Théorie de l'art et critique d'art

Paris (10-11 avril 2008)

Fondements de la critique

Mark Ledbury (Felows, Clark Institute, Williamstown)
La Peinture d'Histoire - un genre fantôme?

Tout un système esthétique et administratif en France est bâti sur la primauté de la peinture d'histoire comme genre, et surtout après l'avènement de l'administration D'Angiviller - cette histoire est très bien connue et souvent répétée. Mais qu'est que c'est que la peinture d'histoire? Sait-on mieux en 1769, face au Septime Sévère de Greuze, qu'en 1810, face au concours entre le Déluge de Girodet et Les Sabines de David? Mon intervention examinerait les lacunes, les doutes, l'équivoque de ce genre dans la théorie et la pratique "néo-classique", dans les textes philosophiques et critiques, dans les cas spécifiques de toiles "disputées", dont les deux cas limites seront la réception du Septime en 1769 et La "triomphe" du Déluge . Mon hypothèse sera que la peinture d'histoire est une sorte de genre-fantôme, spectre autoritaire, dont les limites conceptuelles et les règles pratiques sont floues et incertaines, et c'est peut-être dans cette fluidité et manque que réside son pouvoir de distinction. Personne ne peut résumer ce que c'est que la peinture d'histoire, mais tout le monde croit reconnaître un tableau qui n'est pas une peinture d'histoire. Est-ce que donc la peinture d'histoire de cette époque ne peut se définir qu'en termes négatifs?


9 h. Baldine Saint-Girons (Professeur de Philosophie des XVIIe et XVIIIe siècles, Université de Paris X) Pour une habilitation de l'amateur - Autour de Caylus

Quel statut donner à l'amateur ? Le comte de Caylus en trace le portait idéal, « d'une austérité peut-être impraticable » et en tout cas bien propre à surprendre le lecteur contemporain. D'abord, tous les amis de la peinture ne sont pas des amateurs ; et il faut refuser ce titre aux « curieux », conçus comme des collectionneurs au goût étroitement sélectif. Puis les amateurs ne détiennent pas le monopole de la critique d'art ; car celui-ci revient en premier lieu aux hommes de métier : De pictore nisi artifex judicare non potest. Enfin l'amateur doit s'exercer à copier les oeuvres des grands maîtres : il faut que son amour de la peinture soit aiguillonné par l'expérience d'un « dégoût » qui constitue la condition du goût, parce qu'il surgit de la conscience du décalage entre un projet et son exécution. Nous tenterons une petite histoire de l'amateur au XVIIIe siècle en montrant comment ce personnage se distingue à la fois de l'artiste et du savant, tout en empruntant certains de leurs traits. L'enjeu sera alors d'établir que l'émergence de l'amateur a parti lié avec la naissance d'une esthétique très moderne, parce qu'en acte.

Isabelle Pichet (Doctorante d'histoire de l'art, Université du Québec à Montréal)
La discursivité du Salon (muséographie et discours)

