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Université de Lausanne        
    Dies Academicus 2000

 

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"Idées reçues … tonner contre"

Exposé de Mme Maia Wentland Forte, vice-recteur

Madame Maia Wentland Forte

 

" Dire que cette fin de millénaire est avide de repères et de certitudes est devenu un lieu commun qui a presque valeur de dogme. Est-il alors raisonnable de vouloir mettre en doute l'infaillibilité du souverain poncif? Car il est bien connu que les épinards contiennent énormement de fer, que le rouge excite les taureaux, que l'homme descend du singe, qu’une petite cuiller dans le goulot d’une bouteille de champagne suffit à le garder pétillant et que l’Université est une tour d’ivoire réservée à des intellectuels de haut vol plus proches de Monsieur Tournesol que du commun des mortels.

On n'a rien demandé mais à force de se l'entendre seriner, on a fini par y croire: il ne faut pas dormir avec des plantes vertes dans sa chambre, l’ouverture d’esprit est une preuve d’intelligence et le cholestérol est un poison.

Le prétendu cartésianisme serait-il soluble dans le corpus logomachique des lieux communs et des affirmations péremptoires? En tout cas, je, tu, nous (et surtout les autres) vivons avec des idées reçues. Même si le Titanic s'est revélé submersible et la ligne Maginot contournable, l'intox a toujours pignon sur rue. Bref, rumeur et irrationnel ont de beaux jours devant eux. L'inflation médiatique offre bien sûr une alternative critique aux discours dominants, mais elles sont aussi autant de tribunes assurant la promotion d'approximations douteuses et de simplifications abusives : logorrhée et psittacisme (utilisation d’un mot sans en comprendre le sens) sont deux mamelles qui nourrissent les idées reçues.

La différence entre un étudiant et une idée, c'est qu'un étudiant doit faire ses preuves, alors qu'une idée ne doit subir aucun examen pour être reçue. C'est même cela qui caractérise une idée reçue. Non pas le fait d'être inexacte ou banale, mais le fait d'être acceptée sans qu'on y réfléchisse. Ce n'est donc pas en soi qu'une idée est, ou non, reçue: c'est selon son public. Pour moi, par exemple, qui ne suis pas une spécialiste des sciences de la nature, la loi de la gravitation est une idée reçue. On me l'a enseignée, je l'ai acceptée telle quelle, … j'aurais d’ailleurs aussi bien accepté une autre loi, pour peu qu’elle me fasse un tantinet rêver. En revanche, un physicien fera les observations, les lectures ou les manipulations nécessaires pour se convaincre de la validité de cette loi. Il la fera sienne; elle n'aura rien pour lui d'une idée reçue. Quoique…

Voyons de plus près quelques-unes de ces fausses vérités, tout en gardant modestement à l’esprit que derrière chacune d’elles, combien d'autres, mieux dissimulées, somnolent entre les oreilles de chacun d’entre nous?

L’Homme (n’y voyez pas malice) n'utilise que 10 % de son cerveau

Autrefois, l'humanité s'accordait des divinités d'exception. Janus avait deux têtes: l'une pour contempler le passé, l'autre pour regarder l'avenir. Hécate, la déesse des carrefours, et Cerbère, le gardien des Enfers, avaient trois têtes. Amon-Ra, le dieu égyptien, en avait quatre. Aujourd'hui, les dieux sont morts, et, pour se rasséréner, l'Homme s'invente des capacités qu'il ne doit probablement qu'à son imagination.

A défaut de posséder dix têtes, l'homme moderne est convaincu qu'il n'utilise son cerveau qu'à 10% de ses capacités. C'est à la fois modeste et rassurant. Cela permet d'expliquer le pire: l'esclavage, l'Inquisition, le racisme, la guerre, le colonialisme, le nazisme, le stalinisme... - sans pour autant exclure un meilleur hypothétique - la liberté, la démocratie, l'altruisme, l'égalité, la paix, les lumières, la fraternité ....

A l'origine de cette idée se trouvent les expériences de neuroanatomistes des XVIIe et XVIIIe siècles, et en particulier celles de Francesco Redi qui, plus radical que d'autres, alla jusqu'à subtiliser son cerveau à une tortue et conclut sans prudence que la boîte cranienne abritait des aires inutiles.

Cette conception du cerveau-jachère se heurte néanmoins à deux objections de taille:

Premièrement:

comment penser que l'homme pourrait décupler ses capacités quand il lui en faut si peu pour disjoncter? La complexité croissante des sociétés humaines contemporaines fragilise les équilibres mentaux au point que l’on pourrait s'interroger sur la capacité de certains de ses membres à y faire face;

Deuxièmement:

des observations maintes fois renouvelées indiquent que, lorsqu'une espèce animale est soumise à un environnement très hostile, elle ne peut survivre qu'en augmentant le nombre de ses neurones. Et justement, les paléontologues modernes nous font remarquer que l'encéphale de l'Homme a triplé de volume en quelques millions d'années.

