Résurgences

L'écriture trace en surface des réseaux
communiquant avec les profondeurs de notre mémoire.
(D. Poirion)

Au XIIe siècle, l'écrivain n'est pas un créateur qui revendique son originalité, intellectuelle ou artistique. L'œuvre se veut réminiscence, elle se conçoit comme un acte de récriture par lequel le souvenir d'œuvres antérieures s'inscrit dans le texte. L'intertextualité est ainsi mise au service de la sauvegarde et de la diffusion, dans les cours, d'une culture qui renaît de ses cendres vers le milieu du XIIe siècle, quand des clercs comme Benoît de Sainte-Maure ou les auteurs de l'Eneas et du Roman de Thèbes mettent au goût du jour la matière antique. L'adaptation en «roman», c'est-à-dire la translation en langue d'oïl de certaines œuvres des siècles classiques, concrétise le transfert de culture, figure orgueilleuse de la généalogie de la civilisation en Europe, même si on a parfois nié ou minimisé ce que le Moyen Âge chrétien doit au monde gréco-romain.

 

Boèce dans sa bibliothèque
(Mâcon, Bibl. Mun. 95, fol. 1 ; XVe s.)
Jean Glenisson (dir.), Le livre au Moyen Age, Paris : Presses du CNRS, 1988, p. 83.

Nani gigantium humeris insidentes («des nains juchés sur des épaules de géants») ! La célèbre métaphore attribuée à Bernard de Chartres dit bien l'idée que le clerc se fait de son travail : d'un côté, il se veut l'humble héritier des auctores de l'Antiquité dont il se réclame pour conférer autorité et dignité à son propre texte; de l'autre, il est convaincu que les révélations de la foi lui ouvrent la porte sur des vérités ignorées des auteurs païens. La continuité entre Antiquité et Moyen Âge trouve son expression la plus achevée dans l'idée de la translatio studii, d'un passage du savoir d'Athènes à Rome, puis de Rome à Paris, nouvelle capitale de la « clergie », mais aussi de la chevalerie (translatio imperii). Voilà le double mythe fondateur de la « nation France » que diffusent les Grandes Chroniques de France tout au long du Moyen Âge et sur lequel s'ouvre, au XIIe siècle déjà, le Cligès de Chrétien de Troyes : 

Ce nos ont nostre livre apris
Que Grece ot de chevalerie
Le premier los et de clergie,
Puis vint chevalerie a Rome
Et de la clergie la somme,
Qui or est en France venue. 

Chrétien de Troyes n'a pas seulement puisé dans la matière antique; nous associons plus volontiers son nom au Chevalier de la Charrette ou au Conte du Graal. C'est dans des récits d'origine celtique - autre translatio ! - que les auteurs du XIIe siècle ont trouvé la matière des lais féeriques (Marie de France), des romans arthuriens (Chrétien) et de la légende tristanienne (Béroul et Thomas). La littérature française naît dans un véritable bouillonnement culturel, puisant aux sources les plus variées : n'oublions pas l'influence déterminante de la Bible, véritable fonds d'images, de sentences et d'exemples, ainsi que l'apport du folklore, même si, tributaire d'une translation d'abord orale, il est plus difficile à cerner !

Bibliographie

  • Baumgartner (Emmanuèle) et Harf-Lancner (Laurence), éds, Entre fiction et histoire : Troie et Rome au Moyen Âge, Paris : Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1997.
  • De Bruyne (Edgar), Études d'esthétique médiévale, Paris : Albin Michel, 1998 (= Bruges, 1946), livre III, chap. 6 : « L'Esthétique du Timée et de la Genèse à l'école de Chartres ».
  • Demats (Paule), Fabula. Trois études de mythographie antique et médiévale, Genève : Droz, 1973.
  • Gassman (D.), Translatio studii : A Study of Intellectual History in the Thirteenth Century, 2 vol., Ann Arbor : University Microfilms International, 1973.
  • Jung (Marc-René), La légende de Troie en France au Moyen Âge, Basel und Tübingen : Francke, 1996.
  • Poirion (Daniel), "Ecriture et ré-écriture au Moyen Age", Littérature 41 (1981 : Intertextualités médiévales) 107-118.
  • Poirion (Daniel), Résurgences : mythe et littérature à l'âge du symbole (XIIe siècle), Paris : puf (Ecriture), 1986.
  • Renucci (Paul), L'Aventure de l'humanisme européen au Moyen Age (IVe-XIVe siècles), Paris : Les Belles Lettres, 1953, chap. II : "La Renaissance médiévale (XIe-XIIIe siècles)".
  • Todorov (Tzvetan), Mikhail Bakhtine. Le principe dialogique, Paris : Seuil, 1981.

Sources

Benoît de Sainte-Maure, Le Roman de Troie, éd. et trad. par E. Baumgartner et F. Vielliard, Paris : Le Livre de Poche (Lettres gothiques), 1998.

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Marie de France, Esope (épilogue), dans : Etienne Pasquier, Les Recherches de la France, éd. par M.-M. Fragonard et F. Roudaut, 1996, vol. III, pp. 1502-1503.

Mise en page 1  (25 Ko)

Marie de France, Fables, éd. et trad. par Ch. Brucker, Paris-Louvain : Peeters, 1991.

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Ovide moralisé, tome IV, éd. par C. de Boer, Amsterdam : J. Müller, 1936.

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