Les Salons de l'Académie ont toujours été considérés comme le lieu de l'éclosion de la critique d'art (CROW 2000 (1985), G. -G., Lemaire, Histoire du Salon de peinture, Paris, Klincksieck, 2004 ; R. Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Éditions du Seuil, 1990), mais jamais ont-ils été perçus comme une exposition du point de vue muséologique (J. Davallon, L'exposition à l'oeuvre : stratégie de communication et médiation symbolique, Paris, L'Harmattan Communication, 1999) ; c'est dire que l'on a peu considéré le pouvoir discursif de ces expositions. Cette communication examinera l'impact de la mise en exposition des Salons de l'Académie de peinture et de sculpture de Paris dans la seconde moitié du XVIIIe siècle et l'influence de sa réception dans l'espace public.
Je propose d'examiner le rôle du tapissier du Salon dans la construction d'un récit proposé par l'accrochage des tableaux dans le salon Carré, ainsi que l'impact de cet accrochage sur le visiteur et sur le développement et l'émergence d'opinions personnelles et collectives liées au monde artistique (K. M. Baker, R. Chartier, « Dialogue sur l'espace public », préparé par D. Cardon, J. -Ph. Heurtin et C. Lemieux, Politix. Travaux de science politique, vol. 26, 1994, p. 5-22.). Le message induit par la mise en exposition, se dévoile lorsqu'une relation s'établit entre le(s) visiteur(s) et les oeuvres présentées au Salon. Les échanges de similitudes et de contrastes à propos des oeuvres, qui apparaissent dans les commentaires des Salonniers, livrent une lecture spécifique de la mise en exposition. Les observations préliminaires de mes recherches démontrent l'influence du discours muséal sur les commentaires des Salonniers et rendent ainsi légitime l'hypothèse du développement du goût et de la faculté de juger des visiteurs de cette exposition et par le fait même du déploiement de la critique d'art.
Je présenterai l'état de mes recherches sur les Salons de 1753, 1767, 1779 et 1785 afin de cerner et démontrer la corrélation entre la fréquentation des Salons et l'évolution des particularités du discours critique qui en découle. Ainsi, en plus de se rapporter à des oeuvres contemporaines et de fonder son discours sur la prééminence du sentiment sur les règles, je suggère que le discours critique artistique de la seconde moitié du XVIIIe siècle se développe également au contact du discours muséologique présent dans l'accrochage des oeuvres aux Salons.

Anne Lafont (Maître de Conférences d'Histoire d'art, Marne la Vallée)
Les figures de l'étranger dans la critique de Salon

Cette communication portera à la fois sur la réception des tableaux représentant des étrangers (Orientaux, Amérindiens, Africains...) et sur les personnages (Anglais, Italiens, Juifs, Créoles...) qui participent des "mascarades" critiques. En effet, nombreux sont les dialogues de vaudevilles qui reposent sur des personnages porteurs de clichés nationaux, eux-mêmes garants de prétendues expertises.
L'intérêt sera de comprendre comment le discours critique participe de la construction de la norme et du déviant, autrement dit de soi et de l'autre, dans la réception de la représentation du non-européen, tel que Lagrennée, Le Barbier l'aîné, Lemonnier, Girodet etc. l'ont imaginé, et d'autant que ces artistes marquèrent - selon les circonstances - plus ou moins la différence entre les personnages étrangers et les figures françaises.
Parallèlement, à travers les salonniers étrangers, nous verrons quelle était la "géographie de l'art" de l'amateur et connaisseur français à la fin du XVIIIe siècle : ce qu'il percevait des autres écoles; ce dont il les dotait; ou encore, les préjugés nationaux qui étaient à l'oeuvre dans son esprit en introduisant des commentaires de l'exposition publique parisienne par un Milord anglais ou un prélat italien. Ces subterfuges faisaient d'ailleurs écho à la classification savante de la variété humaine selon des critères, voire des qualités naturelles, propres à chaque groupe.
Je me propose d'articuler cette réflexion sur la question nationale dans le discours critique, à la Révolution française, qui participe, évidemment, de la refonte géopolitique du monde d'alors, et qui redéfinit temporairement la notion d'étrangeté en fonction des alliances politiques nouvelles de la France : les couronnes européennes incarnent désormais la menace ennemie alors que les révoltes de Saint-Domingue s'apparentent à l'insurrection parisienne, voire en découlent. A ce contexte, le discours critique répond avec ambiguïté : le prélat romain, souvent troqué contre Arlequin, n'étant pas forcément plus altérisé que le Caraïbe noir, émancipé et citoyen français.
La communication portera donc sur le corpus critique allant de 1775, date de l'exposition des cartons de tapisserie du cycle de la Sultane par Carle Van Loo et de la critique du Juif visionnaire, à 1800, lorsque le Portrait de Négresse de Marie-Guilhemine Benoist figura à l'exposition publique dont Bruun Neergaard, authentique amateur danois, fit le recensement.
Cette étude des liens du politique et de l'esthétique participera, je crois, d'une meilleure compréhension des enjeux patriotiques et nationaux nichés dans la réception de l'art contemporain, d'autant que la césure révolutionnaire n'entraîna pas une rupture idéologique aussi radicale que l'on aurait pu le croire.