Ce qui m’amène, irréverencieusement, à considérer une deuxième idée reçue: 

le cerveau de la femme est plus petit que celui de l’homme

9 malheureux petits grammes! Voilà toute la différence de poids entre le cerveau de Marilyn Monroe et celui de Robert Kennedy. Même si c'est au détriment de l'actrice, il n'y a pas là de quoi fouetter l’amour-propre d'une femme.

Il n’en reste pas moins qu’en moyenne, le cerveau de l'homme est plus volumineux et lourd (1450 g) que celui de la femme (1300 g). Et alors? D'autant qu’Anatole France, qui n'était point sot, avait un cerveau d'à peine plus d'un kilogramme, ce qui est la norme pour un bébé d'un an. Au demeurant un poncif vient immédiatement à la rescousse pour nous rappeler que…."ce n’est pas la quantité qui compte, c’est la qualité"- … dicton que je préciserai ici en ajoutant : … la qualité de l’activité! Or à ce propos, les techniques modernes, et en particulier l’utilisation de la caméra à positons, montre qu'au repos le cerveau de la femme est plus actif que celui de l'homme: le taux d'activité cérébrale d'un homme qui réfléchit serait à peu près le même que celui d'une femme au repos intellectuel. Je vous laisse méditer sur cette surprenante nouvelle "idée reçue" qui, je vous l’avoue, bien que ne manquant pas de piquant, me laisse aussi songeuse que perplexe! …

Et qu’en est-il du fer dans les épinards?

Popeye est à l’évidence un imposteur. Le plus célèbre des marines américains a une santé de fer, un moral d'acier et un avant-bras en airain, mais, contrairement à ce qu'il a voulu nous faire croire pendant des années, il ne tire pas sa force exceptionnelle de la vertu alimentaire des épinards.

Au cours des années 1890, un chercheur américain fit l'autopsie d'une feuille d'épinard, mais, c'est du moins ce que dit la légende, sa secrétaire eut le malheur de commettre une erreur de frappe à la ligne fer: le velours de l'estomac y fut, d'un trait de machine, crédité d'une dose de 30 milligrammes au lieu de 3. Cette simple erreur de virgule a fait l'objet d'une correction dès 1930. Hélas en vain! En 1933, les dessinateurs Dave et Max Fleischer (les pères de Betty Boop) s’emparèrent de ce légume pour le transformer en potion magique pour leur héros: Popeye, le mangeur d’épinards. La propagande nationaliste durant les jours maigres de la Seconde Guerre mondiale a fait le reste. Obélix nous a fait rêver à l'invincibilité des Gaulois. Popeye a fait plus fort, et l’on put entendre à l'époque dire que l'Amérique était "assez forte pour finir la guerre parce qu'elle mangeait des épinards".

Les Américains se sont trompés, mais , à vrai dire, on est bien content qu'à cette occasion ils nous aient offert une histoire d'amour qui, bien qu'agitée, n'a jamais connu les affres de la rouille.

Et à propos d’amour … qu’en est-il de l’amour de la soie?

On trouve souvent qu’une toile d'araignée, c'est répugnant

Et pourtant, ce délicat ouvrage est une sorte de carré de soie, matière depuis longtemps considérée comme symbole de bon goût et de raffinement.

La soie d'araignée se prête d'ailleurs fort bien au cardage et au tissage. Ainsi, au XVIe siècle, un gilet de "toile d'araignée" fut offert à Louis XIV. Quelques années plus tard, des mitaines et des bas faits de la même matière furent présentés à l'Académie des sciences et suscitèrent l'admiration générale. Si l'élevage de ces bestioles n'était pas si compliqué, gageons qu'une cravate en toile d'araignée serait du dernier chic.

Alors pourquoi la cause de la toile d'araignée apparaît-elle difficile à plaider? Ne cherchez pas, c'est culturel: les araignées sont mal vues même si le soir elles sont, parait-il, signe d'espoir, et leur toile ces oeuvres délicates, en pâtissent forcément: l'amour de soie, … avec ou sans e, … est aussi sélectif qu'irrationnel!

Quelle généralisation, forcément abusive, peut-on tirer à partir de ces quelques idées reçues épinglées à la hâte?

Tout d’abord que, soucieux que nous sommes d'être des individus singuliers et originaux, nous n'aimons guère les idées reçues. Lorsque nous les percevons … chez les autres … nous ne manquons pas de termes aux nuances variées, mais tous péjoratifs, pour les fustiger: banalités, poncifs, truismes, trivialités, lieux communs, bâteaux, vieilles lunes... Naturellement, rejeter par principe toute idée reçue comme une faiblesse dont il faut se libérer serait absurde. Existe-t-il Homme capable de remettre en cause absolument tout ce qu'on lui dit, et de le rééxaminer par lui-même? Non, bien sûr, et heureusement. Nous absorbons la plupart des idées reçues sans y songer. Il le faut. Si nous agissions autrement, et attendions de savoir avant de parler, nous resterions interdits devant le monde, paralysés par un scepticisme total, muets à jamais! