Institutionnalisation HEC

Au vu de l’importance qu’a l’économie dans la société, et ceci en lien avec notre séminaire qui a pour sujet les élites académiques, nous avons cherché à comprendre comment la formation commerciale académique s’est institutionnalisée à l’Université de Lausanne. En effet, au début du siècle passé, l’université s’est vue attribuée la tâche de former les spécialistes de l’économie. Tout d’abord en formant des gestionnaires puis, petit à petit, en étudiant de façon plus « académique » et scientifique l’économie.

Nous allons donc, dans ce travail, nous attacher à étudier l’institutionnalisation de l’école puis de la faculté de HEC.[1] Depuis sa création en 1911 jusqu’en 1998 et en passant par sa transformation en faculté en 1978. Nous chercherons à comprendre, à l’aide de différents indicateurs, la façon dont cette institution s’est développée au sein de l’Université de Lausanne au cours du XXème siècle.

Notre projet de recherche consiste dans un premier temps à décrire le contexte lausannois, national et international du développement de l’économie comme branche à part entière dans la sphère académique. L’institutionnalisation des sciences économiques à l’Université de Lausanne ne peut en effet pas être étudiée et comprise sans appréhender au préalable le contexte dans lequel elle s’insère.  Ceci nous permettra d’établir le cadre de notre recherche et nous offre plusieurs outils d’analyse. Qui plus est, nous mettrons en exergue la volonté locale, notamment politique, de créer une école de commerce (Tissot 1996, p.239). Dans un deuxième temps, nous avons récolté de nombreuses données afin d’étudier l’école HEC sous deux dimensions: son développement au sein de l’Université de Lausanne d’un point de vue des corps estudiantins et professoraux et, dans un deuxième temps, l’évolution de la structure interne de l’école HEC. Cette étude en détails de l’école HEC nous offrira la possibilité d’évaluer les disciplines d’enseignements et des chaires se créant et se développant au cours du XXème siècle.

[1] Pour des raisons de simplicité, dans la suite du texte, il ne sera fait mention que de « l’école HEC ».

Problématique

Notre questionnement s’intéresse à l’institutionnalisation d’une entité qui regroupe différentes disciplines de recherche et domaines d’enseignement. Avant de devenir une faculté à part entière en 1978, l’école HEC était, comme son nom l’indique, une école dépendante de la Faculté de Droit. Elle fut créée et jointe à celle-ci en 1911, après plusieurs années de discussions (Tissot 1996, p.154).

Il s’agira donc dans ce travail, à l’aide de trois indicateurs, d’observer l’institutionnalisation de cette entité. Notre approche se divise en deux dimensions. La première visera à évaluer l’évolution de l’école HEC dans son importance au sein de l’Unil. Pour faire cette évaluation d’ordre quantitatif, nous avons mis en place notre première dimension, qui s’intéresse au nombre de professeurs engagés et d’étudiants inscrits dans l’école HEC. La deuxième dimension de notre recherche vise à étudier l’évolution interne de la faculté, grâce aux deux derniers indicateurs qui se concentrent sur l’évolution des chaires et des enseignements fournis par l’école HEC ou qu’il est possible de suivre durant un cursus dans cette école. Pour tirer un maximum d’enseignements de cette deuxième partie, nous la mettrons en perspective avec le contexte suisse et international des différentes écoles de commerce, qui nous permettra peut-être de faire ressortir différents processus propre à l’institutionnalisation de l’école, ceci en dehors des faits déjà clairement actés, la création de l’école et sa transformation en faculté.

Différentes dimensions de l’institutionnalisation devraient ressortir de cette étude. Tout d’abord, l’importance que prend l’école HEC au sein de l’Unil. L’institutionnalisation d’un champ, d’une discipline ou d’une entité passe par la reconnaissance de celle-ci, dans son rôle ou son utilité, notamment dans la formation de la future élite. Constatant que cette école a survécu et qu’elle se soit qui plus est développée, nous supposons qu’elle est en train d’asseoir la reconnaissance dont elle jouit. Nous comptons sur notre premier indicateur pour nous confirmer cela.

De ce point découle notre première question de recherche :

Q1 : Dans quelle mesure l’étude des corps estudiantins et professoraux permet-elle de déceler les continuités et rupture dans l’institutionnalisation de l’école HEC ?

La deuxième partie visera donc à appréhender l’évolution des différents domaines d’études et de recherches au sein de l’école HEC, notamment en comparaison avec d’autres écoles de commerce, en Europe et aux USA. Ceci nous amène à notre seconde question de recherche :

Q2 : Dans quelle mesure l’étude des chaires et des enseignements au sein de l’école HEC révèle-t-elle le processus d’institutionnalisation  de celle-ci ?

Avant de parler du contexte, nous allons rapidement nous attacher à comprendre le phénomène de l’institutionnalisation d’un point de vue théorique. De quoi s’agit-il ? D’après Robert Boure, « on appellera “institutionnalisation“ le processus complexe et à certains égards conflictuel de transformations sociales par lequel une activité sociale est érigée en institution, et plus précisément en activité organisée contraignante et relativement autonome par rapport à sa sphère d’origine et à d’autres sphères, ce qui suppose a minima :

  • l’émergence, puis le développement de formes organisationnelles, de normes spécifiques et d’un imaginaire fonctionnant à la reconnaissance et à la légitimation ;
  • L’adhésion et la participation croissante des acteurs individuels et collectifs concernés, ce qui n’exclut pas les conflits » (Boure 2005, p.3).

Il faut noter ici que l’institutionnalisation est principalement un processus engageant des acteurs qui n’ont pas forcément les mêmes intérêts. De façon plus générale, une « institution […] a donc une certaine autonomie et rend possible la reproduction de pratiques dans la longue durée (Gingras 2013, p.29).

Contexte

L’institutionnalisation des sciences économiques à l’Université de Lausanne ne peut être étudiée et comprise sans en connaître premièrement son histoire mais également sans appréhender au préalable le contexte national et international dans lequel elle s’insère. Cette section présente donc l’évolution de  l’enseignement universitaire des sciences économiques à Lausanne (premier onglet: apparition de l’école de HEC), puis plus généralement en Suisse et à l’étranger (onglets suivants). La littérature définit quatre périodes distinctes dans le développement des sciences économiques. C’est pourquoi le contexte national et international est présenté selon cette périodisation. L’évolution des deux disciplines des sciences économiques (l’économie politique et la gestion d’entreprise), dont les trajectoires sont partiellement différentes, est en outre décrite séparément.