Marie-Pauline Martin (Docteur en histoire de l'art ; Centre allemand d(histoire de l'art, Paris)
Le sentiment musical contre les « extravagances » de l'esprit : Mirabeau spectateur et critique d'une symphonie de Raimondi (1777).

Le 15 janvier 1777, Gabriel-Honoré Riquetti, comte de Mirabeau, se rend au théâtre de la ville d'Amsterdam. On y donne ce jour-là la pièce symphonique Les aventures de Télémaque sur l'isle de Calypso d'Ignazio Raimondi ; soit une "musique à programme", attachée à un sujet précis. Mais la musique peut-elle raconter et faire « image » par le seul jeu des instruments ?
La question divise d'emblée le public en deux clans. Rappelant la souveraineté du décret d'Aristote sur l'imitation de la nature, de nombreux spectateurs s'exaspèrent, d'un côté, de ne pouvoir identifier dans la musique instrumentale ni dessin ni motif clairement intelligible. De tels propos sont bien signes d'un esprit borné selon Mirabeau, qui, lui, à la leçon des anciens, privilégie l'étude empirique du processus mental de l'audition. « Je n'ai point VU allumer les flambeaux ; je n'ai point VU courir ; je n'ai point VU lancer des torches embrasées sur le vaisseau ; parce que la musique ne peint pas les gestes et les actions purement physiques ; mais j'ai ENTENDU l'agitation la plus grande, qui m'a émue jusqu'au fond du coeur ». Détaillée longuement dans sa critique, l'expérience sensible de la musique prouve ainsi, à l'encontre de la règle énoncée par Aristote puis par Batteux, que l'imitation ne souscrit pas au seul modèle de la vision ; le langage musical procède différemment, selon un ordre propre au sentiment. Un constat qui, finalement, ne reste pas au stade empirique de l'observation, car il mérite, selon Mirabeau et de nombreux contemporains, de faire système et d'entraîner une révision du principe d'imitation dans l'ensemble des arts.

Les débats de légitimité

Florence Ferran (Docteur en Français, Service culturel de l'Ambassade de France à Rome)
La figure du spectateur ignorant

Charlotte Guichard (Chargée de recherche, CNRS, IRHIS Lille)
L'amateur et la polémique autour de la critique d'art au XVIIIe siècle : les fondements de la légitimité du jugement artistique

