Le faux vase grec: de la tradition historique aux dérives contemporaines

Par Martine Denoyelle

La valeur esthétique et culturelle du vase grec se mesure d'une part, à l'extraordinaire diffusion qui fut la sienne dans l'Antiquité auprès des populations grecques ou non grecques, et d'autre part, au nombre des répliques, imitations, adaptations ou copies qui ont accompagné sa redécouverte moderne: un simple regard jeté, par exemple, sur une coupe attique à figures rouges du début du Ve siècle av J-C. suffit à expliquer les raisons de cette réussite: une perfection formelle inégalée, une harmonie constante entre la forme et la décor, une extraordinaire variété d' images qui nous font plonger en direct au coeur de la vie et des croyances des Athéniens, ou plus tard, des colons grecs implantés sur le sol de l'Italie.
Déjà, les clients antiques des potiers grecs, pour la plus grande part des " Barbaroï", indigènes étrusques, italiques ou ibères, en produisaient des imitations plus ou moins proches, qui avaient probablement pour vocation d'offrir une alternative plus accessible et moins coûteuse à ce qui était la plupart du temps un bien de prestige destiné aux élites. Certaines formes particulièrement prisées, probablement pour leur fonction particulière dans le rituel religieux ou funéraire, sont parfois adaptées dans le goût local jusqu'à en être presque méconnaissables; mais il existe aussi de véritables copies, en particulier dans le répertoire de la céramique figurée étrusque, où sont reproduites quelques scènes qu'on dirait calquées sur des originaux attiques. C''est dans ce cas, plutôt l'image et la formule narrative que l'on cherche à capter.
Les premiers vases "all'antica", forgés à la ressemblance des vases à figures rouges mais décorés de scènes modernes, sont repérables en Vénétie dès le XVIe siècle.

Mais c'est dans le courant du XVIIIe siècle, avec le développement des collections et la mise en forme du savoir sur la civilisation antique, que l'Europe se prend de passion pour ce que l'on appelle alors le "vase étrusque" et que les grandes manufactures européennes (Capodimonte et Giustiniani à Naples, Wedgwood en Angleterre, Sèvres en France, Gotha en Allemagne...) commencent à produire des séries qui s'inspirent des formes ou des sujets considérés comme typiques, lançant ainsi une tradition décorative qui perdure encore aujourd'hui dans le monde anglo-saxon, en particulier aux Etats-Unis.

On trouve encore également mis en vente par des organismes spécialisés des répliques à l'identique fabriquées en Grèce, et identifiées comme telles, de vases conservés dans des musées, accompagnés d'un texte descriptif donnant les références du modèle.
A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, le vase grec est incontestablement l'un des principaux vecteurs du goût néo-classique. Les copies à l'identique restent pourtant encore rares, et sont la plupart du temps plutôt le fruit d'expérimentations techniques (comme les fameux "vases de Tischbein", fabriqués à Naples entre 1787 et 1799, durant la période ou le peintre et graveur Wilhelm Tischbein était Directeur de l'Académie de dessin.


Le faux proprement dit, destiné à tromper l'acheteur ou le savant, ne semble pas exister ou se réduit encore à de rares cas d'impostures scientifiques comme la fausse signature de peintre grec du fameux "vase de Lasimos", aujourd'hui au Louvre, destinée à lui donner non une valeur ajoutée sur le plan marchand, mais plus certainement une valeur décisive dans le débat sur l'origine des vases antiques trouvés en Italie

 

 

Signature fausse ou partiellement fausse sur le « Vase de Lasimos », Louvre K 66

 

C'est probablement dans les premières années du XIXe siècle, avec l'extraordinaire essor du marché napolitain stimulé par la pratique du "Grand Tour", qu'apparaissent les premiers faux destinés à tromper. Dans les collections de musées actuelles (y compris celles du Musée de Naples), ces pièces, souvent entrées par le biais de grandes collections privées et parfois honorablement publiées, ne sont pas toujours encore repérées. Leur nature n'est d'ailleurs pas uniforme: de l'objet antique où des figures ont été ponctuellement repeintes à l'huile jusqu'au faux intégral, les variantes sont nombreuses. Mais le maquillage, le repeint extensif, la recomposition d'objets à partir de plusieurs vases fragmentaires, ou la fabrication pure et un simple d'un vase "antique" deviennent dès lors courants. A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, d'excellents faux sont fabriqués en Italie comme en Grèce: la tradition s'en maintiendra vivace jusqu'à nos jours, essentiellement dans le premier de ces deux pays. Parmi les faux que l'on peut dater de la fin du XVIIIe ou du début du début du XIXe siècle, une belle oenochoé italiote conservée au musée Vivenel à Compiègne a fait l'objet de savants commentaires, en particulier sur le texte de l'inscription porté sur le pilier, le nom mythologique IDAS dans lequel on a vu le souci d'héroïser le guerrier représenté à côté.


