Les Etudes genre à l’Unil: parcours d’un savoir critique

En 1998, « un groupe de personnes majoritairement issues des différents corps de la faculté des sciences sociales et politiques » (Fassa, Kradolfer, 2015, p.21) sollicite le rectorat de l’Unil dans le but d’obtenir l’autorisation d’ouvrir un Laboratoire Interfacultaire en Etudes Genre. Cette demande fait suite à une mobilisation d’étudiant-e-s lausannois-e-s en 1997 qui lors de la Grève étudiante avaient réclamé, en autres, la création d’une « chaire d’enseignement féministe » (op.cit, 124) au sein de l’université. En 2000, l’Unil est pionnière en nommant une professeure d’Etudes Genre. En effet, Patricia Roux sera la première à occuper un poste de ce type en Suisse.

Nous allons alors revenir tout au long de ce travail sur les évènements-clés, le contexte et les divers-e-s actrices et acteurs qui ont joué un rôle dans le processus qui a conduit à l’institutionnalisation officielle des études genre au sein de l’Unil. Par cette étude de cas, nous entendons répondre à un questionnement plus global ayant trait au milieu académique, formulé ainsi :

En quoi l’implémentation et le processus de légitimation des Etudes Genre à l’Université de Lausanne révèle-t-il des dynamiques propres aux logiques de fonctionnement du monde académique lausannois et au façonnage de ses élites ?

Sachant que le fonctionnement du monde académique lausannois, en tant que sous-monde social, est également tributaire d’autres logiques sociétales, nous avons alors cherché plus largement à savoir  en quoi le processus d’institutionnalisation des Etudes Genre se situe-t-il à l’intersection de différentes logiques institutionnelles,  politiques et militantes.

Afin de définir les contours de notre recherche, il s’agit premièrement de définir ce qu’est une institutionnalisation académique. Cette dernière peut se définir comme « le processus complexe et à certains égards conflictuel de transformations sociales par lequel une activité sociale est érigée en institution, et plus précisément en activité organisée contraignante et relativement autonome par rapport à sa sphère d’origine et à d’autres sphères » (Boure, 2005, §5). Autrement dit, elle décrit le passage d’une activité non organisée, normée ou légitime de la part des institutions, à une activité reconnue et organisée au sein d’une institution, en l’occurrence l’Unil.

Whitley opère par ailleurs une distinction théorique entre deux axes du processus d’institutionnalisation académique ; d’une part, il identifie l’institutionnalisation cognitive ou intellectuelle, qui renvoie à la définition théorique de la discipline. Cela regroupe la formulation d’une méthodologie, de concepts, de questions de recherche, afin de circonscrire le domaine d’étude. D’autre part, il identifie l’institutionnalisation sociale, qui elle concerne la mise en place d’une organisation, de financements et de structures, qui contribuent à la reconnaissance de la discipline et l’inscrivent de manière pratique dans un système (Whitley, 1974). Il nous faut ajouter à ces deux axes un troisième type d’institutionnalisation ; celle concernant la politique. En effet, nous verrons au fil de notre travail que la politique instituée tout comme la société civile tiennent un rôle important dans la reconnaissance des études genre.

Avant d’exposer le plan de notre recherche, il nous faut spécifier un parti-pris de notre travail ; nous pensons pertinent d’analyser l’institutionnalisation non pas comme un processus fini, limité dans le temps[1] , mais bien comme un mouvement continu de réajustements et modifications de la discipline au sein de l’institution. Plutôt donc que de nous arrêter à l’année 2001, durant laquelle les études genre sont  reconnues à l’Unil, nous acceptons des bornes temporelles plus larges, afin de prendre en compte la continuité du processus d’institutionnalisation, qui nous le verrons ne se termine pas au moment de la création d’un Laboratoire ou d’un Centre. Nous rejoignons  alors Pierre Delcambre qui a appelé de ses vœux « des études qui s’intéresseraient moins aux « origines » » qu’au processus (2007, p.189).

Nous procéderons dans notre travail par étapes successives pour tenter de donner une vision globale de la complexité de l’institutionnalisation des études genre dans la vie académique lausannoise.

Il s’agira premièrement de traiter des liens et interinfluences existant entre les sphères politiques et académique. Après avoir retracé le contexte politique et militant suisse romand des années qui précèdent l’institutionnalisation des Etudes Genre à Lausanne, nous discuterons l’influence des financements des programmes liés à la problématique du genre et l’influence du militantisme sur les origines de la discipline académique[2].

Nous remarquerons une certaine porosité entre les agendas du monde académique et politiques, que ce soit au sujet de l’égalité hommes-femmes ou de programmes visant à une meilleure représentation des femmes au niveau des postes de professeures.

Dans une deuxième partie, nous traiterons des interinfluences entre la sphère académique et le domaine des études genre. Nous étudierons plus avant des questions qui permettent une meilleure compréhension des enjeux reliés à l’implémentation des Etudes Genre, en tant que discipline profondément critique et portée par des acteurs-trices se situant dans les sphères militantes et académiques lausannoises. Le processus d’institutionnalisation sera alors observé en tant que période d’adaptation et de modification, à la fois au sein des études genre qu’au sein de l’Université de Lausanne.

Notre but est ainsi de comprendre comment l’institutionnalisation des études genre a été réalisée, tant sur le plan de l’implémentation que sur celui de la légitimation, tout en réussissant à saisir en quoi l’interaction des actrices et acteurs en relations avec diverses sphères (académique, politique, économique, militante) a conduit à produire les “études genre“ telles que nous les connaissons actuellement au sein de l’Unil.

[1] Autrement dit, nous n’estimons pas qu’il n’y aie que deux « phases » : T1, la discipline n’est pas institutionnalisée T2, la discipline est institutionnalisée.

[2]Dans un contexte politique différent, voir : Ioana Cîrstocea, « Usages du “genre“ à l’Université : sur l’institutionnalisation des études féministes en Roumanie », in Genre et Histoire, Vol.1 n°1, 2007.

Méthodologie

Afin de comprendre au mieux les différents enjeux qu’a engendré le processus d’implémentation des Etudes genre à Lausanne, nous avons basé notre travail sur plusieurs sources. Nous avons premièrement utilisé les archives et informations disponibles sur le site internet du CEG-LIEGE et de la PlaGe, qui retrace en partie l’histoire de la discipline à l’Unil. Nous avons ensuite été visiter les archives de l’Université, et récolté les tracts, journaux et photographies précieusement gardés par M. Olivier Robert, que nous remercions. Nous avons finalement décidé de nous entretenir avec des acteurs-trices ayant été impliqué-e-s dans ce processus de différentes manières.