La figure de l'amateur occupe une place centrale dans le développement de la critique d'art, un genre littéraire encore composite et hétérogène au XVIIIe siècle (Thomas Crow et Richard Wrigley). Son usage fréquent dans la critique de Salon repose sur sa capacité à mobiliser des usages larges ou restrictifs, neutres ou polémiques. Tantôt utilisé de manière large pour désigner le nouveau public profane de la peinture, qui fonde la légitimité de sa critique sur le sentiment, l'amateur désigne aussi de manière plus restrictive le statut d'amateur honoraire de l'Académie royale. Figure polysémique, l'amateur est aussi polémique puisqu'il cristallise la « critique des critiques » (Ellen Munro) qui s'efforce de définir les critères légitimes du jugement public sur l'art.
Dans la recherche de ces fondements légitimes du jugement artistique, les amateurs s'opposent aux artistes de l'Académie royale et aux hommes de lettres et philosophes (Christian Michel). Par-delà le rapport de forces qui oppose l'institution monarchique à ceux qui se présentent comme les porte-parole du public, ce conflit de légitimité révèle des conceptions différentes de la peinture. Les amateurs mettent en avant le sentiment de l'oeuvre et ils s'inscrivent ainsi dans l'esthétique empirique de l'époque. Ils s'opposent aux philosophes, comme Diderot, qui défendent les valeurs narratives de la peinture et revendiquent la nécessité d'une compétence littéraire et philosophique dans l'évaluation des oeuvres. Ces débats sur le jugement de goût correspondent aux interrogations philosophiques qui ponctuent le siècle des Lumières : sentiment contre raison, subjectivité de la représentation contre universalité du Beau (Ernst Cassirer, Baldine Saint-Girons).
Au-delà de ces polémiques, la figure de l'amateur révèle l'avènement d'un nouveau rapport critique aux arts visuels, fondé sur une esthétique empirique du sentiment mais aussi du sensible. En effet, traditionnellement associés dans le système monarchique des arts aux valeurs aristocratiques et au jugement de goût, les amateurs sont aussi définis par leur pratique artistique. La supériorité du jugement des amateurs sur les hommes de lettres repose alors sur leur maîtrise des arts du dessin (gravure, dessin). Ceux-ci sont devenus un moyen d'investigation du sujet et du monde. Ils occupent donc une place importante dans la théorie de l'art qui se constitue au XVIIIe siècle, où les auteurs se mettent en scène comme artistes amateurs (Claude-Henri Watelet, L'Art de peindre ; Salomon Gessner, Lettre sur le paysage).
Révélatrice d'enjeux philosophiques, la polémique autour de la critique d'art, qui se focalise sur la figure de l'amateur, rappelle les enjeux sociaux, institutionnels et politiques de la querelle du Cid, en 1637, lorsque l'Académie française luttait précisément pour conserver le jugement critique au sein de l'espace académique (Hélène Merlin). Au XVIIIe siècle, la fonction de la critique d'art ne s'est pas encore stabilisée dans une figure sociale, celle du critique, qui vit de sa plume. L'amateur permet donc de stabiliser en apparence des énonciateurs très différents : la polémique qui l'accompagne correspond à un moment historique de la structuration du champ de la critique artistique, avant l'avènement du critique d'art au XIXe siècle (Dario Gamboni).

Martin Schieder (Professeur d'Histoire d'art, Universität Leipzig)
Les Portraits sont devenus un spectacle nécessaire à chaque Français"Le genre du portrait à la fin de l'Ancien Régime - Critique et discours

La fin de l'Ancien régime se caractérise par une évolution profonde de la société. Des couches sociales et des élites nouvelles accèdent au devant de la scène - les nouveaux riches et les gens de lettres, les femmes et les artistes - tandis que les aristocrates craignent pour leur rang et leurs privilèges. L'ascension sociale s'accompagne aussi d'un désir de représentation et de distinction, dont témoigne le flot des portraits qui envahissent le Salon, désormais peuplé de visages de parvenus et d'inconnus, ou de personnages plus ou moins célèbres. Ce phénomène déclenche dans les années 1750/1760 un vif débat parmi les critiques d'art, qui déplorent en particulier la dictature exercée par la gente féminine ; Celles-ci exigent des artistes qu'ils les représentent telles qu'elles voudraient se contempler dans leur miroir (Dialogue sur la peinture, 1773). Face à ces beautés fardées aux poses ridicules, Cochin croit être entouré d'une nation de fous", tandis que La Font de Yenne regrette que le portrait soit devenu un spectacle nécessaire à chaque Français". Tout comme Grimm, il réclame la publication d'un catalogue des personnalités dignes d'être portraiturées. La critique fait naître chez les théoriciens de l'art un intérêt croissant pour ce genre pictural, placé par l'Académisme bien loin derrière la peinture d'histoire. Mais au même moment le discours esthétique évolue profondément et se différencie : la représentation du rang et du statut social incarné par l'attitude et la stricte mimésis (ressemblance) ne sont plus les principes qui régissent l'art du portrait. Ce dernier doit avant tout exprimer l'air naturel" et le caractère distinctif" du sujet (Encyclopédie). Sa qualité transparaît également dans la mimesis créative et la valeur esthétique, que seule la postérité" attribuera en tant qu'oeuvre d'art au portrait (Cochin). Diderot de son côté exige du portrait qu'il soit non seulement ressemblant, mais qu'il exprime, en vertu de l'imagination du peintre, l'interaction entre le peintre et le modèle, suscitant alors des émotions- à l'instar d'une peinture d'histoire.
Dans cette contribution, nous montrerons d'une part, comment se développe après 1750 un discours sur le portrait qui reflète de façon critique l'évolution sociale, d'autre part, comment s'instaure un débat esthétique qui rompt avec les conceptions académiques sur la forme et la fonction du portrait formulées autrefois par Félibien et de Piles.