L’apparition de l’école HEC à l’Université de Lausanne

La création de l’école HEC à Lausanne en 1911 est la réaction à deux logiques. La première est une logique académique, qui veut que L’Université de Lausanne suive le mouvement imposé par les autres universités, en Suisse notamment, qui développent activement les sciences économiques. En effet, Zurich, Berne, Bâle, Neuchâtel, Fribourg ont toutes créé une filière économique, généralement rattachées à leur faculté de droit ainsi que l’école de commerce de Saint-Gall, qui a un statut différent (Rapport annuel de la Faculté de Droit, 1910). La seconde répond à une demande sociale et politique et vise à réagir à la croissance du commerce dans la vie économique. Nous retrouvons ici la question de la reconnaissance d’une champ d’étude et d’action. Il s’agit d’un passage marquant l’institutionnalisation de l’école HEC, lorsque l’on reconnait, d’un point de vue social, son utilité et la nécessité de développer cette discipline (Boure 2005, p.2). Il est, dans ce cas, question d’offrir une formation pour former les futurs cadres d’entreprises en pleine expansion. Cette « éducation pour les affaires », est déjà bien ancrée aux Etats-Unis, et c’est quelques décennies plus tard qu’elle arrive en Europe et en Suisse (Goetschin 1961, p.54). Ceci correspond avec le modèle de création des business schools aux Etats-Unis où ces dernières étaient, à l’origine, créées pour être des « écoles professionnelles » (Khurana 2007, p.7). De plus, la création de cette école « […] concrétisaient la force d’attraction et le rayonnement de l’économie politique qui, sous la direction de Léon Walras et Vilfredo Pareto, avait fait la réputation de l’Ecole de Lausanne. » Il s’agissait également, toujours selon Tissot, d’offrir une alternative aux étudiants étrangers, qu’il était important de ne pas voir déserter l’Unil, pour lesquels les études juridiques n’avaient plus d’intérêt en raison de la spécificité nationale de celles-ci. Très rapidement, il fut question de diversifier l’enseignement, ce qui se retrouve dans les intitulés des diplômes, qui se divisaient selon les domaines suivants : banque et commerce ; administration générale ; douanes ; transports et assurances (Tissot 1996, p.239). Ces orientations visaient à offrir un programme aussi complet que possible, offrant ainsi une multitude de possibilités quant aux débouchés, mais cette diversification visait également à « […] toucher une clientèle plus vaste » (Tissot 1996, p.266).

Il est cependant intéressant de noter que le Conseil de la Faculté de Droit ne fut pas immédiatement convaincu du bien-fondé de la création de cette école, ayant peur qu’elle n’accapare des ressources qui « […] seraient plus utilement employées à d’autres choses ». Et au Conseil d’ajouter que bien que cette école vise à offrir un programme d’études supérieures (supérieur à l’école secondaire déjà existante), une culture générale élevée et une forte instruction spéciale, elle permettra également aux étudiants en Droit ou en Sciences sociales d’acquérir des connaissances supplémentaires (Rapport annuel de la Faculté de Droit, 1910). Cette question n’est pas à négliger, particulièrement dans le cas des sciences sociales, qui connaissaient une existence quelque peu remise en question au sein de la Faculté de Droit et que la création d’une école de commerce vint légitimer par les côtés « pratiques » de cette formation qui manquaient en sciences sociales (Tissot 1996, p.255). A Lausanne, comme ailleurs en Suisse, l’argument de la nécessité d’un cursus destiné à former la future élite de la société est également avancé pour soutenir la création d’une école  de commerce. En effet « Die Etablierung und die Weiterentwicklung kaufmännischer Hochschulinstitutionen standen zudem  in engem Zusammenhang mit der Frage nach den Bedingungen und den Möglichkeiten der sozialen Reproduktion der wirtschaftbürgerlichen Elite in einer sich verändernden sozioökonomischen Umwelt » (Burren 2010, p. 11).

Mais lorsque la Faculté de Droit s’accorde sur le bien-fondé de la création de cette école, elle ne veut, au début, qu’elle ne délivre que le titre de diplôme et non les certificats universitaires habituels, la licence et le doctorat. Mais face à ceux qui refusaient d’admettre au sein de l’Unil une institution qui en « baisserait » le niveau, il fut remarqué que peu de monde serait attiré par une école délivrant un diplôme de valeur moindre à ceux décernés par les universités concurrentes. Cet argument marqua des points et il fut acquis que les titres habituels devaient être décernés (Tissot 1996, p.154). De manière générale, de grandes différences existaient au début du siècle entre les universités suisses en ce qui concerne les règlements d’examen, les programmes de cours et les certificats délivrés. Il était possible dans certaines universités d’obtenir un diplôme spécialisé, dans d’autres une licence ou encore un doctorat en sciences commerciales, alors que dans d’autres universités il n’était possible d’étudier que les sciences économiques et politiques (Burren 2010, p.66). Si l’on s’intéresse à cela sous l’angle de l’institutionnalisation de l’école HEC, « […] ces péripéties illustrent les difficultés pour de nouveaux champs du savoir d’entrer dans le système universitaire. L’institutionnalisation est un processus complexe nécessitant l’adoption de différentes étapes avant toute reconnaissance officielle du champ en question » (Tissot 1996, pp.254-255). Cependant, d’une fois que la création de cette école fut actée au sein de l’Unil et des autorités vaudoises, l’affaire ne fit que peu de bruit dans la presse (Tissot 1996, p.239).

Contexte national et international: Les sciences économiques avant 1945

Les premiers cours d’économie dispensés dans les hautes-écoles établies sur le territoire suisse le furent déjà au 18ème siècle (Jurt 2007, p.187). L’économie politique reçu son statut de science et de discipline universitaire suite à l’apparition de la garantie de la liberté de commerce et du concept d’économie nationale suisse (Nationalökonomie) avec la Constitution de 1848. Introduite dans les Universités de Berne et de Zurich sous la houlette des facultés de droit, l’économie était alors enseignée aux futurs haut-fonctionnaires selon une approche politique (Staatswissenschaft) et comme une branche secondaire. L’une des premières chaires d’économie politique en Suisse apparu à l’Université de Genève sous l’impulsion d’un gouvernement libéral en 1855 et fut attribuée à la faculté des lettres (Jurt 2007, p.189). Des chaires d’économies politiques apparurent ensuite à l’EPFZ et dans les facultés de droit, de politique ou même d’histoire-philosophie des Universités de Zurich, Berne, Bâle puis Fribourg et d’autres. Les premiers diplômes de docteurs en économie politique – signe de l’ancrage académique d’une discipline dans le système universitaire – apparurent à l’Université de Zurich en 1905. L’édification institutionnelle de la filière d’études en économie politique contribua à sa reconnaissance et sa consolidation en tant que discipline indépendante, ainsi qu’au développement des différentes théories et courants économiques après 1914 (Jurt 2007, p.201). Avec la crise des années trente, l’importance acquise par les questions de politiques économiques renforcèrent la position de l’économie politiques au sein des sciences sociales et du grand public. Difficile toutefois pour l’économie, que l’on considérait alors non seulement comme une discipline majeure des sciences sociales mais dont on attendait également des solutions crédibles et des orientations claires dans une époque de transformations économiques et sociales rapides, de répondre à des attentes aussi élevées. Différentes visions et orientation de cette science s’affrontent dès lors, illustrées par l’opposition entre la théorie classique d’origine allemande et l’influence grandissante du keynésianisme.