Nous nous sommes entretenues avec le recteur actuel de l’université, Dominique Arlettaz, ayant facilité – notamment par son soutien financier –l’implémentation du LIEGE à l’Unil. Nous avons également rencontré Patricia Roux, ancienne professeure en Etudes genre à Lausanne, et qui a notamment initié le développement de ce champ d’études à l’Unil.

Le choix de cette méthodologie d’enquête nous a permis de questionner directement des personnalités aux prises avec le processus que nous étudions, et de revenir avec eux sur les différentes logiques qui ont joué un rôle s’agissant de l’institutionnalisation des Etudes genre à l’Unil.

Ces entretiens  s’inscrivent et prennent sens dans le cadre de notre recherche documentaire plus large sur le sujet, et ont donc été mis en lien avec les informations que nous avions déjà pu récolter. De même, la mise en perspective de ces deux entretiens nous a également donné l’occasion de recouper des informations exprimées depuis différents points de vue, et permis d’avoir une grille de lecture plus globale de notre objet de recherche.

Les références complètes de notre bibliographie se trouvent sur la page Bibliographie générale.

Afin de contextualiser notre étude de cas, nous avons réalisé une chronologie rassemblant divers évènements politiques, militants, juridiques et académiques, jalonnant l’histoire des études genre en Suisse et la problématique de l’égalité homme-femme.

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L’implémentation des études genre à l’Université de Lausanne; quel lien entre politique et académique?

 

Les savoirs que véhiculent les Etudes Genre sont intimement liés aux milieux militants et féministes, qui visent notamment à mettre au jour et réformer l’organisation genrée des différents sous-mondes sociaux. En ce sens, la progressive implémentation des Etudes Genre à Lausanne dans les années 1990 et 2000 appelle à faire reconnaître officiellement des savoirs qui remettent en cause les modes de fonctionnement alors encore profondément androcentrés des sphères académiques et politiques, notamment.

Alors que « [d]urant des années, la recherche féministe s’est effectuée en grande partie dans l’ombre, souvent portée par des personnes occupant des postes instables au sein ou à l’extérieur des universités » (Pannatier & Roux, 2009), à la fin des années 1990 les discours politiques se réorientent, invitant à de modestes changements au sein des universités suisses, et notamment à Lausanne. On assiste en effet depuis une quinzaine d’années à « l’extension d’un discours général sur l’égalité des sexes », [prenant] une large place dans le débat public, et, plus modestement, dans la politique scientifique appuyant les Etudes Femmes – Etudes Genre » (Pannatier & Roux, op. cit.).

Si l’ancrage progressif des Etudes Genre dans le monde académique lausannois est le fruit d’actions individuelles et collectives à un niveau local – qui prennent forme notamment après les revendications étudiantes qui ont lieu en 1997 à l’Unil – il semble que ce processus ait donc été facilité par des politiques fédérales et cantonales de plus en plus préoccupées (pour des raisons diverses et variées que nous tenterons d’élucider) à instituer des normes égalitaires entre hommes et femmes au sein de l’enseignement supérieur, et à y rendre accessibles des savoirs analysant les rapports sociaux de sexe, notamment.

Nous appréhenderons alors dans cette partie le contexte dans lequel s’ancre les débuts des Etudes Genre à Lausanne, en nous penchant plus particulièrement sur les processus participant à la mise à l’agenda politique des inégalités qui perdurent entre hommes et femmes, dans les années 1990 et 2000. Ceci nous permettra « de prendre en compte (…) les logiques de mobilisation collective, de médiatisation et de politisation » (Hassenteufel, 2010) des problématiques liées au genre à cette époque, et qui ont pu participer à l’institutionnalisation de savoirs féministes à l’Unil.

Nous discuterons alors maintenant plus avant du contexte politique suisse ayant permis à des acteurs individuels et collectifs de porter la nécessité d’ouvrir une chaire en Etudes féministes à Lausanne à la fin des années 90, en explorant les mécanismes de politisation des problématiques de genre, notamment relatives aux inégalités persistantes entre les femmes et les hommes. Nous pensons en effet que si l’institutionnalisation des Etudes genre à Lausanne participe d’efforts fournit par différent-e-s acteur-trice-s académiques locaux, ce processus a également été facilité par des revendications féministes portées notamment au niveau fédéral, et aux injonctions faites en retour par les politiques visant à faciliter l’institutionnalisation de ces nouveaux savoirs féministes dans les universités, et notamment à Lausanne.

Le contexte politique suisse en matière d’égalité entre femmes et hommes semble relativement imperméable aux revendications féministes durant bon nombre d’années, les femmes n’obtenant le droit de vote qu’en 1971 au niveau fédéral, quand la plupart des pays européens l’accordent dans le courant des années 1940 (aux Etats-Unis, les revendications des « suffragettes » donnent lieu à l’obtention du droit de vote des femmes en 1920) (Bereni et al., 2008, p.153).

Ainsi en Suisse, les mouvements féministes dits de la première vague (tournés vers « l’égalité juridique (civile et politique) » (Bereni et al., op.cit., p.167) et de la deuxième vague (davantage tournés vers le droit à disposer librement de son corps) coïncideront alors en partie dans les années 1960 et 1970. Puisqu’en effet, il a fallu attendre le droit de vote des femmes en 1971 et l’introduction d’un article dans la Constitution fédérale (article 8) en 1981 pour que l’attitude de la Confédération et des cantons en matière d’égalité formelle entre hommes et femmes soit véritablement questionnée.

Au début des années 70, et à la suite des mouvements estudiantins de 68, de nouvelles organisations féministes se créent en Suisse. C’est ainsi que nait le MLF[1] (Mouvement de libération des femmes) en Suisse romande qui récuse notamment « l’organisation hiérarchique des associations et de la politique traditionnelle » (Commission Fédérale pour les questions féminines, 2011, p.1). Ce mouvement base également ses revendications sur les analyses critiques de la condition féminine en s’inspirant « entre autres des théoriciennes des nouveaux mouvements féministes français et américain » (Commission Fédérale pour les questions féminines, op. cit.).

Ainsi, nouant très vite analyses théoriques et revendications politiques, des organisations féministes, notamment en Suisse romande, se positionnent sur la nécessité de remettre en cause – parfois de différentes manières – la division du travail opérant selon la démarcation « public/privé », assignant prioritairement les femmes à la sphère reproductive.

Durant la deuxième moitié des années 1980, et notamment après que l’article constitutionnel sur l’égalité des sexes soit voté en 1981, les groupes apparentés au MLF perdent de leur prégnance en Suisse (Commission Fédérale pour les questions féminines, op.cit.). Les revendications féministes sont peu à peu prises en compte et formellement inscrites dans la loi ; à différents niveaux institutionnels, des bureaux de l’égalité se créent.

