"Ecriture blanche" et Nouveau Roman (1er juin 2007)

Résumé

« L'écriture blanche » et le Nouveau Roman

C'est Roland Barthes qui a instauré l'expression d' « écriture blanche », dans Le degré zéro de l'écriture (1953), pour désigner un minimalisme stylistique caractéristique de la littérature d'après-guerre. Cet événement formel, il l'observe chez plusieurs auteurs qui s'imposent dès les années 1950 : Albert Camus, Maurice Blanchot, Jean Cayrol. Mais la formule reste valide pour décrire une bonne part de la littérature contemporaine, non seulement dans le domaine romanesque, de Henri Thomas à Annie Ernaux, mais aussi dans d'autres genres, voire même dans d'autres arts. Il faut entendre l' « écriture « blanche » comme on parlerait d'une voix blanche, c'est-à-dire sans intonation, dans une sorte d'absence énonciative. Barthes la définit comme une écriture « plate », « atonale », « transparente » ; plus encore, comme ce qui, dans le style même, nie la littérature : une écriture « alittéraire », « une absence idéale de style ».

Il est clair que cette émergence contemporaine d'un style dépouillé, marqué par la négativité, se module en différentes formes d' « écritures blanches ». Barthes l'avance d'emblée. Toutefois, il voit dans L'Etranger de Camus (1957) une oeuvre inaugurale : l'étrangeté énonciative d'un je absent à lui-même et à ses propres affects, d'une conscience neutre dissociée de son identité sociale, l'événement que constitue également, pour l'époque, une narration romanesque dans les temps du discours (présent/passé composé, d'aspect imperfectif), toutes ces innovations formelles concourent à créer un « style de l'absence » - une absence que signale d'ailleurs la première phrase du roman, disant la mort de la mère. Or, Barthes ne rapporte pas ce phénomène à un contexte historique particulier, du moins au moment où il formule l'expression d' « écriture blanche ». Au contraire, il en efface l'origine historique, alors même qu'il en a dégagé les prémices dans des études antérieures. C'est particulièrement vrai de ses critiques consacrées à Jean Cayrol, un auteur qu'il suit dès ses débuts dans les années 1940 et qu'il désigne comme porteur de « toutes les techniques littéraires de l'avant-garde ».

Or, l'oeuvre romanesque de Jean Cayrol est directement liée à l'expérience concentrationnaire et plus généralement, au choc historique de la seconde guerre mondiale. En effet, Cayrol est un survivant : il a été déporté pour faits de résistance dans le camp de Mauthausen-Gusen en 1943, sous le programme Nacht und Nebel. Cet euphémisme nazi sera repris comme titre du documentaire d'Alain Resnais, Nuit et brouillard (1956), dont Cayrol rédigera le commentaire. Poète d'inspiration chrétienne, Cayrol fait paraître au cours de la guerre quelques uns des poèmes les plus célèbres de la Résistance (« Écrit sur le mur »). A son retour en France, en 1946, il figure son expérience concentrationnaire dans un recueil remarquable, Poèmes de la nuit et du brouillard (1946). L'un des textes de ce recueil, intitulé « Confession », désigne déjà, entre le silence et le cri, le « verbe blanchi » du témoignage littéraire. Un langage nouveau, un « langage des plaies », se dégage de l'épreuve, qui fait du blancle symbole de la disparition élocutoire des déportés, mais aussi le symbole d'une indéfinie résistance par la parole. Le « verbe blanchi », c'est la réduction du discours à sa plus simple expression, c'est aussi ce qui de la mort demeure et continue de parler.

Alors qu'il n'écrit que de la poésie jusqu'à sa déportation, Cayrol entreprend une oeuvre romanesque à son retour des camps. Cette entrée dans le genre romanesque est associée à l'événement concentrationnaire, et l'auteur lui-même en donne de nombreux indices dans Lazare parmi nous (1950), un essai fondamental de l'après-guerre. Cayrol fait de Lazare la figure allégorique du survivant. C'est le ressuscité, ou plus exactement, l'homme qui revenu de la mort en porte encore les traces : le mort-vivant. Or, la négativité de Lazare n'est pas le fait du seul survivant. Elle contamine l'ensemble du monde post-concentrationnaire, s'étendant à « nous tous » comme un « mal secret ». Elle infléchit également les représentations symboliques. Cayrol dégage « les principes d'un Art lazaréen », et plus particulièrement d'un « romanesque lazaréen », qui trouve son point d'origine historique dans l'épreuve concentrationnaire. En narrant son expérience subjective de la déportation, notamment l'importance des rêves dans le vécu des prisonniers et l'élaboration imaginaire collective qui s'ensuit, l'auteur fait des tropismes du roman d'après-guerre des symptômes lazaréens : la dépersonnalisation, la perte d'identité, la désappropriation, liées à l'anonymat des déportés ; la déréalisation, le sentiment d'étrangeté et d'indifférence issu de l'atteinte au réel qu'a représenté l'univers concentrationnaire, proprement « inimaginable » ; la détemporalisation, l'éternité négative d'une attente sans fin, d'un « interminable mourir » (Blanchot) ; la négativité de l'effacement, du vide, de la disparition, fondée sur l'anéantissement historique des déportés.