Aux côtés de l’économie politique, une deuxième discipline commence à s’institutionnaliser au début du 20ème siècle. D’abord désigné sous le nom de sciences commerciales (Handelswissenschaften) puis sous celui de gestion d’entreprise (Betriebswirtschaftlehre) à partir de 1920, cette matière répond à un besoin et une logique très différente de l’économie politique (Burren 2007, p.253). Les sciences commerciales (la gestion d’entreprise) ont eu dès le début de leur histoire de la peine à trouver leur place entre théorie en pratique. Au début du 20e siècle, les connaissances et les techniques dans de nombreux domaines (mécanique, métallurgie, chimie, électricité) ont fait de gros progrès. Le domaine du commerce s’est lui aussi complexifié et la pratique a désormais besoin de s’appuyer sur de la théorie et donc sur une science solide, selon la maxime « Die Praxis ist nichts anderes als angewandte Theorie » (Brockhoff 2000, p.133). Les sciences commerciales ont besoin d’être théorisées pour évoluer et répondre aux défis modernes. Les entreprises commerciales expriment en effet la nécessité de disposer de personnel et de dirigeants au bénéfice d’une formation théorique pour leur permettre d’appréhender toute la complexité de leur activité. Tout comme l’agronomie définit des techniques et des règles pour que les agriculteurs puissent améliorer leur production, les professions commerciales ont besoin d’étudier et de théoriser les règles commerciales afin d’optimiser leurs activités (Brockhoff 2000, p.134). En Allemagne à la fin du 19e siècle, des voix (de commerçants, de professeurs, de juristes) s’élèvent donc pour la création de hautes-écoles de commerce (Brockhoff 2000, p.140). En 1898 s’ouvrent de nombreuses hautes-écoles et académies de sciences commerciales dans les pays germanophones (Leipzig, Aachen, St-Gall, Vienne). A Philadelphie, on fonde la « School of Finance and Commerce at the University of Pennsylvania ». La même année apparait à Paris l’ « Ecole des Hautes Etudes Commerciales », à la suite des Ecoles de Commerce apparues à Lille en 1892, à Rouen en 1895 et à Nancy en 1896. A Chicago est fondée, toujours en 1898, la faculté de Commerce. Ce véritable mouvement de création de hautes écoles se poursuit en Scandinavie et en Grande-Bretagne (Birmingham 1902, Manchester 1904) (Brockhoff 2000, pp.141-142).

Les premières formations commerciales de niveau universitaire apparaissent en Suisse vers 1900, avec notamment la fondation de la Handelshochschule de St. Gall en 1899 (Burren 2007, p.253). Il s’agissait alors de proposer une formation répondant aux exigences croissantes de professionnalisme induites par l’internationalisation des relations commerciales, le développement des moyens de transport et de communication, la recrudescence des grandes entreprises et le développement du marché bancaire et boursier (Burren 2007, p.256). L’apparition de formations commerciales supérieures en Suisse à partir des années 1900 s’explique également par l’intellectualisation et la « scientisation » de la société. Avoir une formation académique devient essentiel pour accéder légitimement à une position d’élite dans la société (Burren 2010, p.117). Les dirigeants d’entreprises ne font désormais plus exception à ce phénomène et milite donc pour la création d’un cursus universitaire en sciences commerciales. Les sciences commerciales font rapidement leur entrée dans les universités suisses et les premières chaires et premiers départements en sciences commerciales sont ouverts avant la première guerre mondiale déjà, la première chaire en science commerciale étant créées à Zurich en 1903 (Burren 2007, p.254; p.259). Cette institutionnalisation était mue par une dynamique bottom-up: demandée par les professionnels actifs dans les branches commerciales et entrée dans les universités suisses grâce à leur impulsion, elle a été souvent mise en place par des enseignants d’école de commerce de niveau secondaire en dépit d’une certaine opposition de la part des professeurs universitaires d’autres branches comme le droit ou l’économie politique (Burren 2010, p.122).

Alors qu’à l’étranger sont créées de nouvelles institutions pour enseigner les sciences commerciales (création de Hochschule en Allemagne, de Business schools aux USA), en Suisse on leur ouvre déjà les portes des universités (Brockhoff 2014, p.142). Hormis à l’Académie de St-Gall, toutes les formations commerciales académiques sont donc intégrées à des institutions universitaires préexistantes et rejoignent ainsi l’économie politique dans les facultés de droit ou de sciences politiques (Burren 2007, p.261). L’Université de Zurich met en place la première chaire de Betriebswirtschaftslehre en 1903, grâce à l’impulsion de l’économie (la société de commerce de Zurich), qui militait depuis longtemps pour l’intégration d’une telle formation dans le giron universitaire. Si les autorités s’exécutèrent, ce fut pour des raisons économiques, mais aussi scientifiques et notamment pour ne pas rester en retrait dans la compétition qui l’opposait à l’Université de Bâle et à l’Académie de St-Gall (Brockhoff 2014, p.142-143). En Allemagne, la première haute-école commerciale était déjà apparue à Leipzig le 14 janvier 1898 (Brockhoff 2014, p.141-143). Celle-ci ne fut pas intégrée directement à l’université, bien que de nombreux cours s’y déroulent. Les étudiants suivent des enseignements en économie politique (VWL), en gestion d’entreprise (BWL), en droit, en mathématiques, en langues étrangères et sténographie. Les cours de sciences commerciales représentent un quart des enseignements et se limitent à l’ « étude de marchandises » (Warenkunde), la géographie commerciale, le calcul commercial et la comptabilité. Les connaissances transmises sont plutôt minces et basiques. Il n’est alors pas question de recherche en sciences commerciales (Brockhoff 2014, p.141).

En raison de son intégration rapide dans le système universitaire mais aussi de certaines résistances, l’enseignement commercial universitaire suisse a connu dans ses premières décennies un développement discontinu (Burren 2007, p.258). Certaines réticences proviennent notamment de représentants de l’économie politique et de la sociologie, qui accusent les sciences commerciales de servir uniquement les intérêts de l’économie privée (Burren 2010, p.12). Désormais reconnue sur le plan institutionnel, le défi de cette nouvelle discipline durant les prochaines décennies sera de s’établir en tant que discipline académique et scientifique reconnue et de se dissocier des formations commerciales de niveau secondaire (Burren 2007, p.264).

Contexte national et international: Ls sciences économiques après la deuxième guerre mondiale (1945-1960)

Depuis les débuts de l’économie politique en Suisse, celle-ci avait toujours été très proche de la communauté scientifique germanophone. Après avoir souffert de cette situation dans les années 1930 et 1940, la Suisse devint (avec les Etats-Unis) une terre d’exil pour les économistes germanophones après la deuxième guerre mondiale (Jurt 2007, p. 211). En raison de l’émigration de très nombreux scientifiques, l’influence germanique sur l’économie politique – qui était jusque-là très importante – s’affaiblit progressivement.