Ainsi, il faut comprendre ici que : « [p]arallèlement à l’engagement institutionnel croissant des militantes féministes, que ce soit dans des organismes déjà existants ou dans des structures nouvellement créées, le nouveau mouvement féministe se transforme. Les actions spectaculaires de protestation comme les grandes « manifs » se font plus rares. Dans des domaines toujours plus variés de la société, le travail politique de mise en œuvre de l’égalité prend une nouvelle forme et se concrétise par des succès ponctuels inscrits dans une perspective à plus long terme. » (Commission Fédérale pour les questions féminines, op. cit.)

Or, en 1991, alors que l’on assiste à l’édulcoration de certaines revendications féministes, notamment via leur institutionnalisation, 500’00 femmes décident de faire grève – en cessant leur activité professionnelle et/ou domestique – et de descendre dans la rue, pour « fêter » les vingt ans du suffrage féminin, et les dix ans de l’inscription dans la constitution de l’égalité des droits entre hommes et femmes.[2] Elles estiment en effet que malgré les principes d’’égalité formelle inscrite dans la loi, leur situation n’a que très peu changé dans les faits.

Cette grève est alors très rapidement relayée par les médias, et jouit d’une couverture médiatique nationale et internationale. Alors, et pour suivre Patricia Roux : « [les médias, en se] nourrissant d’extraordinaire et d’insolite, (…) en ont fait un événement, multipliant articles et émissions télévisées sur les « problèmes des femmes », soit, pour le dire en des termes plus appropriés, sur les inégalités de sexe. Ces informations, quand bien même n’avaient-elles, au fond, rien d’extraordinaire, ont popularisé l’idée que les femmes avaient de bonnes raisons de faire grève. La préparation même de la grève a du reste largement profité de cette dynamique médiatique par laquelle nous apprenions que tel ou tel collectif féministe s’était mis sur pied pour organiser la journée du 14 juin, que les employés d’une entreprise ou d’une autre avaient écrit à la direction pour annoncer leur débrayage, que l’association de quartier X ou Y prévoyait des activités ludiques pour les familles ce jour-là, etc. ». (Roux, 2002, p.9)

Ainsi la grève – et sa médiatisation – permettent de raviver ou de réorganiser des collectifs féministes en Suisse romande notamment, tout en mettant également sur le devant de la scène médiatique les inégalités persistantes entre hommes et femmes.

C’est dans ce contexte, qu’à la fin des années 1990, les revendications s’agissant  d’ouvrir une chaire en Etudes Féministes à l’Université de Lausanne seront petit à petit entendues. Ainsi, au début des années 2000, les « Etudes genre sortent (…) d’une certaine clandestinité, obtenant des fonds publics » peu envisageables cinq  années auparavant (Roux, op. cit., p.12). Ces fonds publics sont notamment déployés dans le cadre du « Programme fédéral pour l’égalité des chances », visant à soutenir des « projets d’intérêt national menés par la Confédération et les cantons », ici en lien à une volonté politique de promotion de « l’égalité des chances entre femmes et hommes au sein des universités »[3].

La progressive implémentation des Etudes Genre à Lausanne est donc rendue en partie possible, financièrement parlant, grâce à de nouvelles logiques politiques soucieuses de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes au sein des universités notamment. Ces logiques politiques reflètent donc des années de luttes féministes, qui portent la persistance des inégalités entre les sexes sur le « devant » de la scène politique et médiatique au début des années 2000 :

Il faut toutefois ici se demander comment, ces politiques désormais soucieuses de promouvoir l’égalité entre hommes et femmes notamment au sein de la sphère académique suisse, ont pu venir peser sur le mode d’organisation de l’université de Lausanne. Nous réfléchirons alors ici à cela, en soulignant que le cas de l’institutionnalisation des Etudes genre au sein du monde académique lausannois peut en partie refléter des évolutions plus larges s’agissant des liens et/ou des rapports de force entre les sphères politique et académique.

[1] Ce mouvement, également présent en France notamment, est paradigmatique du courant féministe dit « de la deuxième vague », et dont les luttes pointent « la dimension « politique » de questions traditionnellement pensées comme « privées », telles que la contraception, l’avortement, la sexualité et le mariage »,… (Bereni Laure et al., op.cit., p.266).

[2] Voir ici la vidéo des Archives RTS sur la grève : http://www.rts.ch/archives/tv/information/3448051-femmes-en-greve.html

[3] voir sur: http://www.swissuniversities.ch/fr/themes/egalite-des-chances/programme-federal-egalite-des-chances-2000-20122013/

 

Les Financements

 

« Désormais, comment est-ce qu’une nouvelle discipline nait dans une université ? C’est souvent difficile, parce que vous avez une faculté qui a déjà X profs, qui a des sections, des instituts, des plans d’études, … Et puis, alors soit vous avez un nouveau professeur qui arrive et puis qui dit, « tiens on pourrait faire un peu plus de ceci dans le master, ou dans d’autres instituts ou facultés ». Ca c’est une manière. Et puis un nouveau professeur ben, forcément, puisqu’il arrive, il a déjà de la ressource de son propre salaire, il a des assistants, après il va chercher des projets, des fonds… .Donc ça c’est une manière soit de créer une nouvelle discipline, soit d’élargir une discipline. Et puis autrement, l’autre manière c’est d’obtenir un financement par projet. C’est-à-dire que quelqu’un dit « tiens on pourrait obtenir un financement ». Et puis il y a je ne sais pas, le Fond National qui fait un appel, ou la Confédération, ou bref. Et c’est un peu ce qui est arrivé là. Parce que les Etudes genre à l’université de Lausanne sont nées sur ce que j’appelle des fonds conjoncturels (…) » (Entretien réalisé avec Dominique Arlettaz, Lausanne, le 23 avril 2015).

Le « programme fédéral pour l’égalité des chances », qui a aidé à ce que les Etudes genre s’implantent à ses débuts en débloquant des fonds, reflète des nouvelles logiques de financements des universités, qui apparaissent notamment vers la fin des années 1990, « [l]a décennie 1990-2000 [constituant] une période charnière de l’évolution de la politique fédérale de l’enseignement supérieur et de la recherche » (Benninghoff, 2013, p.35, citant notamment Benninghoff & Leresche, 2003).