Quelques auteurs reconsidérés

Dorit Kluge (Docteur en Science de l'art et Littérature français, Université de Koblenz-Landau; lectrice université de Clermont-Ferrand)
Le rayonnement européen d'un penseur des lumières La Font de Saint-Yenne

Considéré longtemps comme le premier critique d'art, La Font de Saint-Yenne ne peut cependant être réduit à ses Réflexions et Sentimens, ses seules oeuvres prises en compte à ce jour. Ses idées doivent également être détachées de celles de Diderot, car, plutôt que de servir de simple source d'inspiration à ce contemporain certes plus connu, l'oeuvre de La Font reflète en effet toutes les facettes de la culture, de la politique et de la société du milieu du XVIIIe siècle.
En partant entre autres de ses écrits concernant la politique artistique et la critique littéraire, il nous sera possible d'apporter une réponse à différentes polémiques ainsi que de nouvelles connaissances sur sa manière de percevoir l'esthétique, la théorie et la pratique de l'art et enfin la théorie et la pratique de la critique d'art. Nous suivrons l'évolution de ses idées depuis les Réflexions, où elles ont valeur de programme, jusqu'à ses oeuvres tardives.
Nous mettrons en évidence les sources intellectuelles de La Font ainsi que les interférences avec l'oeuvre de ses contemporains. La Font se livre avec ses nombreux critiques à un véritable jeu de confrontation et d'échange d'idées - la « critique de la critique » - dont il tire toujours profit. Ainsi, à travers ses sources et les réactions de ses contemporains, il nous sera possible d'expliciter en quoi consiste concrètement l'« héritage » de La Font, héritage sur lequel reposeront par la suite les réflexions sur l'art au sens large et la critique d'art en particulier.
Enfin, nous ouvrirons des perspectives pour la recherche à venir, car La Font n'est pas seulement un patriote convaincu, ancré dans la tradition intellectuelle française, mais il est également ouvert sur l'extérieur dans un mouvement d'influences réciproques, ce qui fait de lui un véritable Européen.

Nathalie Manceau (Doctorante en Histoire d'art, Paris X ; allocataire monitirice à l'INHA)
L'exigence par le critique d'art d'une peinture « avec des passions à me communiquer. » Baillet de Saint-Julien

Il s'agit de se baser sur les textes écrits vers 1750 par un des premiers critiques d'art du XVIIIe siècle, Baillet de Saint-Julien. L'analyse fine de ses « salons », articulée avec les connaissances de type biographique, permet d'appréhender plus précisément ce type de discours. La théorie classique de l'art y est présente de façon implicite, ni revendiquée ni rejetée, acceptée comme une norme universelle et objective. Dans ce cadre, l'expression de la préférence personnelle souligne les écarts de l'artiste, qu'il s'agisse de faiblesses ou, au contraire, de réussites particulièrement éclatantes. Par ailleurs, en dehors des jugements émis sur les oeuvres d'art exposées au Louvre, Baillet de Saint-Julien livre des réflexions de caractère plus théorique où il met en avant les qualités de l'imagination de l'artiste. Il donne également une définition de la peinture où le rôle du sentiment et des émotions est préféré à l'exactitude de l'imitation. Il en vient à réclamer que la peinture lui communique des passions et à critiquer l'enseignement artistique. Il semble donc que le critique soit tendu entre ces positions contradictoires et que sa pensée reflète des changements de sensibilité qui s'opèrent autour de la moitié du siècle.

