La division du travail dans les colonies de fourmis a toujours fasciné. Comment les ouvrières se partagent-elles les tâches dans le nid? Pour la première fois, des chercheurs du Département d'écologie et évolution de l'UNIL ont suivi à la trace chacune des ouvrières de 6 colonies de Camponotus fellah pendant plusieurs semaines. Cela leur a permis d'observer que les fourmis changeaient de rôle quand elles prenaient de l'âge. Ils ont aussi constaté que la répartition spatiale des différentes catégories d'ouvrières dans le nid était un élément-clé de l'organisation sociale de ces insectes.
Insectes sociaux par excellence, les fourmis ont poussé très loin la coopération et la division du travail dans la colonie. Comment se fait la répartition des rôles, alors qu'il n'existe ni hiérarchie parmi les ouvrières, ni «pouvoir central» qui distribuerait les tâches? Dans la revue Science, Danielle Mersch et ses collègues du Département d'écologie et évolution (DEE) de l'UNIL, apportent des réponses à cette question qui taraude depuis longtemps les spécialistes des fourmis.
Les chercheurs ont étudié des ouvrières appartenant à 6 colonies de Camponotus fellah, de grosses fourmis brunes originaires du Moyen-Orient. Après avoir fixé sur chaque insecte un minuscule code-barres permettant de le repérer, ils ont enregistré les comportements des fourmis à l'aide d'un système automatique de suivi par caméra vidéo qui prenait une image toutes les demi-secondes. Ils ont accumulé une masse de données (plus de 2 milliards de positions et plus de 9 millions de contacts entre les individus) et ils ont ainsi été les premiers à suivre à la trace ces fourmis et à quantifier leurs interactions sociales.
Il est apparu que les fourmis se partageaient en trois groupes occupant des espaces différents de la fourmilière. Certaines ouvrières restaient à proximité de la reine et du couvain (oeufs, larves et nymphes) et les scientifiques les ont nommées «les nourrices». D'autres demeuraient près de l'entrée du nid - ce sont les «fourragères» spécialisées dans la quête de nourriture et l'alimentation de la colonie. Enfin, les membres du dernier groupe étaient souvent près des amas de déchets et font aussi des patrouilles dans le nid - les «nettoyeuses».
L'audace vient avec l'âge
Connaissant l'âge des fourmis au début de l'expérience, les chercheurs ont constaté que les ouvrières se répartissaient les tâches en fonction de leur âge: globalement, les nourrices étaient plus jeunes que les nettoyeuses, lesquelles étaient plus jeunes que les fourragères. Les ouvrières passent donc d'une fonction à l'autre à mesure qu'elles avancent en âge. «Tout se passe comme si les plus jeunes restent près de l'endroit où elles sont nées et qu'en vieillissant, elles deviennent de plus en plus «courageuses» et finissent, comme le font les fourragères, par sortir de la fourmilière», commente Danielle Mersch.
Le système automatique de suivi a aussi, et surtout, permis aux chercheurs d'étudier les interactions sociales des ouvrières. Quand elles se croisent, les fourmis se donnent de légers coups d'antenne, ce qui est pour elles l'une des manières de communiquer. Or, contrairement à ce que l'on aurait pu penser, ces effleurements ne se font pas de manière aléatoire. Les contacts sont au contraire beaucoup plus fréquents à l'intérieur de chaque groupe qu'entre deux groupes différents. En outre, les nettoyeuses ont deux fois moins d'interactions entre elles que les nourrices ou les fourragères, signe que la cohésion de leur groupe est moins prononcée.
Cette organisation sociale et spatiale n'empêche pas les nouvelles de circuler très vite à l'intérieur du nid. En regardant «quel individu en a touché un autre qui, à son tour, en a touché un autre etc., comme l'explique Laurent Keller, directeur du DEE, nous avons calculé que 90% des membres de la colonie pouvaient recevoir une information moins d'une heure après qu'elle a été émise par une ouvrière».
Le principal enseignement de cette étude est qu'à l'intérieur de la colonie, chaque ouvrière interagit surtout avec ses voisines, qui ont en fait la même tâche qu'elle. Ce qui fait dire à Laurent Keller que «la fidélité des ouvrières vis-à-vis de l'espace qu'elles occupent dans le nid est l'un des éléments-clé de l'organisation sociale des fourmis».