Exotes et contre-exotes (4 mai 2007)

Résumé

Exotes et contre-exotes

Au XVIIIe siècle, le voyage est constitutif de la formation des savoirs : il relève d'une pratique épistémologique fondée sur l'observation, l'expérience et le rapport à autrui (art. « Voyage » de l'Encyclopédie). Au tournant du XIXe s., cette perspective s'inverse pour se retourner sur le sujet voyageur, qui devient désormais autographe. En effet, la mélancolie post-révolutionnaire et la restauration catholique incitent plusieurs écrivains du premier dix-neuvième siècle à entreprendre une sorte de pèlerinage poétique vers le Levant, avec l'espoir d'instaurer une « régénération » culturelle (et personnelle) : après l'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811) de Chateaubriand, ce sera le Voyage en Orient de Lamartine (1835). Or, l'écrivain romantique voyage pour lui-même, et vers lui-même : son récit est moins tourné vers la réalité extérieure que vers l'expérience intérieure qu'en fait le moi. Cette perspective égotiste ne fait pas disparaître toute vocation didactique de la littérature viatique. Mais les descriptions sont le plus souvent fondées sur des projections imaginaires du sujet occidental, nourries d'une mémoire culturelle associant l'Antiquité gréco-romaine et l'histoire biblique. Eclipsé par ces visions subjectives, l'Orient apparaît comme une image symbolique : souvent nié dans sa réalité moderne, il est en défaut par rapport à ses grandeurs passées. Le voyage romantique est donc pour actualiser un rêve propre au sujet, plus que pour se confronter à autrui.

Le sentiment d'une crise historique consécutive à la rupture révolutionnaire et les progrès de l'archéologie sont des motivations importantes du voyage oriental dans la première moitié du XIX siècle. Mais une autre transformation sociale, économique et culturelle suscite l'essor de l'orientalisme au cours du siècle : le développement des colonies, tourné, lui, vers un avenir conquérant. Les invasions coloniales sont associées non seulement à la construction d'une topique orientale (de la femme inaccessible, par exemple), mais aussi aux récits d'explorateurs qui sont au service des puissances rivales de l'Europe. Le récit de Stanley (Comment j'ai retrouvé Livingstone, 1872) sert de modèle autobiographique au genre du roman d'aventure, qui se développe à la fin du XIXe siècle, autour de Jules Verne, de Kipling, de Stevenson. Mais l'idéal d'évasion héroïque des explorateurs a aussi sa part d'ombre : Stanley découvre le Congo pour le compte du roi des Belges, qui en fera sa propriété personnelle. Et Joseph Conrad, dans son roman Au coeur des ténèbres (1902), décrira toute l'horreur meurtrière de cette colonisation, sa sordide exploitation commerciale. Le rêve d'un monde vierge, qui sous-tend l'exotisme du XIXe siècle, se renverse en représentations cauchemardesques où le sadisme morbide des colons se déploie sans limites : le voyage se transforme en une expérience de gouffres tout intérieurs.

A mesure que l'expansion coloniale réduit les zones inexplorées du globe, l'Europe élargit ses horizons culturels à de nouvelles esthétiques, notamment par le biais des grandes Expositions Universelles de la fin du XIXe siècle. Mais le désenchantement est indissociable de cette conquête des lointains. Certains auteurs du début du XXe siècle y réagissent toutefois, de deux manières : d'une part, ils cherchent à manifester cette différence de l'ailleurs que la domination occidentale tend à occulter ou à soumettre, ce qui fait du voyageur, à son tour, un étranger ; d'autre part, ils introduisent des innovations esthétiques qui sont directement empruntées à l'expérience exotique.

Ainsi, dans Connaissance de l'Est (1900), Paul Claudel aborde l'Extrême-Orient par des événements perceptifs qui font de l'étranger un sujet « saisi d'étonnement ». Le lieu, les hommes qui l'habitent, sont présentés dans leur résistance à la compréhension, parfois même à la nomination. Mais ces expériences de l'altérité sont vécues comme des moments d'extase par le poète, peut-être parce qu'elles ne sont pas absolument irréductibles : le projet de « connaissance » intellectuelle fait place à une « co-naissance » sensorielle, où le sujet prend possession de cet autre monde par son propre corps. Le poète trouve également des possibilités de symbolisation dans la prose poétique, qui imite les syncopes du sens éprouvées par le visiteur. Et plus encore dans la métaphore, qui permet de recueillir « l'essence » du lieu, de l'idéaliser et de l'harmoniser dans la totalité de ses rapports. Plus tard, dans les années 1920, Claudel poursuivra beaucoup plus loin ces expérimentations littéraires, jusqu'à modifier la disposition typographique de l'espace poétique. Ses Cent phrases pour éventails (1927), en regard d'une calligraphie japonaise, spatialiseront les aphorismes à la manière des idéogrammes orientaux, en jouant de la forme visuelle des lettres.