Zeina Hakim (Assistante de littérature française, Université de Genève)
Vers une nouvelle critique d'art : dire la peinture selon Diderot

Comme Richard Wrigley, dans son livre The Origins of French Art Criticism : From the Ancien Regime to the Restauration, le démontre, la naissance de la critique d'art est intrinsèquement liée à la popularité croissante du Salon. En rendant leurs oeuvres publiques, les artistes ont créé un espace dans lequel la critique d'art a pu se développer. Les artistes considéraient l'exposition comme une occasion de montrer leurs oeuvres à un public acheteur, tandis que les prétendus critiques la considéraient comme une occasion de vendre leurs guides explicatifs des oeuvres à un public ignorant. Ces brochures et pamphlets constituèrent les premiers prototypes de la critique d'art. Qu'elle qu'ait pu être la relative pénétration des critiques, il est clair que les artistes du Salon n'avaient pas l'habitude de voir les oeuvres jugées en dehors des confins de l'Académie de la peinture et de la sculpture. Une guerre de paroles et d'images entre artistes et critiques se déclencha alors dans la presse populaire.
C'est dans ce contexte de méfiance envers le public en général et la critique d'art en particulier que Diderot écrit en 1759 son premier compte rendu du salon pour les abonnés princiers de la Correspondance littéraire. Les Salons de Diderot se distinguent néanmoins de la vaste majorité des productions de la critique d'art de cette époque. Non seulement le philosophe écrivait pour un public éclairé, mais il écrivait aussi pour un public lointain, c'est-à-dire un public qui n'avait pas l'occasion de visiter en personne le Salon. Le fait d'écrire pour un tel public a influencé la façon dont Diderot abordait ses Salons. Au lieu de faire une simple critique des tableaux et des sculptures exposés, il était d'abord obligé de les faire « apparaître » dans l'imagination de ses lecteurs distants. Pour rendre visibles ces oeuvres « absentes » à ses lecteurs, il devait avoir une confiance absolue dans le pouvoir de la parole à traduire l'image et dans celui réservé à l'écrivain de réaliser cette traduction.
Ainsi, à l'exemple des textes antiques dont la valeur était, selon Diderot, un produit de la beauté inhérente aux lignes, il fallait libérer la description d'une stricte dépendance de l'oeuvre d'art. Selon cette nouvelle conception du Salon, l'objectif de l'écrivain ne serait pas forcément de traduire le tableau en mots, mais de se servir de l'oeuvre d'art visuelle pour produire une seconde oeuvre d'art, cette fois-ci, verbale. Le compte rendu deviendrait conte littéraire.
Or, dans son souci de développer des stratégies textuelles qui traduiraient l'image en paroles, Diderot n'a de cesse d'insister sur un sujet en particulier : celui de la sensibilité. « De l'expérience et de l'étude », écrit-il vers la fin des Essais sur la peinture, « voilà les préliminaires et de celui qui fait et de celui qui juge ; j'exige ensuite de la sensibilité ». La sensibilité complète donc la triade de traits essentiels à l'artiste aussi bien qu'au critique. Cette capacité imaginative est d'ailleurs le point sur lequel Diderot revient encore dans sa préface du Salon de 1765 lorsqu'il s'adresse au lecteur de la manière suivante : « Je vous décrirai les tableaux, et ma description sera telle qu'avec un peu d'imagination et de goût on les réalisera dans l'espace et qu'on y posera les objets à peu près comme nous les avons vus sur la toile ».
En effet, sensible à la difficile traduction de la parole en image, Diderot ne cherche pas à donner à son lecteur une description mimétique du tableau. Dans ses Salons, il ne se contente pas de « refaire » les tableaux qu'il décrit par des digressions expressives, moins encore d'en donner un simple compte-rendu. Il s'en sert au contraire pour créer un monde à part, oscillant entre réalité et fiction, dans lequel son imagination peut errer à sa guise en créant d'autres réalités. Par la substitution expressive, par le dialogue imaginaire, par son identification avec tel ou tel personnage ou telle ou telle situation représentée sur la toile, Diderot trouve possible de se promener dans les compositions d'un peintre, d'imaginer qu'il vit et se meut dans le paysage que celui-ci a mis sur la toile: il se trouve fictivement transporté dans le tableau. Nous suivons Diderot se dresser en accusateur du peintre et même apostropher les personnages d'un tableau. Nous le voyons aussi prendre à témoin le spectateur, entrer en scène, se substituer à l'artiste et imaginer un dialogue.
Diderot se contente donc rarement d'être le technicien qui décrit et commente une composition d'un air détaché, comme le font la majorité des critiques d'art de son temps. Il ne cesse au contraire de mettre en scène la fiction d'une présence physique d'un spectateur dans le tableau, de s'identifier avec l'action qu'il décrit, soit comme participant, soit comme spectateur : dans les deux cas, il désire avant tout s'intégrer à la composition, en donnant la prééminence au sentiment et non plus aux règles. L'affirmation de Diderot selon laquelle il campe à l'intérieur même du tableau joue un rôle essentiel dans sa réaction critique à ces oeuvres singulières et contemporaines.

