L'anthropologue et professeur honoraire à l'UNIL Mondher Kilani signe un livre éclairant sur la Tunisie post-Ben Ali et les dérives islamistes menaçant ce pays et le monde.
Des prémisses de la révolution à la fuite de Ben Ali, le récit de Mondher Kilani se dévore (presque) comme un roman, qui s'achève sur une invitation à sortir du conformisme mou pour lutter contre la propagation du wahhabisme en esquissant un imaginaire alternatif, un projet de vie pour une partie de la jeunesse séduite par l'échappée terroriste ou la fuite en mer.
La révolution du 14 janvier 2011 (départ de Ben Ali) a révélé la « puissance de la multitude », surgie de la ville mais aussi des campagnes, et cette puissance à nouveau domestiquée affronte aujourd'hui un « enjeu destinal » (expression d'Abdelwahab Meddeb) ou - pour paraphraser Mondher Kilani - la nécessité de propulser la Tunisie hors du moule islamiste en essayant d'inventer un avenir humaniste qui se démarque également du dictateur corrompu qui avait fini de dévoyer l'héritage nationaliste de Bourguiba. A lire Mondher Kilani, on songe que la « guerre de civilisation » évoquée par Manuel Valls se joue notamment en Tunisie, d'une manière autrement plus criante qu'en France. En effet, l'islam politique profite à plein des libertés révolutionnaires pour « tisser sa toile », « pousser son avantage », « quadriller la société tunisienne » et infiltrer tous les rouages de l'Etat.
Le biopolitique au service d'un islam réactionnaire
L'anthropologue montre avec quantité d'exemples et de photos la résistance des intellectuels, des artistes, des syndicalistes en butte aux violences salafistes, la mollesse du nouveau pouvoir qui ne punit pas les menaces et les exactions mais plutôt... leurs victimes associées au « blasphème », la révolte des femmes refusant le projet constitutionnel du parti Ennahdha qui évoquait la « complémentarité » plutôt que l'égalité des sexes, l'angoisse qui monte dans la société civile mais aussi le désarroi de la gauche séculière et des « modernistes » qui s'acharnent mais peinent à remobiliser la multitude autour d'un modèle démocratique inédit. Comme si la modernité demeurait associée aux inégalités pour une partie de la population encore traumatisée par les années Ben Ali.
Dans ce contexte post-révolutionnaire, comme gelé après la victoire inattendue d'Ennahdha aux élections du 23 octobre 2011 à la Constituante, les rares voix réellement modérées de l'islam sont priées de se taire (destitution du Mufti de la République qui avait autorisé... la fête de la Saint-Valentin et qualifié de prostitution le « jihad ennikah », mariage express le temps d'une relation sexuelle), tandis que d'autres voix jubilent en parlant d'excision avec l'euphémisme de « circoncision pour la femme », un écho aussitôt démenti par les pompiers pyromanes de Ennahdha. Ces mêmes voix encouragent leurs disciples à détruire le patrimoine culturel et les lieux saints tunisiens.
D'autres monstres à « dégager »
Comment expliquer la victoire (40% des voix des électeurs) d'un parti par ailleurs peu présent lors des événements révolutionnaires ? L'anthropologue esquisse quelques pistes : la clémence de tout un pays envers les victimes d'hier (Ben Ali persécutait les islamistes) ou encore l'idée naïve d'un vote en faveur de personnes probes animées par « la crainte de Dieu ». Ce qui frappe le lecteur européen, c'est cela aussi : la prévalence du modèle antérieur, comme si les anciennes peurs de la dictature se mêlaient aux nouveaux dangers de l'islamisme. La révolution tunisienne, à n'en pas douter, est inachevée. D'autres monstres restent à « dégager ».
Ces dangereux personnages tunisiens et étrangers recherchent une base dans ce pays modéré, touristique, éduqué, et ils peuvent compter, on l'a vu, sur un parti de gouvernement dont le chef Rached Ghannouchi semble apprécié des... Etats-Unis. Parmi les loups dans la bergerie, on peut également compter le Parti de la Libération salafiste (Hizb Ettahrir), qui prône le califat comme régime politique adéquat pour la Tunisie, la démocratie étant fondée selon cette vision sur « l'idolâtrie du peuple » et sur des décisions qui doivent en réalité appartenir à Dieu. Le 2 février 2015, Ennahdha a intégré le gouvernement de coalition formé par Habib Essid. Lors des élections législatives de 2014, le parti islamiste avait perdu sa place de premier parti du pays au profit de Nidaa Tounes, parti moderniste.
Pour conclure, l'auteur relève l'importance de la pensée émancipatrice pour enlever au religieux le pouvoir biopolitique sur les corps et les pratiques, celui de diriger les programmes scolaires, universitaires, de contrôler la culture, d'entraver la liberté d'expression, de formater les lois et d'envoyer la police. La laïcité seule pourra contrer l'instrumentalisation partisane de l'islam et permettre aux croyances d'évoluer d'une manière autonome dans leur terreau culturel et leur époque.