Il est vrai, en 1999, la loi sur l’aide aux universités[1] se voit modifiée, entrainant de nouveaux types de contributions financières pour la recherche académique. Les subventions de la Confédération et des cantons à l’égard des universités prennent donc de nouvelles formes, à l’instar du « Programme fédéral égalité des chances ». Il devient en effet désormais possible – et vivement conseillé – pour les acteurs-trices universitaires (de surcroit quand ils n’ont que peu de ressources) de tenter de recevoir des fonds pour des projets, qui doivent donc répondre à un « intérêt national », ou autrement dit, à des problématiques portées sur le devant de la scène politique et jugées pertinentes par différent-e-s acteurs-trices politiques. Ainsi donc, « les cadres et les domaines d’investigation scientifique [de ces projets] sont définis par l’Etat central » reflétant une intervention politique certaine, bien que « la mise en œuvre de la définition de l’objet de recherche incombe aux chercheurs[-euses] » (Benninghoff & Leresche, 2003, p.12).

Programme Fédéral et CUS

« Le Programme fédéral « Egalité des chances entre femmes et hommes dans les universités » a démarré en 2000; une première période de quatre ans s’est achevée à fin 2003 et le Programme a été reconduit à partir de 2004 pour une deuxième période. Le Programme fédéral occupe une place particulière dans la politique de l’égalité des chances entre femmes et hommes au sein des hautes écoles, dans la mesure où il s’agit d’un programme élaboré sur le plan national qui offre trois modules coordonnés visant un objectif d’ensemble. Il fait partie des mesures les plus importantes pour promouvoir l’égalité des chances dans les universités. Les résultats obtenus pour les trois modules (primes d’incitation pour l’engagement de professeures, mentoring et encadrement des enfants), qui ont bénéficié de crédits de 16 millions de francs pour la première période, ont été appréciés positivement par le rapport d’évaluation. La promotion des femmes a été institutionnalisée dans toutes les universités. »

plus de détails sur : http://www.cus.ch/wFranzoesisch/beitraege/chancengleichheit/index.php#R%E9sum%E9

La Conférence universitaire suisse (CUS) est l’organe commun de la Confédération et des cantons pour la collaboration dans le domaine de la politique des hautes écoles universitaires. Ses bases légales se fondent d’une part sur la loi sur l’aide aux universités du 8.10.1999 et sur le Concordat intercantonal de coordination universitaire du 9.12.1999 d’autre part. Elle a été instituée le 1.1.2001 par la Convention entre la Confédération et les cantons universitaires sur la coopération dans le domaine des hautes écoles universitaires et succède à l’ancienne Conférence universitaire suisse.

La CUS dispose de compétences décisionnelles contraignantes dans des domaines définis et est chargée des tâches suivantes:

  • édicter des directives sur la durée normale des études et la reconnaissance des acquis et des qualifications qui lient toutes les parties à la convention;
  • octroyer des contributions liées à des projets;
  • évaluer périodiquement l’attribution des pôles de recherche nationaux dans l’optique de la répartition des tâches entre les universités sur le plan national;
  • reconnaître des institutions ou des filières d’études;
  • édicter des directives sur l’évaluation de l’enseignement et de la recherche;
  • édicter des directives relatives à la valorisation des connaissances acquises par la recherche.

Plus de détails sur : http://www.cus.ch/wFranzoesisch/portrait/index.php

Ce type de financement a alors pour but d’allouer des fonds « sur concours, la Conférence universitaire suisse  procédant au choix des projets », et répond alors un mode de gouvernance des universités qui suit une logique managériale, symptomatique des réformes politiques des années 1990-2000 : ce « mécanisme d’allocation par projet » répond en effet à des logiques compétitives (Benninghoff & Sormani, 2014, p.35).

L’institutionnalisation des Etudes genre dans les années 2000 met donc au jour l’émergence à la même époque « d’une recherche plus thématique sur appel d’offre, c’est-à-dire d’un financement par projets » (Gorga & Leresche, 2015, p.2). En ce sens, il semble donc que les liens entre mesures d’incitations politiques (les projets devant répondre à des intérêts spécifiques) et financements de la recherche académique soient particulièrement forts, au moment où les Etudes genre lausannoise réussissent à obtenir des fonds (au début donc des années 2000).

Il est vrai, avec la révision de la loi fédérale sur l’aide aux universités, la Conférence universitaire suisse (CUS) a alors davantage de poids quand à l’incitation à traiter de certaines thématiques dans la recherche académique, ce qui « illustre la volonté politique de renforcer la capacité d’influence des autorités politiques, tant fédérales que cantonales, dans le domaine universitaire » (Benninghoff et Sormani, op. cit., p.41-42).

De nombreuses instances nationales – à l’influence croissante – soutiennent alors le développement des Etudes genre, et participent ainsi à leur implémentation : “On a plein d’institutions nationales – la Conférence universitaire suisse, la Conférence des recteurs des universités suisses, le Comité scientifique des universités, le CSS – le conseil scientifique suisse –   (…), là je parle des organes scientifiques, le FNS, etc. : ils ont tous fait un effort pour financer des centres genre, des postes genre, (…). Pour développer le genre dans les universités. Tout le monde y a contribué. Mais grâce là aussi à la lutte menée par une série d’individu-e-s pour les obtenir! C’est pas tombé du ciel!” (Entretien avec Patricia Roux, Lausanne, le 27 avril 2015)

Ainsi, « le LIEGE est finalement créé le 1er mai 2001 grâce à un financement du premier Programme fédéral « Egalités des chances entre femmes et hommes dans les universités » (Fassa & Kradolfer, op. cit., p.123).

En ce sens, la naissance du LIEGE souligne donc « une configuration locale favorable à la mise en place de tels enseignements» mais témoigne aussi de « la prise de conscience [politique] qui s’est faite au niveau national » (Fassa & Kradofler, op. cit.) (s’agissant des inégalités hommes/femmes) – et de la possibilité que cette « prise de conscience politique » viennent peser sur le mode de fonctionnement de l’Unil.

Alors, et bien que le LIEGE s’inscrivait déjà « dans la ligne des travaux faits sur le genre »[2] (Fassa & Kradolfer, op. cit., citant Scott & Varikas, 1988), et ne s’intéressait donc pas uniquement aux problématiques reliées au fait d’être une femme dans nos sociétés ou, autrement dit, aux « problèmes des femmes » – qui sont, eux, « au cœur des Women’s studies » (Fassa & Kradolfer, op. cit., p.123) – c’est toutefois cette acception là qui sera majoritairement retenue au niveau politique. Il est vrai, la volonté des politiques de soutenir des projets entrant dans un programme fédéral intitulé « égalités des chances entre hommes et femmes dans les universités » – programme qui financera donc le LIEGE à ses débuts – témoigne de la manière dont ont a pu relier, politiquement, Etudes genre et (in)égalités des chances entre hommes et femmes. Cette acception des Etudes genre va donc participer au déploiement d’une aide financière importante, rendant possible l’implémentation progressive des Etudes genre à l’Unil.