L’autonomisation de l’économie politique après la deuxième guerre mondiale se manifeste principalement par la fondation dans les universités suisses d’instituts et de facultés dédiés uniquement à cette branche (Jurt 2007, p.211). En Suisse romande, bien que la faculté des sciences économiques et sociales de l’Université de Genève et l’Ecole des hautes études commerciales de l’Université de Lausanne avaient déjà été créées avant la guerre, le développement des sciences économiques est à cette période moins marqué qu’en Suisse allemande (Jurt 2007, p.214). Si l’enseignement dans ces nouveaux instituts est alors toujours dispensé par des économistes issus de l’école classique germanique, une nouvelle génération d’économiste, largement tournés vers l’économie moderne anglo-saxonne, émerge lentement (Jurt 2007, p.212). Cette nouvelle génération de jeunes professeurs, qui ont souvent noués des liens étroits avec leurs collègues anglophones suite à l’expansion des échanges scientifiques internationaux après 1945, développe une influence grandissante dans les universités suisses à partir des années 1950 (Jurt 2007, p.214). Pendant 20 ans, ils vont y établir de nouvelles méthodes et domaines d’études. Durant la période 1945-1960, l’économie politique en Suisse s’efforce principalement de pérenniser son statut de discipline scientifique propre, indépendante des sciences politiques. Elle y parvient grâce à la création d’un périodique spécialisé, dans lequel les économistes académiques suisses publièrent de nombreux articles et la fondation de la Forschungsgemeinschaft für Nationalökonomie (Jurt 2007, p.219) qui, avec le soutien notamment financier de l’économie suisse, encourage la recherche fondamentale en économie et le lien avec les autres disciplines de sciences sociales. C’est également le cas durant ces années aux Etats-Unis, où les business schools sont en pleine expansion et également soutenues par des organismes extérieurs au monde académique (Khurana 2007, p.195 ; p.234). A noter, pour le cas suisse, une autre dimension de l’institutionnalisation de cette discipline en Suisse, de par la création d’une revue qui participe de « l’autoréférentialité » de la discipline (Boure 2005, p.2). Désormais la frontière entre recherche académique et pratique politique, qui était déjà faible en économie en comparaison à d’autres disciplines, s’estompe encore plus. Cela contribuera à l’ouverture de cette discipline et à la popularisation des sciences économiques (Jurt 2007, p.218). Cette période se caractérise donc par le tournant que connut l’économie politique, qui non seulement se spécialise, mais lentement se démarque de l’influence des sciences sociales et du courant historique germanique pour monter dans le train de la modernité de l’« Economics » anglo-saxon, davantage basé sur les mathématiques (Jurt 2007, p.221).

Dans le domaine de la gestion d’entreprise également, les universités suisses commencent à montrer après 1945 un intérêt grandissant pour l’expertise innovante et les nouveaux courants en provenance des Etats-Unis (Burren 2007, p.281-282), bien que cette influence ait commencé durant l’entre-deux guerre déjà avec le scientific management de Taylor puis le mouvement des Human relations (Burren 2007, p. 272). Durant la période de l’après-guerre, la science de la gestion d’entreprise connaît une certaine croissance : le nombre d’étudiants diplômés des hautes-écoles en gestion d’entreprise est en expansion, créant ainsi la relève de la discipline (Burren 2007, p.279). C’est également à cette époque que sont fondés le périodique spécialisé Die Unternehmung et la société suisse de gestion d’entreprise, dont la mission est de promouvoir et représenter cette discipline, indépendamment de l’économie politique. Le défi de la gestion d’entreprise en tant que discipline universitaire n’est désormais plus d’acquérir son indépendance face à l’économie politique mais bien de consolider et spécialiser la discipline afin de se placer à égal avec à celle-ci (Burren 2007, p.279). Dans les années 60, les universités suisses ne proposent qu’un cursus d’étude unique en sciences économiques, avec spécialisation en économie politique ou gestion d’entreprise (Burren 2007, p.293). Durant cette période, les chaires de gestion d’entreprise des universités suisses ne nomment plus de professeurs étrangers et privilégient le recrutement à l’interne, favorisant le développement de dynasties professorales. Les professeurs de gestion d’entreprise présentent alors un profil de carrière très spécifique à la discipline: issus des premières générations de diplômés des universités suisses spécialisés en gestion d’entreprises, ils complètent leur carrière académique par une expérience dans l’économie privée ou en tant qu’enseignant de commerce (Burren 2007, p.284-285). Influencé par le modèle américain des business schools, les universités suisses renouent des liens avec la pratique dans le but d’offrir à leurs étudiants une formation professionnalisante de niveau universitaire pour futurs cadres dirigeants (Betriebswirtschaftslehre als Berufsausbildung für Führungskräfte) (Burren 2007, p.291). Avec cette nouvelle conception très utilitariste de la discipline, les objectifs de la formation en gestion d’entreprise sont adaptés et visent désormais à produire des spécialistes, destinés à occuper des fonctions précises dans l’entreprise (Burren 2007, p.292). La gestion d’entreprise a toujours connu en son sein une tension entre une approche théorique et pratique, entre une formation scientifique et une formation élitiste des cadres de demain (dans le domaine du commerce et de l’économie). A cause de cette orientation vers l’économie privée et ses intérêts particuliers, il a fallu du temps pour que la gestion d’entreprise acquiert sa légitimation scientifique, sachant que les débats se poursuivent jusqu’à nos jours (Burren 2010, p.12).

Contexte national et international: Les sciences économiques entre 1960 et 1989

Entre 1960 et 1980, le nombre d’étudiants dans les facultés de sciences économiques (économie politique et gestion d’entreprise confondus) des universités suisses passe de 1926 à 5192 étudiants (+170%) (Burren 2007, p.295). Cette augmentation est toutefois plus faible que celle constatée dans les universités suisses durant cette période (+238%). Durant les années 1960 et 1970 en effet, le système universitaire suisse est en plein boom et le nombre d’étudiants explose dans toutes les universités. Celles-ci réagissent de manière tardive et non coordonnée à ce succès soudain, dans un contexte historique de concurrence entre les différentes universités suisse, du fait de la compétence cantonale attribuée à la formation universitaire. L’augmentation importante du nombre d’étudiants en sciences économiques à partir des années 1960 obligea les universités suisses à élargir également le corps professoral et le nombre de chaires dédiées à l’économie, bien que l’Etat continue de privilégier les investissements dans les sciences techniques et naturelles plutôt que les sciences sociales (Jurt 2007, p.225). De nouvelles branches émergent et s’institutionnalisent, telles que la finance, l’économétrie ou les statistiques économiques. En fonction des professeurs qu’elles engagent, les universités développent des spécialisations dans certains domaines, comme l’économie de l’environnement pour Bâle ou la finance pour Zurich (Jurt 2007, p.228). Prise dans un mouvement similaire, l’Ecole des hautes études commerciales (HEC) se sépare en 1977 de la faculté de droit pour obtenir le statut de faculté indépendante (Jurt 2007, p.232).

