Rencontre avec l'historien des sciences Dominique Pestre, qui donnera quatre conférences publiques dans le cadre du Collège des humanités à l'EPFL.
Physicien de formation, directeur d'étude à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Dominique Pestre posera la question de la transformation du monde par la science depuis l'apparition de ce type de savoir opérationnel aux 16ème et 17ème siècles, en passant par le 19ème, qui voit la science se constituer comme savoir légitime dévalorisant les savoirs populaires, jusqu'à ces trente dernières années où se renforcent les liens entre les sciences et la société qu'elles modifient en profondeur sur le plan économique, culturel, politique. C'est le cas avec les technologies numériques qui accompagnent la mutation néo-libérale, ou avec l'arrivée de bio-produits qui transforment les relations humaines, d'une manière enthousiasmante pour les uns, inquiétante pour les autres.
L'économie pèse sur la science
«Les acteurs économiques ont saisi les opportunités scientifiques, explique Dominique Pestre, et ont transformé le monde économique, cherchant à développer de nouveaux produits et prenant des brevets sur des choses de plus en plus fondamentales. Prenez par exemple les gènes de prédisposition au cancer du sein qui sont aujourd'hui la propriété, certes discutée dans les tribunaux, d'une compagnie pharmaceutique, Myriad Genetics. Celle-ci peut donc interdire à ses concurrents ou à un laboratoire académique de développer des tests de prédisposition différents des siens. L'économie pèse désormais sur la science pour qu'elle propose constamment de nouveaux produits et on voit que la science reine que fut la physique avant 1990, n'a plus le même poids aujourd'hui, face aux biotechnologies, aux nanotechnologies, aux sciences biomédicales ou aux sciences du système terre.»
Choix individuels
Dans ce contexte, les pouvoirs industriels et politiques ont resserré leurs liens avec les universités, même si c'était déjà le cas à l'époque de Pasteur et de Koch. «Les sciences sociales n'échappent pas à cette logique d'efficacité, poursuit Dominique Pestre, même si certaines gardent un regard critique. Il y a de toute façon une latitude individuelle qui permet aux scientifiques de se positionner. Un agronome, par exemple, peut travailler pour l'industrie, mais aussi se faire l'expert d'une autre forme d'agriculture plus respectueuse de la biodiversité. Il y a de grandes dynamiques d'ensemble, mais tout le monde peut jouer sur différents tableaux.»
Savoir ce que les scientifiques ne savent pas...
Dans ce contexte ultra-technologique, sommes-nous tous des ignorants ? «Je ne pense pas, poursuit Dominique Pestre, et cela n'aurait aucun sens de se dire expert de tout. Lorsque les gens sont directement confrontés à un produit porteur d'effets négatifs, ou à une maladie rare chez leur enfant, on voit qu'ils se renseignent très vite et deviennent à leur tour des experts. L'enjeu est peut-être autant de savoir ce que les scientifiques connaissent que d'identifier ce que les ingénieurs et les scientifiques ne savent pas - les effets imprévus de leurs produits par exemple.»
Savants et botanistes amateurs...
C'est une démarche récente car le savoir dit populaire a été discrédité par une science qui s'est constituée dans les laboratoires et les universités. Dominique Pestre prend l'exemple des savants naturalistes du 19ème siècle mettant de l'ordre dans les plantes qu'ils reçoivent. «Leur connaissance est moindre, forcément, que l'ensemble des savoirs engendrés par les botanistes amateurs, qui sont très nombreux et les seuls à connaître les écosystèmes. La science est aussi un discours sur sa propre valeur. Prenez Durkheim ; il dit qu'il sait ce qu'est le social mieux que la société elle-même. La science est une manière très intéressante de montrer la réalité mais elle n'épuise pas la question des savoirs, elle n'est pas le tout des savoirs. Si vous prenez un problème dans toute sa complexité, l'humain n'est pas capable de le penser. Penser, c'est simplifier son problème, et la science est ce savoir opérationnel qui se focalise sur une question avec des méthodes précises qui lui permettent d'être efficace. Mais l'imagination techno-scientifique ne peut tout anticiper. Dans les années 1960, les Américains pensaient pouvoir maîtriser la météo. Alors ils ont fait pleuvoir... mais leur technologie les a dépassé et ils ont provoqué de graves inondations. Nous savons peu de choses sur les grands phénomènes environnementaux. Je pense que nous avons intérêt à ne pas croire que la technologie pourra toujours tout réparer... plus tard. Chacun porte des jugements, y compris les scientifiques, et c'est le mien si vous me le demandez.»
Tous les mercredis à 17h30 du 7 mars au 28 mars 2012 à l'EPFL, bâtiment de l'électricité, auditoire ELA 2.