Ainsi, l’on peut donc voir ici une intrication entre des politiques publiques soucieuses de promouvoir l’égalité hommes/femmes et la consolidation des Etudes genre à l’Unil. Cette intrication souligne alors notamment une influence accrue des politiques publiques dans le mode de fonctionnement de la recherche et, plus largement, de la sphère académique – via les sources de financements mises à disposition –, reflétant des logiques plus globales de l’évolution des liens entre sphère politique et sphère académique.

[1] Qu’est-ce que la loi sur l’aide aux universités ? voir : http://www.unil.ch/interne/files/live/sites/interne/files/textes_leg/lau.pdf

[2] Le genre,  étant entendu comme « un rapport social diviseur » (Bereni et al., op. cit., p. 10).

 

Le militantisme et l’Université; quelles influences?

 

Le contexte politique d’implémentation désormais décrit, il s’agira d’expliciter les enjeux directs et indirects de l’institutionnalisation à proprement parler.

Nous discuterons premièrement de l’impact de l’institution sur les études genre, ces dernières se déplaçant de la sphère militante et illégitime – d’un point de vue académique, à la sphère universitaire. A l’inverse, nous aborderons dans une deuxième partie l’influence que les études genre peuvent avoir sur le système académique, en tant que savoir situé et critique.

L’université façonne les études genre…

Trois points de tension émergent de l’arrivée des études genre à l’Unil ; Nous nous attarderons premièrement sur les logiques disciplinaires académiques, soit les frontières entre objet d’étude, paradigme ou méthodologie, qui tendent actuellement et de manière a priori contradictoire à une parcellisation du savoir et à une interdisciplinarité croissante. Nous analyserons ensuite les questions que soulève le militantisme des études genre dans le contexte académique. Nous discuterons finalement du lien entre le Bureau de l’Egalité des Chances (BEC) et les études genre.

Nous assistons depuis quelques décennies à une situation de multiplication des domaines interdisciplinaires, au travers notamment des studies[1], qui manifestent «  une volonté de décloisonnement disciplinaire pour aborder la complexité de problématiques qui ne peuvent être traitées à partir d’une seule discipline » (Darbellay, 2014, p.175). Parfois critiquée par les « orthodoxes, les continuateurs », comme les nommait Pierre Bourdieu, l’interdisciplinarité est un défi à l’institutionnalisation, le monde académique étant encore passablement structuré autour de disciplines. « Dès lors, (…) comment penser à la fois l’émancipation au-delà̀ des ancrages disciplinaires (…) et la pression exercée pour accéder à une forme de reconnaissance académique, de visibilité́ identitaire et de captation de ressources tant matérielles que symboliques (…) dans un système académique où le régime disciplinaire demeure dominant.»(ibid., p.178)

Les études genre oscillent en effet entre discipline et perspective interdisciplinaire, soit « une articulation de savoirs, qui entraine des réorganisations partielles des champs théoriques en présence » (Béchillon, 1997, p.186). Pour Martine Chaponnière, « le paradoxe des études genre, c’est d’avoir voulu s’institutionnaliser comme discipline… interdisciplinaire »(2004, p.13). Les études genre représentent un cas particulier, car elles ont toujours existé au travers de cette interdisciplinarité, mais il faut noter que cette dernière « se banalise ces dernières décennies, sous l’effet conjugué de politiques publiques et de dynamiques scientifiques » (Louvel, 2015, p.15), de manière transversale à toutes les disciplines académiques.

Dans un contexte académique encore ancré dans la discipline, les études genre ont alors dû opérer un choix durant leur institutionnalisation ; s’inscrire dans une faculté, dans un champs d’étude spécifique. Ce sont les sciences sociales (ISS) qui ont alors accueilli le LIEGE, selon Patricia Roux « sûrement parce que moi j’étais en sciences sociales ». Pour Dominique Arlettaz, l’intérêt interfacultaire était par ailleurs une condition à l’existence des études genre à l’Unil. « Le jugement des pairs » tenait une place importante, afin de ne pas cloisonner les recherches et les enseignements. « Les études genre, on peut les faire en histoire, en littérature, (…) il y avait un intérêt en SSP, en lettres et ensuite en médecine et il y avait un intérêt dans plusieurs domaines disciplinaires » selon le recteur, bien qu’une inscription disciplinaire ai été requise.

Un autre reproche fait au studies en général et aux études genre en particulier est « un militantisme exacerbé qui mettrait en défaut la rigueur scientifique » (Darbellay, 2014, p.175). En effet, l’institution académique « s’efforce de promouvoir des sciences objectives, (…) les chercheurs en sciences sociales occuperaient ainsi une position d’extériorité vis-à-vis de leur « objet », et donc, en tant que chercheurs, vis- à-vis de la société »(Gardella, Lavergne, 2009, p.144).

Les études genre, tributaires des mouvements et analyses féministes, se trouvent alors face à un dilemme ; s’institutionnaliser signifie devoir s’adapter à un certain mode de production et d’enseignement scientifique et se détacher de la part militante. Autrement dit par Claude Zaidmann, ce dilemme réside dans « la difficulté de passer d’une analyse contestataire liée à un mouvement social, à la transmission de connaissances dans un cadre universitaire : comment faire entrer dans l’Université des enseignements pluridisciplinaires, antihiérarchiques, etc. Comment affirmer une scientificité des Études Féministes après avoir mené une critique radicale de la science instituée ? » (Zaidmann, 2001, p.69). Les études genre oscillent alors entre un point de vue situé – politiquement et scientifiquement, et une neutralité scientifique instituée. Le recteur de l’Université demandera par ailleurs à nommer le centre créé « études genre » plutôt qu’ « études féministes », comme cela était demandé, afin de marquer la dépolitisation du domaine scientifique, selon Patricia Roux pour qui « le problème de cette institutionnalisation (…) c’est la porte ouverte pour que l’institution nous dise « on veut ça, ça et on veut pas ça » ».. Il est intéressant de remarquer que la neutralisation de la nomenclature toucha aussi les études marxistes, par exemple en Allemagne au début du siècle ; Plutôt que de se nommer « Institut pour le marxisme (…), l’Institut effectivement créé est dit « pour la recherche sociale ». Ce changement de label est naturellement explicable par des raisons conjoncturelles : cette appellation donnait au ministère de l’Éducation nationale, qui était partie prenante dans l’organisation administrative de l’entreprise, des raisons de se rassurer sur son caractère subversif » (Assoun, 2001, p.66).

