Le Cauchemar de Darwin (Hubert Sauper, 2005)

Après avoir fait office de véritable porte-drapeau des mouvements alter-mondialistes, ce long métrage documentaire a suscité dans l'espace culturel français une vaste polémique à la suite de la contre-enquête menée par François Garçon, qui étaie dans un ouvrage récent les griefs qu'il avait préalablement formulés dans un article des Temps modernes. Face à l'ampleur de cette discussion, la brève séquence que j'aimerais évoquer n'a que peu attiré l'attention des critiques dans la mesure où elle ne participe que de façon périphérique au discours principal du film. Elle n'échappe toutefois pas à son propos d'ensemble : l'impuissance supposée des Eglises prend place dans le panorama sordide dressé par Sauper dans un film dominé par une vision misérabiliste et catastrophiste des conditions de vie de la population du Mwanda. Dans son ouvrage, Garçon fait mention du passage que j'aimerais évoquer puisqu'il contient une apparition du Christ : il s'agit d'une séquence où « un prêtre charismatique projette un film de fiction sur la Pêche miraculeuse devant un parterre de Tanzaniens médusés ». Garçon note l'appréhension négative que l'on a des « propos syncopés d'un pasteur que nous rangeons, avec notre vision d'Européen agnostique, parmi les fourgueurs de camelote » (Enquête sur le cauchemar de Darwin, p. 171). Jésus est donc montré en tant qu'image, en tant que produit d'une représentation fortement connotée sur le plan idéologique, dans un "film dans le film" qui n'est pas inséré dans la continuité du Cauchemar de Darwin, mais qui est filmé à distance depuis l'espace du public diégétique (comme d'ailleurs les autres citations filmiques qui apparaissent avant dans Le Cauchemar de Darwin). Aucune "projection" d'affects n'est possible de la part des spectateurs du film de Sauper dans la mesure où ce film nous apparaît comme projeté : c'est son contexte de diffusion-réception qui conditionne la façon dont on perçoit son référent. Or la situation du visionnement prend place de nuit, après une série de plans filmés dans la journée nous montrant la harangue véhémente du prêtre qui use d'un micro pour conférer encore plus de puissance à sa voix. La projection cinématographique s'ajoute par conséquent à cet appendice mécanique de la voix mais ne s'y substitue pas : l'amplification électrique des sons s'accompagne dès lors d'une illustration (audio)visuelle. A l'instar d'un bonimenteur du cinéma des premiers temps (ou des conférenciers de lanterne magique, appareil dont on sait qu'il fut fréquemment utilisé dans des buts catéchétiques), le prêtre commente la projection simultanément à son déroulement, notamment pour expliciter le contexte de ce qui est montré : « voici le bon Jésus », énonce-t-il dans une optique toute désignative avant que le Christ n'apparaisse à l'écran sur une embarcation.

François Garçon n'a pas tort de percevoir dans cette séquence qui présente une situation étonnante d'oralité conjuguée au dispositif cinématographique une intention de dénigrement, une volonté de présenter le discours religieux comme une "camelote", c'est-à-dire d'associer la prière à un acte mercantile (le "boniment de foires" n'est pas loin...). En ce sens, le choix du "film dans le film" n'est pas fortuit. Tout d'abord, parmi les fragments que Sauper nous laisse percevoir du film projeté au sein d'un montage qui fait alterner les trois instances du dispositif (image sur l'écran/spectateur/opérateur) - on notera à cet égard que le regard ébahi appartient justement à un enfant, peut-être l'un de ceux dont Garçon nous dit qu'ils ont été payés pour "jouer" dans ce documentaire apparemment dépourvu de mise en scène (ibid., p. 163) -, nous voyons le titre du "film dans le film" : l'unique mention, « Jésus », dont la première lettre est modifiée pour dessiner une croix qui se détache sur un fond lumineux, évoque indubitablement les productions réalisées dans un souci de prosélytisme. Il semble peu probable que la pêche miraculeuse représentée peu après fasse suite au générique : l'ellipse introduite par Sauper vise à souligner les liens que l'on peut établir entre cet épisode de la vie de Jésus et la situation représentée dans son film.

En effet, dans ce film où Sauper souligne constamment combien l'introduction de la «perche du Nil» par l'industrie alimentaire européenne dans le Lac Victoria ne fait qu'accroître la paupérisation de la population indigène, le miracle du Christ qui permet aux pêcheurs d'amasser une grande quantité de poissons semble associé à une logique industrielle écrasante. Désignée comme "opium du peuple", la religion est rapprochée ici des discours des instances politiques qui veulent faire croire à un "miracle" économique. De la « perche du Nil » aux poissons du "lac de Gennésareth" (selon Luc, ou de la "mer de Thibériade" selon Jean), il n'y a qu'un pas, celui de la référence au texte biblique.

Alain Boillat

 

Partagez:
Swiss National Science Foundation (SNF)