Gilda Bouchat (Assistante en Philosophie, Université de Lausanne)
Denis Diderot et la question du goût

Friedrich Melchior Grimm, en invitant Denis Diderot à participer à la Correspondance littéraire, véritable organe de promotion de l'esprit cosmopolite, cher au 18ème siècle, contribue à donner l'impulsion de départ de ce qui deviendra un genre littéraire nouveau : la « critique d'art » : « [A mon ami Monsieur Grimm]. Bénie soit à jamais la mémoire de celui qui en instituant cette exposition publique de tableaux, excita l'émulation entre les artistes, prépara à tous les ordres de la société, et surtout aux hommes de goût, un exercice utile et une récréation douce (...). »
Ladite « critique », substantif féminin dérivé par le latin du grec κρίνω (« trier », « décider », « juger » mais aussi « interpréter »), consiste à former des jugements raisonnés et motivés sur des oeuvres d'art particulières, comme en témoignent magnifiquement les neuf Salons de Diderot, s'échelonnant entre 1759 et 1781. Or, dans la première moitié du siècle, la métaphysique - jusqu'alors peu soucieuse de considérer l'oeuvre d'art comme porteuse de rationalité - s'enrichit d'une nouvelle partie spécialement dévolue à la question du beau artistique : l'esthétique. L'esthétique, constituée en 1750 par Alexander Gottlieb Baumgarten, contrairement à la critique, se présente comme la « science » des principes généraux de l'oeuvre d'art. Cela dit, il ne saurait y avoir une quelconque « critique » qui ne soit - de façon plus ou moins manifeste et consciente - guidée, voire fondée, par quelque chose comme une « esthétique ». Or, chez Diderot, cela est particulièrement frappant.
Que faut-il pour bien décrire, c'est-à-dire, dans ce contexte, pour bien juger une oeuvre d'art selon Diderot ? Le goût. Que l'on pense seulement au Salon de 1763 : « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous mon ami ce qu'il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un coeur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d'une infinité d'enthousiasmes différents, une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux (...). Et dites-moi où est ce Vertumne-là ? Il faudrait aller jusque sur les bords du Léman pour le trouver peut-être. »
Ma contribution souhaite, en un premier temps, apporter quelques éclaircissements sur le terme extrêmement amphibiologique de « goût », terme qui ne cesse de réapparaître dans les écrits de Diderot sur l'art.
A titre anticipatif, et pour en donner une définition minimale et provisoire, le goût est l'un des cinq sens qui par l'action conjuguée des papilles gustatives de la langue et du sens de l'odorat permet de distinguer, c'est-à-dire de juger les impressions sensibles de salé, de sucré, d'acide ou encore d'amer et de déterminer leur caractère plaisant ou désagréable. Dans l'histoire culturellement et métaphysiquement entrelacée de la philosophie et de la théologie, les auteurs ont plutôt valorisé l'ouïe (permettant l'accueil de la parole) et la vue (en tant qu'elle fournit l'image de l'intuition de l'esprit). Le goût, à l'inverse, trop « spontané », trop « charnel », immédiatement suspect d'engendrer le péché capital de gourmandise, a longtemps été dévalorisé.
Or, le sens du goût - communément requis pour des jugements culinaires et gastronomiques - reçoit dans la modernité une portée beaucoup plus vaste. Le lien entre le « bon goût » et ce que l'on n'appelle pas encore « esthétique » semble émerger dans les cours fastueuses des rois d'Europe et, tout particulièrement, en France, au Siècle de Louis XIV. Mais il faudra attendre le siècle suivant, qui assiste à l'« invention» du terme « esthétique », pour que le goût soit mis systématiquement en rapport avec les beaux-arts. A l'instar de l'abbé Dubos qui insiste sur le fait que l'admiration que nous éprouvons pour des tableaux ou des vers provient de notre goût seul et non pas de la raison. Il n'est pas rare que l'abbé use non sans humour de la métaphore proprement gustative en son sens le littéral pour illustrer ses propos sur l'art : « Les hommes croient naturellement que leur goût est le bon goût [... ]. Vouloir persuader un homme qui préfère le coloris à l'expression en suivant son propre sentiment qu'il a tort, c'est vouloir le persuader à prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu'il dépend d'un homme, dont le palais est conformé de manière que le vin de Champagne lui fait plus plaisir que le vin d'Espagne, de changer de goût et d'aimer mieux le vin d'Espagne que l'autre. » La position de Jean-Baptiste Du Bos sur la relativité des goûts est sans concession (Voltaire lui empruntera tout). Par contre, le sens que Diderot accorde à ce terme est beaucoup plus complexe comme en témoigne, notamment, l'incipit des Recherches philosophiques sur l'origine et la nature du beau :
« Avant d'entrer dans la recherche difficile de l'origine du beau, je remarquerai d'abord, avec tous les auteurs qui en ont écrit, que, par une sorte de fatalité, les choses dont on parle le plus parmi les hommes sont assez ordinairement celles qu'on connaît le moins [...]. Tout le monde raisonne du beau [...], cependant si l'on demande aux hommes du goût le plus sûr et le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise, sa véritable idée, son exacte définition [...], les uns avouent leur ignorance, les autres se jettent dans le scepticisme. »