Il s’agit néanmoins pour nous de nuancer ce propos. En effet, le lien entre militantisme et recherche n’est pas une évidence ou un prérequis en études genre, ou dans toutes autres théories critiques. Comme le concède Patricia Roux, « les préoccupations militantes, de nécessité d’un changement politique et d’outils théoriques favorisant ce changement ont été centrales dans les études genre à Lausanne. En partie parce que ça reflète mes convictions personnelles et j’étais la seule prof, alors…voilà (rires), j’avais plus de pouvoir que d’autres, de ce point de vue là dans notre petit cercle ». Etant redevable d’individus ayant leurs convictions, les études genre à l’Unil ont alors vécu une institutionnalisation particulière, certes identique à d’autres contextes, mais fortement ancrée dans des perspectives théoriques qui ne sont pas partagées par tous-tes.

Il reste que le militantisme fut aussi un outil à la reconnaissance des études genre à l’Unil. Sans les grèves étudiantes de 1997, la revendication d’une chaire en études genre n’aurait pas été formulée, et le poids du mouvement était nécessaire selon Patricia Roux « pour prendre de la place ».

Le refus du label « féministe » ainsi que la disciplinarisation du projet en études genre à l’Unil confirment ce que Fassa et Kradolfer dénotent, soit que le processus a « en partie (?) neutralisé la portée politique radicale des pratiques (…) féministes »(op.cit, p.122). La légitimité académique des études genre s’est donc cristallisée via leur institutionnalisation, mais aussi par un façonnage institutionnel définissant ce qui est légitime et scientifique.

Le militantisme des études genre face aux inégalités de sexe s’est aussi manifesté lors de la création du Bureau de l’Egalité des Chances (BEC). Créé la même année que le LIEGE en 2001, le BEC naît « sous l’impulsion du Programme fédéral Egalité des Chances »[2] et fait partie d’« un certain nombre de choses mises en place pour construire l’égalité hommes femmes. C’était dans l’idée qu’en même temps qu’on créait des structures scientifiques, on créait une structure pour l’égalité…plus politique », selon Patricia Roux. A leurs débuts, les deux structurent fonctionnent en effet de pair ; le premier événement organisé par le BEC est une exposition, nommée « Dans la peau de Jeanne, dans la peau de Jean », qui expose à la fois les enjeux de l’égalité des sexes, mais aussi le parcours très récent des études genre à l’Unil, qui sera écrit par les membres du LIEGE. En juin 2002, une deuxième exposition intitulée « Le féminisme dans tous ses états ! » est coorganisée par les deux instances. Pour Patricia Roux, « pendant plusieurs années, l’avancement des projets genre, recherche et enseignement, se faisaient en même temps que l’avancement de l’égalité, notamment avec la nomination de femmes professeures. Des projets qui se sont faits de concert, entre le scientifique et le politique. Et ce qu’on gagnait au niveau scientifique, ça se gagnait au niveau quotidien de l’université, dans l’égalité ». Néanmoins et nous l’avons vu, militantisme et recherche cristallisent une certaine ambiguïté, et « le recteur a mis le holà. Il nous a dit qu’il fallait séparer le politique des études, que les études genre devaient être beaucoup moins politiques, moins militantes ». Le duo BEC-LIEGE brouillant les frontières des sphères institutionnelles et militantes, l’étroite collaboration des deux groupes s’est alors dissoute.

Nous avons alors pu observer que l’influence de l’Université sur les études genre se focalise sur son lien avec le militantisme féministe. Alors que certaines personnes optent pour une position politisée de « « savoirs situés », ceux des non-savants, ou ce que Donna Haraway nomme encore la figure du « témoin modeste » »(Maigret, 2013, p.155), arguant que « toute théorie qu’on produit doit être utile pour comprendre le monde dans lequel on est, et nous donner quelques outils pour combattre les inégalités », comme l’exprime Patricia Roux, d’autres opèrent une distinction nette entre académie et politique, entre objectivité et subjectivité. Les études genre ont alors dû s’assagir au travers de leur institutionnalisation à l’Université de Lausanne et opérer une séparation entre ce qui relève de la sphère contestataire et ce qui relève de la sphère de la recherche et de l’enseignement.

… et les études genre changent l’Université

Plusieurs dynamiques touchant le milieu académique sont intéressantes à relever dans notre étude de cas. Nous avons abordé précédemment l’influence de l’Université sur les études genre, mais il est nécessaire de s’intéresser à l’influence que ces dernières peuvent avoir sur le milieu académique. En effet, chaque discipline colporte ses méthodes, ses paradigmes et son mode organisationnel dans le monde académique, pouvant alors modifier ce dernier.

L’institutionnalisation des Etudes Genre suppose de rendre légitimes aux yeux de différentes instances décisionnelles de nouveaux enseignements, sans pour autant que ne se perde la dimension critique inhérente aux savoirs qu’ils véhiculent. Dès lors, « la cristallisation des savoirs féministes dans les cursus académiques en font une discipline particulière (…) [à] la croisée et toujours en tension entre des demandes sociales féministes – celles liées à la formation de professionnel-le-s du genre – et les normes administratives et gestionnaires relatives aux organisations que sont les universités » (Fassa & Kradolfer, 2015, p.121). Les études genre en tant que « savoirs perturbateurs » ou encore « insolents » (Fassa, Kradolfer, 2015, p.120) apportent en effet un point de vue critique sur le milieu académique, cela de manière double. Premièrement, le rôle des universités en tant qu’espace de production et de diffusion de la connaissance est questionné. La capacité de l’institution, compte-tenu de ses ancrages politiques notamment, à produire – ou laisser produire – des savoirs critiques analysant des rapports hiérarchiques est remise en question par les porteur-euse-s des études genre.

Deuxièmement, l’organisation interne de l’université, comme espace ayant ses codes, règles et capitaux, est critiquée ; pour Patricia Roux, les études genre adoptent « une perspective très critique, par rapport à des théories (…), mais aussi par rapport au fonctionnement de l’Université, qui est dans ses fondements élitaire et qui reste très masculin. Elle est fondée sur des valeurs qui ont été pensées par des hommes et pour des hommes. Toutes les sélections, la compétitivité, la façon de penser le travail, notamment intellectuel … ce sont des critères très masculins, ce sont des valeurs qui ont été développées par ceux qui étaient présents dans les universités, c’est-à-dire les hommes ».

Une brochure intitulée « De l’Université à la Cité : contre le sexisme et pour les droits des femmes » sera éditée par un collectif d’étudiant-e-s durant la grève de 1997, avec un argumentaire proche : « A l’Université, la production du savoir n’intègre que très marginalement la perspective de genre, c’est-à-dire une analyse en termes de rapports sociaux entre les sexes. Les discriminations se manifestent également au niveau de l’infrastructure (…) et du modèle de carrière académique (…). La carrière académique continue donc de se conjuguer au masculin. »

Cette posture critique donne lieu à plusieurs points de tension lors de l’institutionnalisation des études genre. En effet, elles doivent s’implémenter, s’adapter aux normes institutionnelles, comme nous l’avons vu plus haut, tout en ayant un regard critique face à ces dernières.

