la conscience, dans ses aspects les plus disparates (sensations, émotions, réflexions). Mais le « minimum syntaxial » et « l'impression de tout-venant » caractérisent en effet la dissolution de l'intrigue qui fait l'originalité de l'oeuvre, et qui rompt avec la construction narrative du roman classique pour imposer une sorte de réalisme littéral. Par ailleurs, si le discours intérieur est décrit comme « non prononcé » et non adressé (ce qui est largement inexact), le style énumératif des Lauriers sont coupés provoque un indéniable effet d'oralité : non seulement toute la conscience est considérée comme parlée, mais les allitérations, les effets de rythmes et d'échos jouent un rôle structural dans l'élaboration du texte, en compensant l'aspect décousu des notations.

Les développements du monologue intérieur sont fondamentaux dans l'évolution du roman moderne et contemporain. Ils exposent des aspects que Dujardin avait méconnus dans sa propre invention. Ainsi, La Soirée avec Monsieur Teste (1896) de Paul Valéry met en évidence le caractère nécessairement médiat de toute écriture de la conscience, de même que son irréductible impersonnalité. Ce texte s'achève sur un monologue intérieur de M. Teste, rapporté par un tiers narrateur, ce qui pourrait symboliser une inévitable dissociation entre l'instance subjective et l'instance narrative. Observer sa pensée, représenter ses états de conscience, c'est s'objectiver soi-même - et donc, s'impersonnaliser : c'est faire du je un il. Précisément, Monsieur Teste s'affronte à ce qui se dérobe en lui. Tout son effort consiste à explorer les limites de sa propre vie mentale, à dominer par l'esprit son vécu. Pourtant, au moment de son coucher, il rencontre un opposant : son propre corps. Des sensations douloureuses l'assaillent, qui sollicitent sa pensée tout en échappant à sa connaissance. Le moi doit donc se définir à partir de cette puissance étrangère que constitue sa propre corporalité. De plus, l'irruption de la douleur résiste à la verbalisation : seules des approximations métaphoriques peuvent en tenir lieu, toujours imparfaites, toujours à reformuler. Valéry innove donc doublement : d'une part, il invente un nouveau cogito qui rapporte la conscience de soi à des états du corps ; d'autre part, il montre que toute représentation de la conscience subjective est une médiation symbolique, nécessairement insuffisante par rapport à ce qu'il y a d'inconnu en soi.

Dès les années 1950, le monologue intérieur apparaît comme une forme littéraire susceptible de correspondre à l'émergence du Nouveau Roman. Non seulement il permet de mettre en crise les notions d'intrigue et de personnage, mais il peut manifester les défaillances et l'opacité de la subjectivité. Dans La Jalousie d'Alain Robbe-Grillet, par exemple, la narration relève entièrement d'un discours de la conscience objectivé, radicalement impersonnel puisque aucune marque de la première personne n'y intervient. Mais c'est Nathalie Sarraute qui apporte les développements les plus intéressants en critiquant le monologue intérieur et en lui substituant la notion de sous-conversation. Dans L'ère du soupçon (1956), elle rompt l'illusion d'un monologue intérieur capable de verbaliser la vie subjective : des « actions souterraines » demeurent irréductibles à toute saisie par le langage. Cette « matière psychologique », faite « de sensations, d'images, de sentiments, de souvenirs, d'impulsions, de petits actes larvés qu'aucun langage intérieur n'exprime, qui se bousculent aux portes de la conscience », constitue la « sous-conversation », par opposition à la « conversation », c'est-à-dire aux propos effectivement tenus par les personnages. Selon Sarraute, la sous-conversation affleure toujours dans la conversation, et le roman moderne cherche à mettre au jour sa présence, à lui donner forme. Elle-même appelle tropismes ces mouvements infra-verbaux de la sous-conversation qui ne sauraient se plier aux lois du langage et du sens, mais qui infléchissent le discours. Le tropisme est donc ce qui, dans la représentation verbale, manifeste une impossibilité expressive. Sarraute en souligne l'aspect dialogique : c'est l'interlocuteur qui sert de catalyseur aux réactions indéterminées de l'intériorité, c'est lui qui génère le jeu de la conversation et de la sous-conversation. Ainsi, il n'y a pas de discours sans prise en compte de l'autre, et il n'y a pas de « langage intérieur » qui ne s'affronte à ce qu'il y a d'autre en soi.

Enfin, le monologue intérieur constitue l'une des formes maîtresses du roman contemporain. Loin de la transparence naïve d'une conscience parlée qui marquait le roman de Dujardin, le monologue contemporain s'impose comme une source d'expérimentations narratives souvent paradoxales. Ainsi, le roman Sortie d'usine de François Bon se présente comme un monologue intérieur à la 3e personne : c'est reconnaître l'impersonnalité de toute représentation de soi. De plus, le discours de la conscience donne lieu à la construction d'un personnage littéraire, une construction formelle qui vise toujours un récepteur. François Bon reprend les instantanés sensoriels qui caractérisaient l'innovation formelle de Dujardin, dans leurs tournures orales et familières, mais il les rapporte à un « lui » qui rend éminemment partageables, habitables par le lecteur, les expériences d'un sujet soumis à l'aliénation du travail mécanisé. Le monologue intérieur devient donc transpersonnel : à partir d'un absolu subjectif (l'écriture de la conscience), il permet de représenter des phénomènes sociaux qui demeurent en défaut de symbolisation dans notre existence collective.

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Il est à noter pour finir que le monologue intérieur est aussi devenu une forme transgénérique : Dujardin le plaçait « dans l'ordre de la poésie », sans doute en raison du double accent porté d'une part sur le signifiantverbal, d'autre part sur l'intimité subjective. Par sa successivité, par sa durée continue, il relève certes du genre narratif, mais il a pour potentiel d'excéder les frontières des genres littéraires. Peut-être faut-il plutôt le considérer comme un genre en soi qui se décline sous différentes formes, poétiques, romanesques ou dramatiques, comme le montre la pièce de théâtre de Koltès, La nuit juste avant les forêts (1977), entièrement constituée d'un long monologue...

Sources

  • Edouard Dujardin, Les lauriers sont coupés (1887) suivi de Le monologue intérieur (1931), éd. de Carmen Licari, Rome, Bulzoni, 1977 (cf. aussi l'édition de Jean-Pierre Bertrand, Paris, Garnier-Flammarion, 2001).

  • Paul Valéry, La soirée avec M. Teste (1896).

  • Nathalie Sarraute, « Conversation et sous-conversation », L'ère du soupçon, 1956 ; Tropismes, 1957.

  • François Bon, Sortie d'usine, 1982.

Critiques

  • Philippe Chardin dir., Autour du monologue intérieur, Paris, Atlantica-Séguier, 2004.

  • Belinda Cannone, Narrations de la vie intérieure, Paris, Klincksieck, 1998.

  • Dorrit Cohn, La transparence intérieure (1978), trad. Alain Bony, Paris, Seuil, 1981.

  • Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972.

  • Laurent Jenny, La fin de l'intériorité, Paris, PUF, 2002.

  • Arnaud Rykner, Nathalie Sarraute, Paris, Seuil, Les Contemporains, 1991.

  • Jean Starobinski, « Monsieur Teste face à la douleur », in Valéry, pour quoi ?, Paris, Les Impressions Nouvelles, 1987.

  • Frida S. Weissman, Du monologue intérieur à la sous-conversation, Paris, Nizet, 1978.

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