La croissance de l’économie politique amorcée dans les années 1950 se poursuit donc durant la période suivante, de même que sa tendance à l’internationalisation et à la spécialisation. Son autonomisation se reflète dans la formalisation et la mathématisation croissante de la discipline, qui lui confèrent à la fois la précision nécessaire à sa compatibilité avec les sciences exactes mais également une situation privilégiée dans le processus de décision politique (Jurt 2007, p.229). La crise économique des années 1974/75 engendra toutefois une crise de légitimité de l’économie politique moderne qui remit en question la fiabilité des pronostics et des modèles mathématiques développés et fit émerger des nouvelles approches s’opposant au courant néo-classique (Jurt 2007, p.230-233). La crise eut également des conséquences dans le domaine de la gestion d’entreprise, qui devait désormais répondre à des nouveaux défis, induits non plus par la croissance exponentielle mais par le ralentissement de l’économie et l’augmentation de l’incertitude économique (Burren 2007, p.309). Afin de proposer des solutions à ces nouveaux problèmes, l’attention de la recherche en gestion d’entreprise se tourne vers de nouveaux domaines, comme la gestion de la production et des stocks, la planification à long terme, le marketing, la finance, le controlling, etc. Il ne s’agit désormais plus d’optimiser la production mais d’optimiser la vente et la distribution des produits, ainsi que le financement (Burren 2007, p.309).

Malgré ces difficultés, les facultés de sciences économiques sont à la fin de la période considérée (1980-1990) toujours en pleine expansion (augmentation de 117% du nombre d’étudiants), alors même que la croissance du nombre total d’étudiants toutes facultés confondues est relativement faible (+40%) (Burren 2007, p.295). Ce succès des sciences économiques est dû en grande partie à l’expansion des chaires en gestion d’entreprise. L’accroissement du nombre d’étudiants dans cette discipline entraîne non seulement une augmentation du personnel mais également la création de nombreuses chaires et instituts de recherche spécialisés. La discipline de la gestion d’entreprise a désormais achevé son autonomisation et se développe en se spécialisant selon les domaines fonctionnels de l’entreprise (Burren 2007, p.296). Alors qu’à la sortie de la deuxième guerre mondiale les professeurs de gestion d’entreprise s’occupaient presque exclusivement de comptabilité, de nouveaux domaines d’enseignement s’établissent désormais, comme la gestion de l’organisation, l’étude de marché (marketing), la gestion du personnel, de la production, l’informatique de gestion, etc. (Burren 2007, p.306). Durant toute cette période, la gestion d’entreprise – bien qu’influencée par des courants venant des Etats-Unis – est avant tout tournée vers les besoins de l’économie suisse et les nominations des professeurs sont essentiellement réalisées à l’interne. Cette pratique ne sera progressivement abandonnée que dans les années 1980, lorsque les universités s’ouvrent à des candidatures venant d’autres universités suisses et de l’étranger (Burren 2007, p.312). Les spécialistes suisses de gestion d’entreprise affichent désormais dans leur curriculum vitae non seulement quelques semestres d’études dans une université étrangères mais ils y ont en outre enseigné avant d’obtenir un poste dans une université suisse (Burren 2007, p.312). Ceci révèle une internationalisation du cursus d’étude des futurs professeurs mais également une internationalisation de leur carrière professionnelle. L’internationalisation de la gestion d’entreprise n’est cependant encore qu’à ses débuts en comparaison à celle que connaît l’économie politique depuis plusieurs décennies.

Contexte national et international: Les sciences économiques entre 1990 et 2007

Durant le quatrième segment de notre périodisation – soit de 1990 à 2007 – la discipline de la gestion d’entreprise va continuer son expansion institutionnelle et s’établir définitivement comme la discipline phare des sciences économiques. La croissance du nombre d’étudiants est forte au point que les créations de chaires et d’instituts peinent à suivre le rythme et que les facultés se retrouvent souvent en sous-effectif professoral (Burren 2007, p.317). Entre 1982 et 2004, le nombre d’étudiants diplômés en gestion d’entreprise triple pour atteindre 10,8% du nombre total d’étudiants (soit la discipline comptant le plus d’étudiants après le droit), alors qu’en parallèle le pourcentage des étudiants en économie politique ne cesse de diminuer (Burren 2007, p.317). Le nombre élevé d’étudiants en gestion d’entreprise a des effets non seulement sur la qualité de l’enseignement mais également sur la recherche. La recherche en management se caractérise en effet par une fragmentation des domaines de recherche et une faible standardisation. En outre, les projets de recherche sont non seulement peu nombreux mais ont souvent essentiellement pour objectif de répondre à un besoin concret de l’économie ou uniquement de contribuer à la formation des étudiants, sans considérer les besoins de la société ou de la science (Burren 2007, p.318-320). Ce manque de perspective généraliste serait dû à la tendance à la spécialisation et à l’internationalisation que poursuit la gestion d’entreprise en Suisse (Burren 2007, p.320). De nouveaux courants hybrides émergent en outre, qui cherchent à appliquer l’expertise managériale académique non plus seulement aux entreprises mais à de nouveaux champs comme celui de l’activité étatique (Burren 2007, p.329-330). Le new public management est l’un de ces courants émergés dans les années 1990 et consiste en une « managérialisation » des services publics et de l’administration (Burren 2007, p.319). Dans cette optique également fut créé à Lausanne en 1981 l’Institut des hautes études en administration publique (IDHEAP) (Burren 2007, p.331). A partir de 1995 et 1996, le cursus d’étude en sciences économiques est désormais disponible dans deux nouvelles universités : l’Université de St-Gall (nouvelle dénomination pour la Haute école de St-Gall) et l’Université de Suisse Italienne (Burren 2007, p.322). Ces deux cursus sont largement orientés vers la gestion d’entreprise. En 2003, l’Université de St-Gall est la plus grande institution d’enseignement universitaire en gestion d’entreprise (15 instituts), devant l’université de Zurich. La faculté de HEC de l’Université de Lausanne compte en comparaison 12 instituts en lien avec la gestion d’entreprise (Burren 2007, p.323). Dans ce contexte d’expansion de la gestion d’entreprise, les universités suisses vont faire appel de manière importante à des professeurs venant de l’étranger (essentiellement de France pour les universités francophones et d’Allemagne pour les germanophones). Parallèlement à cette tendance à l’internationalisation de la gestion d’entreprise et la perte de son ancrage régionale émerge une seconde tendance, bien que moins marquée, d’ouverture de la discipline à des représentantes féminines (Burren 2007, p.323). La première femme nommée à la tête d’une chaire le fût à Zurich au début des années 1990, alors même que les femmes étaient présentes comme étudiantes ou doctorantes depuis les prémisses de l’institutionnalisation de la discipline au début du siècle passé (Burren 2007, p.323). Lors de l’introduction du système de Bologne à la fin des années 1990 dans les universités suisses, les départements de gestion d’entreprise font souvent office de pionniers pour introduire le cursus Bachelor-Master et ainsi s’harmoniser sur le modèle anglo-saxon des Business Schools et améliorer leur compatibilité internationale (Burren 2007, p.333).

Malgré une certaine consolidation institutionnelle, l’économie politique perd donc durant cette période progressivement en importance au profit de la gestion d’entreprise. Face à la remise en cause de son utilité et de son rôle d’expert, l’économie politique se tourne vers le néo-libéralisme (Jurt 2007, p.247). Alors que l’économie politique en Suisse était une science encore très hétérogène et influencée par des facteurs locaux, celle-ci va définitivement s’internationaliser dans les années 1990 (Jurt 2007, p.241). Son enseignement se standardise désormais et son discours s’ajuste sur le modèle nord-américain.