Il s’agit alors de considérer un outil majeur mis en place par les actrices de l’implémentation des études genre à l’Unil, afin de pallier à ces contradictions : la mise en réseau académique, soit l’utilisation d’instances de coopération formalisées favorisant des échanges entre disciplines (niveau inter-facultaire) ou espaces institutionnels (inter-université).

La création de réseaux de collaboration scientifique est de plus en plus répandue de nos jours dans les milieux académiques, cela notamment grâce à l’évolution des TIC (technologies de la communication et de l’information), néanmoins selon plusieurs auteures, la mise en réseau étendue et dynamique des études genre en Suisse est une particularité, qui ne se retrouve ni dans d’autres disciplines, ni dans d’autres pays (Pannatier, Rosende, op.cit.). Plus généralement, J.S. Ortega remarque que l’utilisation de réseau est différente en fonction du champ disciplinaire, concernant le nombre d’échanges et le but de ces derniers (conseils, évaluation, compétition, etc.). Ces différences disciplinaires sont alors « dues à la nature de la recherche de chaque champ. Ainsi, les disciplines non expérimentales, telles que les sciences sociales, favorisent plus largement la discussion au travers de forums que les sciences expérimentales » (Ortega, sous-presse, p.14)

En 1998, le groupe de réflexion créé durant les grèves étudiantes, comptant notamment Patricia Roux et Gaël Pannatier, était alors précurseur, en imaginant créer un réseau de coopération national axé autour de études genre. Néanmoins, établir des liens dynamiques et productifs n’était pour autant pas tâche aisée.

La première difficulté est celle de l’interdisciplinarité, déjà évoquée, ne facilitant pas la coordination ou la compréhension à une grande échelle. De plus, et cela est valable pour bien des objets d’études en sciences sociales et politiques, les études genre ont en leur sein des courants théoriques disparates, parfois antithétiques, qui, à nouveau, sont un défi au projet de rassembler, mettre en lien et produire du contenu scientifique.

Deuxièmement, le système institutionnel suisse fonctionnant sur la base d’un fédéralisme décentralisé, les universités ont chacune un fonctionnement qui leur est propre, condition qui, à nouveau, ne facilite pas les collaborations au niveau interuniversitaire. Finalement, et de manière très pragmatique, la barrière de la langue rend les coopérations nationales complexes.

Compte-tenu de ces difficultés, un ancrage institutionnel du réseau était nécessaire et en 2000, le LIEGE fut créé, puis fut soutenu à partir de 2001 comme projet de mentoring collectif par le programme fédéral d’ « égalité des chances ». Il met en place divers outils et évènements afin de valoriser et favoriser les recherches en études genre. Le réseau édite aussi une fois par année un « carnet de route » des enseignements en études genre en Suisse romande. Comme nous l’explique Patricia Roux, « c’était dans l’idée de monter un réseau qui soit vraiment interdisciplinaire, parce que les études genre, on voulait pas en faire des études part, on voulait que ce soit intégré dans toutes les facultés, disciplines. On l’a appelé le LIEGE, le Laboratoire Interfacultaire en Etudes Genre, avec l’idée du bouchon en liège qu’on peut pas couler. On a beau lui faire des misères, il reste à la surface ». Le LIEGE a donc été pensé non seulement comme un outil visibilisant les études genre, mais aussi comme outil critique et instance de légitimation.

En effet, dans la ligne des critiques sur la compétitivité ou le manque d’horizontalité dans la hiérarchie, le LIEGE voulait proposer une espace « d’entraide, de collaboration » cohérent avec les théories féministes élaborées par ses créatrices. Pour Patricia Roux, « on a mis en place des structures pour fonctionner dans cet état d’esprit, grâce à des individus et à la force du mouvement. ». La mise en réseau se trouve alors être non seulement un outil scientifique et professionnel, mais aussi un outil militant, ce qui selon nous explique la particularité des études genre quand à cette dernière. Particulière, elle l’est d’abord de par le nombre de membres ; Pour Patricia Roux, « on a été les premières à monter ce réseau. Ça n’existait pas en Suisse, on a rassemblé jusqu’à 1500 personnes en Suisse, c’est énorme. Ca répondait donc à une demande ». Elle l’est ensuite par son ouverture ; les professeur-e-s et assistant-e-s tout comme les étudiant-e-s étaient invité-e-s à se joindre au réseau. Finalement, elle se distingue de par son offre, qui dépasse le réseau « classique », pour être un « système de mentoring (qui se) distingue d’une conception classique du mentoring (relation privilégiée entre deux personnes) en offrant un soutien sous forme de « mentoring collectif » (site du liège).

Le LIEGE sera par la suite stabilisé au sein de l’Unil en 2008, en perdant son statut de Laboratoire et se transformant en pôle de recherche et d’enseignement, nommé le Centre en Etudes Genre (CEG LIEGE). Cette stabilisation s’est alors accompagnée d’un affaiblissement de la dimension de réseau et de mentoring collectif, la volonté du rectorat étant de mettre l’accent sur la recherche et l’enseignement, comme le souligne Dominique Arlettaz ; « L’idée était d’entretenir un réseau, créer des liens entre des personnes qui se dépatouillent pour faire exister ce domaine… et il y avait une activité d’enseignement et de recherche. Autant le réseau était important, mais mon souhait était que le gros des efforts soit mis sur l’enseignement et la recherche ». Pour Patricia Roux, ce fut « une grande victoire, ça voulait dire qu’on serait pérenne (…) mais on devait quand même faire des demandes de fonds, chaque année, pour le réseau ». Afin de relancer un certain dynamisme collectif, c’est alors la PlaGe – la Plateforme en études Genre, qui a été créé en 2012, cette fois-ci uniquement pour l’Université de Lausanne. La plateforme compte remplir plusieurs objectifs, notamment mettre en lumière les enseignements en études genre, offrir à ses membres de nouvelles possibilités de recherche et valoriser la recherche adoptant une telle perspective[3], tout en favorisant un lien interfactulaire et disciplinaire. Toute personne peut devenir membre de la plateforme, autant au sein de l’Université que de la société civile, et le réseau compte aujourd’hui 94 membres, étudiant-e-s, chercheur-e-s et professeur-e-s. La moitié des membres sont issu-e-s de la faculté de sciences sociales et politiques (51) et sont entouré-e-s par des membres du corps administratif (3), de la faculté de médecine-biologie (12), de Lettres (10), de Droit (3), Géosciences (3) ou encore Sciences des religions (12). La seule faculté non représentée parmi les sept existantes à l’Unil est celle de HEC.