Avec Lazare parmi nous, Cayrol affirme que l'épreuve des camps a changé la littérature. Et cette altération des représentations symboliques est ce qui peut seul témoigner du désastre : l'écrivain s'oppose fortement aux fictions concentrationnaires (comme La mort est mon métier de Merle), qu'il considère comme une atteinte au caractère « intransmissible » de l'expérience réelle du camp. Barthes, lecteur et critique de Lazare parmi nous, y reconnaît un véritable programme littéraire. Dans « La rature » (1964), un article qu'il consacrera ultérieurement au roman cayrolien, il y dégagera les racines du Nouveau Roman. Effectivement, de nombreux phénomènes propres au Nouveau Roman sont similaires aux symptômes lazaréens tels que Cayrol les a définis : la crise de l'histoire, qui ne se résout pas en une intrigue dotée d'un début et d'une fin, mais qui s'ordonne à une durée sans origine et sans finalité ; la crise du personnage, réduit à une conscience anonyme ; la présence singulière des objets, pure surface chez Robbe-Grillet, matière familière susceptible de recréer une présence au monde chez Cayrol...

Plus généralement, la diffraction des écritures blanches à l'ère contemporaine s'ancre dans l'indicible expérience lazaréenne : l'impossibilité du récit, telle que la définit Maurice Blanchot dans La folie du jour, la négativité du « neutre » et l'impersonnalité énonciative que décrivent ses essais fondamentaux pour la culture de l'après-guerre, sont issus de cette « rupture de l'affirmation vivante » qu'a constitué le désastre historique du nazisme. De Louis-René des Forêts à Marguerite Duras, l'écriture blanche témoigne de la possibilité du symbolique face à l'immémorable.

Sources

  • Maurice Blanchot, L'espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955. La folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1973. L'écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1981 ; Après coup, Paris, Minuit, 1983. L'instant de ma mort, Montpellier, Fata Morgana, 1994.

  • Albert Camus, L'étranger, Paris, Gallimard, 1957.

  • Jean Cayrol, Poèmes de la nuit et du brouillard (1946), OEuvre poétique, Paris, Seuil, 1988. « Pour un romanesque lazaréen » et « Les rêves lazaréens », Lazare parmi nous (1950), in OEuvres lazaréennes, Paris, Seuil, 2007.

  • Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Minuit, 1961.

Bibliographie

  • Ecritures blanches, collectif sous la direction de Dominique Rabaté et de Dominique Viart, à paraître.

  • Giorgio Agamben, Ce qui reste d'Auschwitz. L'archive et le témoin, Homo sacer III, trad. de Pierre Alferi, Paris, Payot-Rivages, 1999.

  • Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, 1955 ; « La rature » (1964), Le bruissement de la langue, Essais critiques IV, Paris, Seuil, 1984.

  • Marie-Laure Basuyaux, « Les années 1950 : Jean Cayrol et la figure de Lazare », in L'idée de littérature dans les années 1950, Michel Murat dir., Colloque en ligne, publié en 2004, <http://www.fabula.org/colloques/document61.php.>.

  • Michel Borwicz,, Ecrits des condamnés à mort sous l'Occupation allemande (1939-1945), Paris, PUF, 1954.

  • Sarah Kofman, Paroles suffoquées, Paris, Galilée, 1987.

  • Dominique Kunz Westerhoff, « De l'"Écrit sur le mur" à la figuration lazaréenne : la poésie de résistance et de déportation de Jean Cayrol », L'écriture emprisonnée, Jean Bessière et Judith Maár dir., Paris, L'Harmattan, 2007.

  • Mounira Chatti, L'écriture de la Déportation et de la Shoah ou la double impossibilité : entre le silence et le dire, Paris, Septentrion, 2000.

  • Daniel Oster, Jean Cayrol et son oeuvre, Paris, Seuil, 1968.

  • Jean Ricardou, Le nouveau roman, Paris, Seuil, 1973.

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