En fait, le dessin est entièrement XIXe, sans doute réalisé à l'huile, et offre une pesanteur (noter le profil napoléonien du personnage) significative; il a été tracé sur un vase authentique, probablement par-dessus un décor très ruiné. L'oenochoé avait été publiée dans le recueil gravé de la seconde collection Hamilton, et de même, un certain nombre de faux émaillent les recueils savants anciens, ainsi cette scène regravée sur un vase de la collection Durand aujourd'hui au Louvre – à l’origine, une pélikè du style de Gnathia- et dans laquelle l’auteur de la publication de 1810, Aubin-Louis Millin, voyait une représentation d’Artémis avec son cortège.

 

Planche du recueil de Millin, Peintures de vases antiques, 1810, avec un faux décor de vase (Louvre, provenant de la collection Durand)


Le style en est pourtant extrêmement pesant et rigide, mais ce n'est que bien plus tard que la céramologie se penchera sur l'étude du dessin proprement dit des vases. En revanche, Salomon Reinach, en publiant en 1891 une édition critique de ce même recueil, s'indigne de la présence d'un vase faux, aujourd'hui impossible à localiser, mais il faut le reconnaître, à l'iconographie bien fantaisiste

Millin, Peintures de vases antiques, 1810, planche 55

" Nous sommes en présence d'une mystification grossière, et nous espérons que les dessins ridicules que nous devons reproduire ici ne trouveront plus d'éditeur à l'avenir. Millin écrit qu'il doit le dessin de ces curieuses peintures à M. Xavier Scrofani, sicilien, qui en avait déjà publié une description sans figures, lue à l'Institut de France le 8 septembre 1809 . C'est le même personnage, correspondant de l'Institut, qui avait fourni à Millin le dessin de la peinture d'Asteas découverte à Paestum.
Ce vase, d'après Scrofani "appartient à M. Jean, ou Gianachi Logoteta, primat de Livadie. Il a été trouvé, il y a près de trente ans, dans les environs de l'Aulide et à côté des ruines d'un ancien monument."...Il semble impossible aujourd'hui de conserver la moindre incertitude à l'égard de la fraude de Scrofani: le vase en question n'a jamais existé, et cet individu, correspondant de l'Institut de France, a cru pouvoir s'amuser aux dépens de la docte compagnie."
A la fin du XIXe siècle, on le voit, le faux suscite la colère et la peur d'être berné : dans le choix de l'objet authentique, la dignité du savant est en jeu. C'est ce qui explique, par exemple, dans un contexte épais de rivalités nationales, quelques malheureuses pages d'Edmond Pottier consacrées à la défense ardente d'un ou deux vases faux du Louvre repérés comme tels par le savant allemand Furtwängler lors de l'un de ses passages. Pottier exerce ses sarcasmes sur le fait que l'on puisse d'un simple coup d'oeil condamner un objet que d'autres ont longuement examiné, mais il est pourtant exact que dans ce domaine, le fameux "coup d'oeil", l'expertise optique soutenue bien entendu par une vaste connaissance du matériel, joue un rôle essentiel.
Malgré les progrès de la science céramologique auxquels s'ajoute l'apport des analyses de laboratoire, le problème du faux vase grec aujourd'hui est loin d'être devenu secondaire; il s'est même beaucoup complexifié. En effet, un faux ancien, surtout s'il est habilement exécuté, peut avoir une valeur objective par son rôle de témoin de l'histoire du goût et des techniques, et loin de déshonorer une collection, il l'étalonne plutôt. Mais aux faux de diverses périodes s'ajoutent aujourd'hui, sur le marché, ceux qui continuent à être produits avec constance par des artisans parfois fort au fait de l'actualité archéologique


