Une étude internationale et pluridisciplinaire entre géologie, climatologie, écologie, biogéographie et évolution, démontre l'influence prépondérante des habitats refuges pour préserver la biodiversité des poissons coralliens durant les épisodes glaciaires du Quaternaire. Les résultats de ces travaux, auxquels ont notamment participé des chercheurs du Département d'écologie et évolution (DEE) de l'UNIL, sont publiés dans l'édition du 30 mai 2014 de la revue «Science».
Pour la première fois, des scientifiques, dont des chercheurs de l'UNIL, ont démontré que le fort gradient longitudinal de biodiversité marine observé au niveau des tropiques -il y a dix fois plus d'espèces de poissons coralliens en Indonésie que dans l'Est du Pacifique ou en Atlantique- est principalement dû à la persistance de zones refuges où l'habitat corallien a été maintenu durant les périodes les plus froides du Quaternaire. Les facteurs environnementaux actuels, tels que la température et la surface corallienne, ont pour leur part une influence secondaire. L'étude publiée dans le magazine Science souligne ainsi l'importance de préserver les habitats irremplaçables face aux changements climatiques car ils constituent des refuges qui vont permettre aux espèces de persister puis de recoloniser.
Pic de biodiversité dans le triangle de corail
Les scientifiques et plus particulièrement les biologistes marins ont toujours été fascinés par l'extraordinaire biodiversité présente dans le triangle de corail centrée sur l'Indonésie. On y trouve environ 3000 espèces de poissons liés aux récifs coralliens alors que pour une même latitude et pour ce même habitat moins de 500 espèces sont recensées dans l'Est du Pacifique et 300 dans l'Est Atlantique. De nombreuses hypothèses ont été avancées puis testées pour expliquer un tel gradient, mais la plupart se focalisaient sur les variables actuelles constituant l'habitat des poissons au sens large, tels que la surface ou le type de récif, la température de l'eau, la productivité primaire ou la connectivité des récifs entre eux.
Le rôle-clé des habitats refuges
Même si l'hypothèse de faibles taux d'extinction dans le triangle de corail par rapport aux autres systèmes coralliens avait déjà été évoquée pour expliquer ce gradient de biodiversité, aucune étude n'avait testé explicitement et quantitativement le rôle des habitats coralliens ayant potentiellement servi de refuge pendant les périodes glaciaires. Grâce à la collaboration de deux groupes scientifiques franco-suisse, l'un ayant accumulé une base de données mondiale sur la distribution des poissons coralliens et l'autre ayant reconstruit l'environnement passé à travers l'analyse isotopique de carottages sous-marins, les auteurs de l'étude ont pu démontrer que l'isolement aux refuges coralliens durant les épisodes glaciaires constituait le facteur le plus important (62%) pour expliquer la distribution de la biodiversité actuelle en poissons.
Trois familles de poissons étudiées
L'étude considère trois familles de poissons dépendantes et caractéristiques des récifs mais avec des capacités de dispersion croissantes: les poissons demoiselles (Pomacentridae), les poissons papillons (Chaetodontidae) et les labres (Labridae). Les poissons demoiselles présentent des capacités de dispersion plus réduites que les deux autres familles et montrent un effet bien plus marqué de la distance aux refuges. Ce résultat renforce l'hypothèse de colonisation/extinction entre les zones refuges et les zones d'alternance de l'habitat corallien.
L'âge des lignées a été estimé à partir de la phylogénie de ces trois familles dans les habitats coralliens en fonction de leur éloignement aux zones refuges. Les lignées les plus anciennes et les plus récentes sont bien plus fréquentes sur les habitats coralliens proches des zones refuges. Ce résultat souligne non seulement le rôle de préservation mais aussi de source d'espèces (spéciation) de ces habitats refuges. En effet, pendant les périodes de glaciations, les habitats coralliens ont été beaucoup plus fragmentés qu'aujourd'hui et ce processus d'isolation des populations de poissons sans échange génétique pendant des périodes prolongées a été un facteur important dans la création de nouvelles espèces dans la région du triangle de corail.
Un message du passé pour mieux préserver la biodiversité future
«Cette empreinte des événements passés avec des taux d'extinction très élevés, suite aux changements climatiques qui ont engendré des pertes massives d'habitats, nous alerte sur la nécessité de préserver des habitats refuges qui abritent des espèces très spécialisées», souligne Glenn Litsios, doctorant au Département d'écologie et évolution de l'UNIL dans le groupe du Prof. Nicolas Salamin et coauteur de l'étude. «Pour les espèces aux capacités de dispersion limitées, qui sont très sensibles à la fragmentation des habitats, ces refuges doivent aussi former de véritables corridors pour assurer le maintien de la biodiversité à large échelle».
Du fait de refuges plus restreints, les faunes actuelles de l'Est Pacifique et de l'Atlantique sont moins diversifiées que dans le bassin Indo-Pacifique. Elles sont représentées par des espèces plus grandes et plus fragiles à l'exploitation, ce qui devrait conduire à des politiques de gestions adaptées au niveau régional. Les fluctuations climatiques du quaternaire ont donc laissé une marque indélébile sur la distribution globale de la biodiversité corallienne. «Ce message du passé renforce notre nécessité de préserver les habitats critiques face aux changements climatiques actuels sous peine d'une perte à long terme de la biodiversité», poursuit Glenn Litsios.
La contribution de l'UNIL
Dans cette collaboration internationale, le chercheur lausannois a mis à disposition son expérience acquise dans l'étude de l'évolution des poissons-clowns pour aider à comprendre pourquoi les trois familles de poissons coralliens n'ont pas été également affectées par les changements climatiques durant le Quaternaire. «Les poissons-clowns, célèbres membres de la famille des poissons demoiselles, représentent ainsi potentiellement un des groupes les plus menacés par les changements globaux du fait de leur mode de vie sédentaire qui limite fortement leur capacité de déplacement», conclut Glenn Litsios.