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Fidélités du traître. Contribution à une poétique des "Romans de Judas" après 1945

par Antonin Wiser

         publié dans Littérature, n°153, mars 2009, pp. 61-74

 

La présente étude porte sur la poétique des « romans de Judas », une petite fraction de la production pléthorique de romans qui, dans la seconde moitié du xxe siècle, ont traité le sujet évangélique. Elle met en évidence un travail de transvalorisation (au sens de Genette) de la figure du traître, qui ouvre de nouveaux ressorts diégétiques pour la réécriture de l’hypotexte canonique. L’analyse d’une douzaine de romans écrits après 1945 permet ici de dégager trois grandes options de réévaluation : la description d’un Judas politique, déçu par le renoncement de son Maître à lutter contre l’occupant romain ; la mise en scène d’une amitié absolue qui conduit le disciple à se sacrifier pour servir le projet de Jésus ; la réintégration de la trahison comme élément-clé dans l’horizon eschatologique du plan divin. Dans les trois cas, la traîtrise subit un renversement axiologique complet puisqu’elle se révèle être, à divers degrés, l’expression d’une profonde fidélité, envers l’ami, son projet (réel ou supposé) ou son destin — un renversement qui entraîne des problèmes spécifiques dans la construction des intrigues. 

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La vie de Jésus, tout un roman

Par Jean Kaempfer
    Article publié dans la revue Etudes de lettres, n°3 (2005), pp.37-49

De Pär Lagerkvist à Maurice Chappaz, de Nikos Kazantzaki à Eric-Emmanuel Schmitt, on ne compte plus les romans qui se proposent de conter la vie du Christ. Cette floraison n'est pourtant pas née du seul caprice d'écrivains de plus en plus nombreux attirés par cette «matière» hors du commun. Elle s'autorise en effet d'un texte dont le succès fulgurant fit la gloire de son auteur et qui, dans son ambiguïté (que d'aucuns jugèrent hautement scandaleuse), peut être considéré comme le premier exemple d'une telle entreprise: la Vie de Jésus d'Ernest Renan (publié en 1863).

La Vie de Jésus est l'amorce, ou l'autorisation, qu'il fallait à la littérature romanesque (et plus tard au cinéma) pour s'emparer du rabbi galiléen et en faire un personnage de fiction à part entière. D'ailleurs, comment devenir l'historien de Jésus, sans être aussi un peu romancier? A s'en tenir aux seuls faits prouvés, on aurait bien vite fait le tour de la question: « si l'on s'astreignait, en écrivant la vie de Jésus, à n'avancer que des choses certaines, il faudrait se borner à quelques lignes » - huit, exactement (on les trouve à la suite de cette observation, dans l'édition Folio Gallimard du roman de Renan, 1974, p. 44). Voire à moins encore, si l'on s'en tient à constater, « avec Josèphe et Tacite "qu'il [Jésus] fut mis à mort par l'ordre de Pilate à l'instigation des prêtres" » (ibid, p.100). Renan n'a pas jugé qu'historien, il devait se cantonner à tant de sobriété...

 

La Profanation romanesque

Par Jean Kaempfer
    publié dans De la bible à la littérature, Genève: Labor et Fides , 2003, pp. 169-184
    (éd. Jean-Christophe ATTIAS et Pierre GISEL)

Parole de Dieu ou fiction, texte sacré ou monument culturel? Le fait sociologique évident, c'est que la question du statut pragmatique de la Bible est une question ouverte, qui fait l'objet d'un différend, voire suscite les passions, les antagonismes, génère parfois de l'intolérance. C'est pour tenir compte de ce fait que j'ai préféré, à propos des transpositions romanesques qui m'intéressent, parler de profanation. Celles-ci, en effet, s'emparent d'une narration dont le lieu de profération majeur est l'église, le temple, pour l'entraîner dans les espaces laïques de la littérature, et la soumettre ainsi à un contrat de lecture défini par le plaisir et l'impertinence du critère de vérité. Profanation, donc, en un sens neutre: troc de la pertinence religieuse contre une pertinence uniquement mondaine, culturelle. Mais cette simple délocalisation peut être perçue - et a été perçue - comme une profanation au sens propre du terme, c'est-à-dire comme une violation de sanctuaire (l'édition Pocket, 1995, de La Dernière Tentation du Christ rappelle ainsi - c'est un argument de vente! - que Kazantzaki a risqué l'excommunication lors de la parution du roman dans les années cinquante).

La profanation romanesque des évangiles n'est pas monolithique, pour autant: elle connaît des degrés, s'étage sur une échelle dont les extrémités seraient d'un côté la reconduction, dans l'espace de la fiction, de l'adhésion croyante idéalement requise par l'hypotexte, et de l'autre, à l'inverse, la contestation frontale et blasphématoire du texte sacré. Les deux romans dont je vais parler se situent dans la zone tempérée, ou médiane, de cette échelle: L'Évangile selon Jésus-Christ de José Saramago, roman critique, «voltairien», étant plus proche du pôle blasphématoire que l'autre, La Dernière Tentation du Christ de Nikos Kazantzaki, qui reconduit les conventions de réception sérieuse propres au genre réaliste naturaliste.

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