Ces artisans pour la plus grande partie localisés en Italie du sud et en Sicile produisent, héritiers en cela d'une tradition séculaire, de la faïence régionale, des copies de fantaisie des vases grecs ou même des copies d'après recueils anciens (j'en ai vu moi-même au travail en Italie du Sud devant une luxueuse édition de la publication des vases Hamilton), et dans une partie moins accessible de l'atelier, des faux destinés à tromper dont le degré de sophistication technique est variable, mais cherche systématiquement à déjouer l'oeil du connaisseur (vieillissement artificiel, craquelures de vernis, fausses concrétions) et l'expertise scientifique par thermoluminescence (recuissons). Ce sont ces objets que l'on retrouve sur le marché des antiquités et dont l'identification nécessite un oeil aiguisé et une méfiance toujours en éveil.
Cette méfiance doit être d'autant plus de mise lorsqu'on se trouve en présence, comme c'est le cas la plupart du temps, de pièces sans pedigree et donc susceptibles d'être issues de fouilles clandestines : le problème du faux, issu d'une activité illégale, est en effet complémentaire de celui d'une autre activité illégale qui est le pillage organisé de sites archéologiques connus pour fournir du matériel, suivi de l'exportation clandestine du butin recueilli à l'extérieur: dans les lots qui franchissent les frontières, vrais et faux sont déjà habilement mélangés, le faux, plus facile et moins aléatoire à obtenir que l’original, assurant alors la rentabilité des deux activités regroupées.. Distinguer le faux du vrai est une nécessité dès lors que la loi tente de s’opposer à cette fraude, et en particulier aux exportations illégales, puisque les procédures ne sont pas les mêmes selon qu'il s'agit d'un bien culturel ou d'un objet moderne. J'ai personnellement eu l'occasion de collaborer à plusieurs reprises avec le service des douanes ou la gendarmerie à l'occasion de saisies opérées dans des contextes divers, et cette expérience m'a permis de constater que la diffusion sur le marché des faux vases comme celle des vases fouillés illégalement suit la plupart du temps les circuits mis en place par la criminalité organisée pour des produits beaucoup moins inoffensifs.

C'est bien là ce qui rend le faux vase grec antipathique. Car au demeurant, il faut lui reconnaître des vertus salutaires pour notre méthodologie scientifique : ainsi que le souligne Didier Fontannaz dans un article de 1999 intitulé « Falsare Humanum est » consacré à une réflexion détaillée sur la construction du faux vase italiote : « réfléchir sur la méthode de travail des faussaires signifie surtout s’interroger sur les artisans antiques » : analyser un faux est riche d’enseignements; a contrario, prendre un faux vase grec pour un original et surtout, le publier comme tel (ainsi que cela arrive malheureusement encore trop souvent et sous des plumes trop connues) indique une naïve, ou cynique selon les cas, ignorance du contexte dans lequel on exerce sa science et au–delà, une distance inquiétante avec la culture des artisans antiques. Les principaux critères de l’expertise sont énoncés et illustrés de manière très pédagogique dans ce- même article, et je les reprends ici à mon compte :

1) la vraisemblance de la forme du vase, son équilibre et sa concordance avec le décor ; 2) la cohérence du langage iconographique, faute de laquelle les divers éléments, quoique empruntés à des images originales, recomposent des scènes qui ne produisent plus de sens ;


(Fig: Faux cratère en calice apulien : la forme du vase ne concorde pas avec le style de la représentation ; l’iconographie, fantaisiste , juxtapose des figures tirées de différents types de scènes ou d’autres vases. Plusieurs éléments (aigle, autel, homme barbu au pilos) ont été re pris ici d’un cratère en calice du Peintre de Darius acquis en 1989 par le Musée de Boston.)

 

3) les inscriptions, leur graphie et leur pertinence ; et enfin, 4) le style, qui peut sembler le critère le plus évanescent mais qui est souvent en fait le plus immédiatement perceptible, celui qui éveille le sentiment de la bizarrerie. Le croisement de plusieurs de ces critères permet de produire un diagnostic, mais, bien entendu, leur maîtrise nécessite une intimité avec le matériel original qui ne s'acquiert qu'au travers d'un expérience approfondie, celle du "connoisseurship", ou connaissance de l’objet à travers ses caractéristiques stylistiques, qui trouve ici l’une de ses meilleures justifications comme outil d’investigation scientifique .

 
Martine Denoyelle, Communication inédite tenue au colloque "Le faux et la fraude",
Paris, fondation Cino del Duca, 3-5 novembre 2004.


Bibliographie indicative

- Cat. Europa à la grecque 1999: 1768, Europa à la grecque. Vasen machen Mode, Ausstellungkatalog Freiburg im Breisgau, Archäologische Sammlung der Universität, éd. par M. Flashar, Munich, 1999.
- I. Favaretto, I vasi italioti, la ceramica antica nelle collezioni venete del XVI secolo, dans Marco Mantova Benavides. Il suo museo e la cultura padovana del cinquecento, Actes de la journée d'études pour le IVe centenaire de sa mort, 1582-1982, Padoue, 1984, p. 145-159.
- D. Fontannaz, Falsare humanum est. Un atelier de faussaire en Italie méridionale , Ostraka VIII, 1, 1999, pp. 35-98
- Le vase grec et ses destins, catalogue d’exposition, édité par P. Rouillard et A. Verbanck-Piérard, Munich, 2003.

 


 

Imitation de vase grec fabriquée à Padoue au XVIe siècle 

 

Entrée de la villa du couturier Gianni Versace à Miami, décorée de copies de vases grecs 

Copie XVIIIe d’un vase du Vatican, dite cratère Tischbein

 

 

 

 

Oenochoé entièrement repeinte, Compiègne, Musée Vivenel

 

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Université de Lausanne