Résultats et analyse

Nos résultats nous ont permis de constater l’augmentation progressive du nombre d’étudiants à partir de 1930, des professeurs à partir de 1955-60 et de l’ensemble de nos indicateurs à partir de 1960. Après cela intervient une croissance exponentielle de tous nos indicateurs, à partir des années 1970. Il est intéressant de remarquer que ce phénomène est concomitant au changement de statut de l’école en faculté. Reflétant cette dynamique, les trois principaux domaines d’enseignements que sont la gestion d’entreprise, l’économie politique et la finance & assurances, prennent le pas sur les autres disciplines.

Avant de présenter les résultats concernant les deux dimensions étudiées, vous avez la possibilité ci-dessous de consulter la méthode utilisée dans ce travail ainsi que les fichiers contenant les données brutes.

Méthode et données brutes

Méthode

La première dimension, soit celle concernant les professeurs et les élèves, nous permet d’appréhender l’importance de l’école HEC en termes de « volume » au sein de l’Unil.

Pour cette dimension, nous avons procédé de la façon suivante. Nous avons utilisé les données disponibles dans le Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890. Il s’y trouve la liste des professeurs et des étudiants par facultés et par années. Les professeurs pris en compte sont les professeurs ordinaires, extraordinaires et professeurs assistants. Ainsi les professeurs invités ne sont pas compris dans la liste. Vu la disponibilité des données, nous pouvons échelonner les données chaque cinq ans. Nous avons donc les données aux intervalles suivants : 1911, 1915, 1920, 1925, 1930, 1935, 1940, 1945, 1950, 1955, 1960, 1965, 1970, 1975, 1980, 1985, 1990, 1995, 1998. Cette périodisation a été déterminée par la création de l’école HEC pour 1911 et à l’uniformisation de notre période avec les autres indicateurs pour 1998.

Aux mêmes pages se trouvent, déjà calculés, les nombres – par années – de professeurs engagés à l’Université de Lausanne. Ainsi nous pouvons directement mettre en perspective le nombre de professeurs engagés dans l’école HEC avec le nombre total de professeurs de l’Université de Lausanne. Ceci nous permet de déterminer l’importance globale des professeurs de l’école HEC relativement à la communauté professorale de l’université dans son entier. Nous procédons de la même façon pour le nombre d’étudiants, cependant sans avoir besoin de prendre en compte une différenciation du type professeur ordinaire/extraordinaire/etc.

Les données ont été réunies dans les tableaux disponibles ci-dessus, puis des graphiques ont été réalisés afin de permettre l’analyse de ces résultats. Outre les graphiques illustrant l’évolution de nombre de professeurs et d’étudiants dans l’école HEC, notamment en comparaison avec l’effectif de l’Université de Lausanne, d’autres graphiques illustrent le nombre d’étudiants et le nombre d’enseignement par professeur de l’école HEC.

Il faut cependant avoir conscience que cet indicateur ne révèle pas l’entier des professeurs impliqués dans le cadre des formations offertes par l’école HEC. En effet, les étudiants ont la possibilité de suivre des cours hors de l’école HEC. Il est dès lors logique de déduire que certains professeurs donnent des cours dans le cadre des cursus suivis par les étudiants de l’école HEC sans pour autant être engagés par l’école HEC elle-même.

La seconde dimension vise à appréhender l’évolution de l’école HEC sous l’angle des domaines d’études et de recherches existants au fil du siècle. Pour cela nous avons utilisé deux indicateurs, les chaires et les enseignements délivrés dans le cadre des cursus de l’école HEC.

Pour pouvoir identifier les chaires, nous nous sommes basés sur le Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890. Il nous a fallu repérer les professeurs ordinaires, et donc titulaires d’une chaire, puis regarder quels étaient leur prédécesseurs ou successeurs pour pouvoir retracer l’histoire des chaires de l’école HEC. Nous avons ensuite identifié cinq grands domaines des sciences économiques (gestion d’entreprise, économique politique, mathématiques & statistiques, finance & assurances, droit, informatique de gestion et autres) dans lesquels nous avons classés les chaires et les enseignements proposés dans le cadre du cursus de l’école HEC. Bien que nous ayons observé une grande rigueur lors de cette classification, celle-ci a été réalisée parfois selon des critères subjectifs, que nous devons expliciter. La catégorie Gestion d’entreprise contient notamment les domaines de la comptabilité, science commerciale, marketing, ainsi tous les chaires en lien avec les ressources humaines. L’économie politique regroupe tous les cours ou chaires ayant une approche micro- ou macroéconomique. A noter également que la catégorie Finance et Assurance contient également tous les enseignements de mathématiques appliquées à ces domaines, et que la catégorie Autres regroupe essentiellement des enseignement de géographie, de sociologie, de langue et de sciences naturelles ou médicales.

Cette catégorisation, basée sur l’intitulé des chaires, nous permet d’évaluer l’évolution de l’école sous un nouvel angle et permet de repérer les domaines vers lesquels se tourne l’école au fil du temps. Le tableau contenant les résultats en détail est disponible ci-dessus. A noter toutefois que les résultats ne sont disponibles qu’à partir de l’année 1921 car cela correspond à la date de création des deux chaires de MM. Morf et Paillard. Cet indicateur est à mettre en perspective avec les branches enseignées car il n’est pas sûr au préalable que ces deux indicateurs révèleront les mêmes domaines de « spécialisation » de l’école HEC.

Pour le troisième indicateur, qui vise à nous permettre de comprendre l’évolution de l’offre faite aux étudiants en matière d’enseignements au sein de l’école HEC, nous nous sommes basés sur les programmes des cours disponibles aux archives de l’Université de Lausanne (https://www2.unil.ch/saul/archivore/opac/). Nous avons échelonné nos recherches à des intervalles de dix ans (1921, 1930, 1940, 1950, 1960, 1970, 1980, 1990, 1998). Cette périodisation a été conditionnée par l’accès aux données pour 1921 et à l’uniformisation de nos indicateurs pour 1998. En effet, avant 1921, il est extrêmement compliqué d’établir une liste cohérente des cours disponibles car les élèves ont accès à tous les cours des facultés des sciences, lettres et droit. Les données du premier indicateur étant disponibles que jusqu’en 1998, nous avons donc choisi cette date comme fin de notre période d’étude.

Nous avons donc sélectionné les programmes pour les semestres d’hiver et d’été/printemps afin de conserver une homogénéité dans la sélection. Pour trouver les cours donnés par l’école HEC, nous avons recoupé les informations du cours (nom du professeur en charge du cours) avec la liste des professeurs HEC de la base de données établie par Olivier Robert. Ainsi en tapant le nom du professeur dans le champ de recherche, l’ordinateur nous indiquait sa présence – ou son absence – dans la liste des professeurs ayant enseigné dans l’école HEC. Ceci nous donne donc deux listes : les cours qu’offre l’école HEC elle-même et la liste des cours que les étudiants peuvent suivre en dehors de l’école HEC. Comme pour les chaires, nous avons classé ces enseignements selon les catégories suivantes : gestion d’entreprise, économique politique, mathématiques & statistiques, finance & assurances, droit, informatique de gestion, autres.