Lecteur de Claudel, Victor Segalen se livre à une critique explicite de l'exotisme, qui l'amène à récuser les romans orientalistes de son époque, en particulier ceux de Pierre Loti. Au tournant du XXe siècle, les idéaux du voyage lui paraissent épuisés, corrompus par la banalisation du tourisme. Il redéfinit alors l'exotisme non pas en fonction d'un contenu représentatif (la topique du décor tropical, le stéréotype du « palmier », etc.), mais en fonction du sujet de la représentation. L'exotisme réside dans l'expérience du sujet, non dans l'objet : il naît de la conscience d'un écart infranchissable séparant l'exote de la réalité orientale. « La sensation d'Exotisme : qui n'est autre que la notion du différent, la perception du Divers ». Segalen finit par dissocier l'exotisme de toute référence à un lieu géographique, pour le rendre abstrait, à la façon d'une allégorie philosophique : il le redéfinit comme l'évidence sensible du Réel, qui excède et déroute les projections mentales de l'Imaginaire.

Cette « sensation d'Exotisme » donne lieu à une grande inventivité formelle : le recueil Stèles (1912), tout d'abord, cherche à conférer au poème le statut matériel d'un objet, à la manière des pierres écrites de l'Extrême-Orient. La calligraphie chinoise, qui accompagne les textes, apporte ce caractère de diversité propre à l'exotisme, au sens littéral d'une écriture différentielle. Or, toute initiation reste toujours en défaut chez Segalen : le poète s'affronte à un savoir indéchiffrable. Aussi faut-il entendre la dimension tombale de ces Stèles, comme deuil de l'inaccessible. Ecrire l'exotisme, c'est écrire « le Désir-Imaginant », bien plus qu'une réalité autre que le voyageur aurait véritablement saisie et comprise.

Enfin, avec Equipée, Segalen transgresse les genres littéraires du récit de voyage, du carnet de route et de l'essai philosophique. Ce qu'il cherche à symboliser, ce sont les expériences constitutives de tout voyage, abstraites de leur contenu et rapportées au sujet. Des universaux viatiques sont répertoriés (l'anticipation de l'inconnu, le chemin, le passage du col, la découverte de ce qu'il y a derrière la montagne...), dans un incessant chassé-croisé de l'imaginaire et du réel. Jusqu'au moment de pur exotisme que constitue le regard d'une fillette posé sur le voyageur : se voir du point de vue d'autrui, se voir comme un autre, c'est le sentiment même de la différence.

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Au XXe siècle, la critique de l'exotisme devient plus radicale : d'une part, le voyage est vécu par les écrivains comme expérience de désillusion, de démystification de leurs idéaux (L'Afrique fantôme de Leiris), voire comme une épreuve destructrice pour le sujet « essoré » par la route (Nicolas Bouvier). D'autre part, l'ensemble de représentations culturelles que regroupe la notion d'exotisme est dénoncé comme une construction fallacieuse et aliénante pour les autochtones, dans le contexte de décolonisation qui succède à la deuxième guerre mondiale. De Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss à L'Orientalisme, ou L'Orient créé par l'Occident d'Edward Saïd, c'est un ethnocentrisme impérialiste qui est mis au jour dans la littérature des exotes. Fondateur des études post-coloniales, en particulier dans les lettres anglo-saxonnes, l'ouvrage de Saïd démontre la méconnaissance de l'Autre qui est au principe de la représentation exotique.

On relèvera cependant que des auteurs ont perçu ce manque et lui ont trouvé des figurants littéraires. Ils ont signalé cet écart du « divers » qui résiste au savoir occidental. Et par un travail de la lettre qui en est le « signe » poétique, ils ont ouvert l'espace littéraire à la modernité.

Sources

- Article « Voyage », Encylopédie de Diderot et d'Alembert (1775)

- Chateaubriand, Préface de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem (1ère édition, 1811)

- Paul Claudel, Connaissance de l'Est (1900) ; Cent phrases pour éventails (1927)

- Victor Segalen, Stèles (1912) ; Essai sur l'exotisme (publication posthume, 1944) ; Equipée (publication posthume, 1929).

Bibliographie

- Didier Alexandre, Genèse de la poétique de Paul Claudel, Paris, Champion, 2001.

- Alain Buisine et Norbert Dodille dir., L'exotisme, Paris, Didier- Erudition, 1988.

 - Francis Claudon, Le Voyage romantique, P. Lebaud, 1986.

 - Alain Couprie, Voyage et exotisme au XIXe siècle, Hatier, 1986.

- Marc Gontard, La Chine de Segalen, Paris, PUF, 2000.

- Pierre Jourda, L'exotisme dans la littérature française depuis Chateaubriand, Paris, PUF, 1956.

- Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955.

- Jean-Marc Moura, Lire l'exotisme, Paris, Dunod, 1992 ; La littérature des lointains. Histoire de l'exotisme européen du XXe siècle, Paris, Champion, 1998.

- Jacques Rivière, Le roman d'aventure (1913), postface d'Alain Clerval, Paris, Ed. des Syrtes, 2000.

- Edward Saïd, L'orientalisme. L'Orient créé par l'Occident (1978), trad. de C. Malamoud, préface de T. Todorov, Paris, Seuil, 2005.

- Tzvetan Todorov, Nous et les autres. La réflexion française sur la diversité humaine, Paris Seuil, 1989.

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