La création du réseau LIEGE va donc au-delà d’une quête de légitimité au travers de la valorisation de recherches en études genre, ou de réseautage académique. Au contraire, refusant les logiques managériales compétitives, le réseau, dans ce cas spécifique, se trouve être un outil pratique reflétant une visée théorique féministe. L’horizontalité et la collaboration se trouve être au cœur de ce projet, s’opposant aux normes académiques, telles qu’elles sont analysées par certaines théoriciennes du genre.

Il serait alors téméraire d’estimer que ce fonctionnement a pu, du moins largement, influencer l’Université et bousculer ses normes organisationnelles, notamment à cause des conditions et demandes de l’institution. Nous pouvons néanmoins remarquer que le LIEGE a eu une certaine influence, ne serait-ce que par les projets qu’il a inspiré ; le réseau français EFiGiES[4], inspiré par le LIEGE et créé suite à des discussions avec les créatrices de ce dernier, réplique son fonctionnement, alliant chercheurs et étudiants, dans une dynamique antihiérarchique et collaborative. Il compte aujourd’hui plus de 2300 abonné.e.s.

Finalement, l’influence ou le poids des études genre se matérialisent aussi par le simple fait qu’elles continuent d’exister. En effet, « Il ne suffit pas qu’une nouvelle spécialité de recherche émerge, encore faut-il qu’elle survive, se développe et s’établisse dans la durée ce qui dépend de l’attrait qu’elle exerce sur les jeunes chercheurs, car les nouvelles spécialités provoquent rarement la reconversion des scientifiques confirmés » (Vinck, 2009 , p.7).

[1] Le domaine « originel » est celui des cultural studies, qui sera ensuite appliqué à d’autres thématiques (Women’s studies, Queer studies, postcolonial studies, etc.)

[2] plus d’informations sur le site du BEC : http://www.unil.ch/egalite

[3] tous les objectifs se trouvent sur : http://www.unil.ch/plage/files/live/sites/plage/files/shared/Fonctionnement/fonctionnement_PlaGe_sept2014.pdf

[4] pour plus d’information, voir : http://www.efigies.org/

 

Conclusion

 

Nous avons retracé le processus d’institutionnalisation des Etudes genre, en pensant donc l’implémentation de ce champ d’études comme un phénomène dynamique, tributaire à la fois de logiques internes et externes au champ académique lausannois.

Pour ce faire, nous avons donc voulu penser ici l’institutionnalisation des Etudes genre sur le temps plus ou moins long, et éclairer ce processus en prenant différents angles ou points de vue, afin d’être en mesure de saisir ce phénomène dans toute sa complexité

Si donc notre travail, au final, ne rend pas compte de l’entièreté des logiques ayant pu participer de près ou de loin à l’institutionnalisation des Etudes genre, nous espérons tout de même avoir pu donner des clés de lecture de ce processus long, dynamique et complexe.

En discutant des logiques ayant pu contribuer à ce que ce champ d’étude prenne de la légitimité au sein de la sphère académique, nous avons alors voulu montrer que l’institutionnalisation des Etudes genre permet de saisir des phénomènes plus globaux, ayant notamment trait à l’interdépendance et aux rapports de force entre différents champs ou sous monde-sociaux.

Ainsi, les débuts des Etudes genre font montre d’une certaine mise à l’agenda politique de la persistance des inégalités hommes/femmes, soulignant le lien entre sphères politique et académique ; et, ici, le poids ou l’influence de la première sur la seconde via l’attribution de financements pour des projets répondant à des intérêts politiques nationaux.

Puis, l’implémentation des Etudes genre dans le milieu académique lausannois, caractérisé par les interinfluences existant entre les nouveaux savoirs que peuvent incarner les Etudes genre – « insolents », ayant pour but de questionner le mode de fonctionnement androcentré de l’université même – et les logiques académiques plus « disciplinaires », met particulièrement bien au jour les tensions que sont susceptibles d’investir de nouveaux champ d’études. Ici, cette période de l’institutionnalisation des Etudes genre souligne une dynamique double, entre césure (un nouveau champ d’études « arrive » au sein de l’université et chamboule en partie son fonctionnement), et perpétuation (le nouveau champ d’études en question doit se « discipliner », « digérer » les règles de fonctionnement de la sphère académique pour pouvoir prétendre se faire une place en son sein).

Au final donc, l’institutionnalisation des Etudes genre permet de mettre au jour l’intrication entre différentes logiques – académiques, politiques, militantes – et la porosité entre ces différents sous-mondes sociaux.

L’on peut alors se demander ici, si, en étudiant l’institutionnalisation sur un temps encore plus long, et donc en suivant les tournants que les Etudes genre sont susceptibles de prendre dans le futur, les rapports de force entre ces différentes sphères (politiques, militante, académique) ne se reconfigureraient pas, pour donner une place toujours croissante au poids des logiques de l’institution qu’est l’université de Lausanne.

Il est vrai, à la question, « quel futur pour les Etudes genre ? », nos deux interviewé-e-s donnent des pistes de réflexions intéressantes – et complémentaires :

« Le futur ? (…) On est maintenant à une période où tout ces organes nationaux, fédéraux (le FNS ; la CUS,…) estiment qu’ils ont quand même beaucoup fait pour aider à financer les Etudes genre, et que les universités vraiment intéressées doivent prendre le relais. Autrement dit, payer elles. Alors là il y a quand même le risque que les universités paient juste ce qui les intéressent, localement, sans forcément prendre en compte les intérêts nationaux, surtout dans la logique compétitive où l’on est dans les universités actuellement. » (Entretien avec Patricia Roux, Lausanne, avril 2015)

« Il ne faut pas oublier qu’il y aura dans cinq ans des nouvelles disciplines. (…) Mais donc il faudra bien leur faire de la place. (…) C’est pour ça qu’il ne faut pas trop figer. (…) [Concernant le mode d’attribution des ressources de l’université aux disciplines qu’elle abrite] Je pense qu’il faut se laisser le plus de plasticité possible, pour se dire « on verra bien quels seront les centres d’intérêts, quels seront les besoins ». (…) Si vous voulez, quand vous avez une petite pousse il faut bien la protéger, la regarder, mais là maintenant c’est une grande pousse donc (…) ça peut se développer normalement (…) donc la place naturelle elle va se faire (…). Après ça va peut-être aussi un petit peu dépendre ; il y aussi autre chose c’est, quel est le lien international, (…) si on veut être crédible au niveau académique il faut avoir un rayonnement, une reconnaissance internationale. (Entretien avec Dominique Arlettaz, Lausanne, avril 2015)

recherche réalisée par Agnès Aubry, Albane Berthoud et Armelle Weil

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