Le troisième indicateur est construit sur deux axes. Le premier représente l’évolution des enseignements délivrés par l’école HEC elle-même dans différents domaines. Cela nous permet donc de comprendre l’évolution de l’école HEC au fil du siècle. Puis le deuxième axe comprend les branches disponibles à l’extérieur de l’école HEC, ce qui nous permet d’appréhender les domaines où l’école veut ou doit assurer elle-même l’enseignement des branches des disciplines où elle externalise l’offre. Pour le deuxième axe, nous avons sélectionné les cours disponibles à l’extérieur de l’école HEC. Cela ne veut donc pas dire que tous ces cours furent suivis lors d’un cursus « classique », quel que soit le domaine de spécialisation choisi par l’étudiant, mais qu’il était possible pour les étudiants d’y assister. Mis en perspective avec l’indicateur branches enseignées, celui-ci nous informe des domaines où l’école n’a pas considéré nécessaire d’offrir elle-même la possibilité d’assister à des cours mais où elle a pu déléguer à d’autres institutions/professeurs invités.

L’école HEC au sein de l’Unil

Indicateur 1: Professeurs et étudiants

Avec cette première dimension, nous nous attachons à déceler les ruptures et continuités dans le développement de l’école HEC au sein de l’Université de Lausanne.

Les données brutes récoltées nous ont permis de constater que l’évolution du nombre de professeurs dans l’école HEC suit l’évolution générale de celui de l’Université dans son entier. Cependant, comme nous pouvons le voir sur le graphique 1.1, la part des professeurs HEC tend à prendre de l’importance au fil du temps. En effet, l’effectif des professeurs HEC passe de 2,5% du total des professeurs engagés à l’Université de Lausanne en 1911 à 13% en 1998, avec un pic à 14% en 1990. Il faut noter une légère baisse entre 1985 et 1990.

Ces données participent à l’illustration de la prise d’importance de l’école puis de la Faculté des HEC dans l’Université de Lausanne. Nous pouvons identifier, grâce à ce graphique, les deux moments clefs de la prise d’importance de l’école HEC au sein de l’Université: Tout d’abord les années juste après la création de l’école, en 1911, puis, dans un second temps, les années suivant la transformation de l’école en une faculté, durant les années 1980 (transformation de l’institution en 1978). La chute observée en 1920 semble peu significative. Elle s’explique par la diminution du nombre de professeurs engagés, qui passe de 6 (1915) à 4 (1925) sur un total de 79 (1915) puis 81 (1925) professeurs à l’Unil.

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Graphique 1.1: Nombre de professeurs de l’école HEC proportionnellement au nombre de professeurs de l’Université de Lausanne, en %.  Nombre de professeurs HEC = 2 en 1911 et 48 en 1998 (voir données brutes). Source: Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890

 

Intéressons-nous maintenant à l’évolution du nombre d’étudiants et d’étudiantes inscrits à l’école de HEC et à l’Université de Lausanne. Sur le graphique 1.2, nous pouvons observer un développement plus fluctuant que celui des professeurs, bien que tout les deux augmentent au fil du siècle. A noter toutefois que la croissance de l’école HEC se reflète au niveau du nombre d’étudiants plus tôt que dans la statistique des professeurs, dès les années 1950. Ces résultats étant difficile à interpréter, nous pouvons simplement noter que d’un ratio très faible des étudiants présents à l’Université en 1911, le corps estudiantin de HEC va se développer jusqu’à compter pour environ 15% des étudiants de l’Université de Lausanne à la fin du siècle.

Les données brutes nous ont en outre permis de constater que dès sa création, l’école HEC connaît un certain succès puisque entre 1911 (création de l’école) et 1915, ses effectifs sont presque multipliés par 6 (15 étudiants en 1911, 89 en 1915). Ceci pourrait confirmer la demande réelle existante à cette époque pour une école de commerce de niveau universitaire. Le nombre d’étudiants restera relativement stable jusqu’en 1955 (moins de 200 étudiants). Le nombre d’étudiants explosera à partir de 1960, où il doublera quasiment tous les 5 ans. L’effectif estudiantin faiblit à nouveau en 1975, avant de se stabiliser aux alentours de 1000 étudiants à la fin du 20ème siècle. Dès 1990, la gestion d’entreprises constitue à l’Université de Lausanne, mais aussi partout en Suisse où elle représente 10% des diplômes universitaires délivrés en 2004, une discipline de masse. Ceci confirme son ancrage dans le paysage académique de l’Université de Lausanne.

L’école HEC n’évolue cependant pas tout à fait parallèlement à l’effectif total de l’Université de Lausanne. En effet cette dernière voit ses effectifs estudiantins diminuer durant les années 1920, alors que l’école HEC se développe. La forte hausse d’étudiants observée pour l’Université de Lausanne à partir des années 1930 sera suivie, avec un retard de vingt ans, par l’école HEC, alors que la baisse du nombre d’étudiant à l’Unil en 1970 concernera HEC cinq ans plus tard. L’évolution de l’effectif estudiantin de l’école HEC suit donc globalement la tendance de l’Université de Lausanne mais souvent avec un certain nombre d’années de retard. A noter que l’Université de Lausanne connaît durant les décennies 1960 et 1970, comme les autres universités de Suisse et d’Europe, un important changement structurel. L’explosion du nombre d’étudiants (2610 étudiants à Lausanne en 1960 et 4003 en 1975) entraîne une différentiation grandissante des disciplines, une institutionnalisation de la recherche et une formation académique de plus en plus scolaire. La transformation des universités en institutions de formation de masse implique un changement de paradigmes et de nouveaux défis pour celles-ci  (Burren 2010, p.40). La dépendance des universités vis-à-vis de l’Etat, qui jusqu’ici avait une forte influence concernant les décisions administratives, stratégiques et donc sur l’institutionnalisation de nouvelles disciplines, est remplacé dans les années 1990 par l’établissement de liens étroits entre la science et l’économie. Cela aura pour conséquence un renforcement des domaines scientifiques proches de la pratique et des voies d’études professionnalisantes – dont la gestion d’entreprise fait notamment partie (Burren 2010, p.41). L’expansion de l’école HEC que nous avons pu constater est tout à fait cohérente avec cette explication. Ce changement de paradigme permet la croissance de l’école HEC mais induit également de nouveaux défis, notamment la question du rapport avec l’économie privée. En effet, certains considèrent désormais les hautes-écoles de commerce comme les prestataires de service de l’économie. Selon cette nouvelle perception que les universités ont d’elles-même, elles doivent désormais remplir les exigences de leurs nouveaux clients: étudiants, patronat, économie et Etat. Sur le « libre marché de la connaissance », les universités n’ont désormais plus de monopole étatique et doivent s’adapter pour faire face à la concurrence, privée mais aussi des autres institutions académiques publiques (Burren 2010, p.41). Nous avons ainsi pu constater à l’Université de Lausanne la montée en puissance d’une branche comme l’économie, qui répond à ce paradigme de plus en plus économique et utilitariste des universités, au dépend de branches dont l’utilité des connaissances n’est pas aussi aisément quantifiable. Dans ce contexte de développement de l’école HEC au sein de l’Université de Lausanne, celle-ci développe et institutionnalise également de nouveaux domaines de recherches, toujours plus spécifiques, comme nous le verrons dans la dimension 2.