Tomas Macsotay (Doctorant en histoire de l'art, Université d'Amsterdam)
Diderot, landscape painting and sublime nature

The eighteenth century was marked by a rise of interest in the scenery of rugged, inhospitable nature as a source of aesthetic experience. The fascination for sublime nature, a glibbery yet undisputedly influential aesthetic trend, was introduced by Edmund Burke and quickly spread outside Britain - Immanuel Kant giving one of its most consummate accounts. Modern commentators, remarking on Diderot's familiarity with Burke and other veins of British aesthetic philosophy (Traité du Beau), have tended to assume that he espoused the novel ideas on the sublime, notably his Salons for the Correspondance littéraire.
In the present contribution, I will be asking whether Diderot's adaptation of Burke should be seen as pertaining to aesthetics proper, or whether they were only functioning as an instrument for creating a language for the apprehension of modern landscape painters in the cotext of art criticism. Suspicion arises as we witness Diderot writing on the sublime in the context of his discussions of painting, rather than reflecting directly on the experience provided by natural scenery of different kinds. Morover, to assume that Diderot did nothing but adapt aesthetic ideas to the context of Parisian art and art criticism is to underestimate the autonomy of the latter as a discourse.
In the first place, I will be examining the nature of Diderot's comments on inhospitable nature, notably in his Traité du Beau, to see whether the treatment given them is particularly Burkean. Secondly, I will be looking at the idea of sublimity itself and the way that, in France, it had long been used to refer to a spectator-effect produced by poetry. Here, contrary to British aesthetics, the direct experience of nature was not a precondition for obtaining sublime feelings. Finally, I will be looking at some of Diderot's descriptions, in particular his accounts of paitings by Vernet, to see whether a predilection for inhospitable nature can be discerned, either in Vernet himself or in Diderot's verbal accounts.

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