Concernant les motivations à créer une école HEC dans le but d’attirer des étudiants étrangers, cela se concrétise très rapidement puisqu’en 1911-1912, la majorité des étudiants en commerce sont étrangers et ceci en tout cas jusqu’en 1918 où la proportion est de 72 étrangers sur un total de 106 étudiants (Chuard 1961, p.17).

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Graphique 1.2: Nombre d’étudiants de l’école HEC proportionnellement au nombre d’étudiants de l’Université de Lausanne, en %, Nombre d’étudiants HEC = 15 en 1911 et 1085 en 1998 (voir données brutes). Source: Dictionnaire des professeurs de l’Université de Lausanne dès 1890

 

Le graphique suivant illustre le nombre d’étudiants par professeurs à l’école HEC en comparaison avec l’Université de Lausanne. Nous pouvons ainsi constater que la hausse du nombre d’étudiants en HEC durant les années 1920 se répercute sur le nombre d’étudiants par professeurs, alors que cette proportion diminue pour l’ensemble de l’Unil. Nous pouvons observer que, de façon générale, la courbe suit la même évolution que celle de l’Université mais avec une proportion presque systématiquement plus élevée d’étudiants par professeur. Il faut noter la très forte hausse observée pour les années 1960, 1965 et 1970 qui découle d’une très forte hausse du nombre d’étudiants (qui double entre 1955 et 1960, passant de 158 à 293). Cela prendra environ dix ans avant que l’école n’engage suffisamment de professeurs pour que le ratio HEC revienne progressivement dans la moyenne de celui de l’Unil. Burren (2010, p.147) constate une situation similaire dans toute les universités suisses. L’auteur révèle en outre que ce développement de la gestion d’entreprise dans les universités suisse induit un décalage entre le gestion d’entreprise et l’économie politique. En effet, alors que les étudiants en gestion représentent 60 à 80% du total des étudiants en sciences économiques, les professeurs de cette discipline représentent moins de 50% de la totalité de l’effectif professoral en sciences économiques. L’enseignement en management est en quelque sorte victime de son succès et cette sous-dotation se prolongera encore dans les décennies suivantes.

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Graphique 1.3: Nombre d’étudiants par professeurs à l’école HEC et à l’Université de Lausanne, en %. Source: propres calculs

Conclusion

Cette recherche avait pour objectif de mieux appréhender l’institutionnalisation d’une discipline en une école puis une faculté. Alors qu’au 19ème siècle, seule l’économie politique est enseignée au sein de la faculté de droit – sans qu’elle soit consacrée matériellement par l’existence d’une école – la création de l’école HEC en 1911 dénote une rupture dans l’enseignement académique des sciences économiques. L’apparition d’une école de commerce (équivalent à la reconnaissance matérielle d’une discipline), notamment à la demande des élites économiques et politiques vaudoises et en réaction au mouvement global de création d’école de commerce en Suisse et en Europe, permettra à cette discipline de se développer au sein de l’Université de Lausanne. Ainsi que nous l’apprend l’étude de la première dimension (le développement de l’école HEC au sein de l’Unil), l’école jouit très tôt d’un succès marqué. Après un demi-siècle de croissance régulière, une rupture apparaît dans la décennie 1970 avec la mutation de l’école en faculté et, à partir de cette période, le très fort développement de cette institution au sein de l’Université. La deuxième dimension étudiée, quant à elle, révèle bien l’identité d’école de commerce jusqu’au milieu du 20ème siècle. Par la suite apparaît, à la faveur du développement important de l’école HEC, une diversification et une « scientisation » des domaines de recherche et d’enseignement au sein de cette école.

Ces deux dimensions rejoignent, de façon générale, les mouvements de développement des facultés de commerce observés au niveau suisse et international, que cela soit du point de vue de leur succès ou de leur diversification. Même si l’école HEC est créée relativement tardivement par rapport aux institutions semblables dans les autres universités de Suisse, elle a poursuivi une forte expansion et est aujourd’hui largement reconnue, même sur le plan mondial. On retrouve, comme dans ces autres lieux, la question du rapport au droit et la nécessité de s’en autonomiser. Ceci se vérifie dans la volonté de l’école HEC de bien se distinguer du droit en n’assurant que très peu de cours dans ce domaine et avec une seule chaire présente. Un fait caractérisant l’institutionnalisation de l’école HEC est le fait qu’elle se développe dans un champ disciplinaire bien particulier, principalement celui de la gestion. Ceci lui permet d’avoir sa « chasse gardée », qui légitime une partie de ses intentions autonomistes (Boure 2005, p.12). Ce champ de développement permet ça notamment en ce qu’il est distinct de celui de l’économie politique, qui restera pendant quelque temps dépendant de la Faculté de Droit. Il est intéressant de dénoter que la scientisation des branches suit le même mouvement que celui observé aux Etats-Unis et en Europe, qui vise notamment à répondre aux critiques concernant le fait que le Management ne serait pas une véritable science et aurait dès lors un déficit de légitimité pour faire l’objet d’un enseignement dans le cadre d’une université. Aussi, selon nous, cette scientisation participe du processus d’institutionnalisation de la discipline économique dans l’univers académique. Elle lui permet en effet de se réclamer de la même stature scientifique que les autres disciplines.

La recherche réalisée, basée sur trois indicateurs, a permis de constater que l’institutionalisation n’est pas un processus linéaire mais comporte bien des ruptures, dans un contexte de développement continu. Cependant, une recherche selon une approche plus historique, s’intéressant davantage aux acteurs, aux lieux de pouvoir ainsi qu’aux enjeux politiques, économiques et sociaux présidant à la création d’une faculté, aurait permis de mieux appréhender encore le processus de l’institutionnalisation dans toute sa complexité. Ceci était notre premier objectif, malheureusement nous avons été confronté à des difficultés pour trouver des sources adéquates quant à la réalisation d’une telle recherche. Tissot (1996), évoque les débats ayant eu lieu concernant la création de l’école HEC, il serait intéressant d’approfondir cette question. Pour préciser notre étude, notamment au niveau des chaires, il aurait également été possible de s’intéresser aux instituts. Et concernant l’internationalisation, étudiée par nos collègues, l’étude des professeurs invités pourrait constituer la source de nombreuses informations intéressantes, notamment sur la provenance de ses professeurs invités et de leurs domaines de spécialisations, ce qui permettrait de connaître encore mieux les domaines dans lesquels l’école HEC fait appel à des intervenants extérieurs.

En fin de compte, notre étude permet de bien appréhender l’ancrage institutionnel progressif de l’école HEC qui du statut de discipline en recherche de reconnaissance deviendra une Faculté à part entière. Au vu de son succès, elle justifie amplement sa création, même si l’on voit qu’elle subit des changements dans son développements, notamment pour s’adapter à la modification de l’environnement sociaux-économique et aux nouvelles exigences académiques notamment développées aux Etats-Unis.

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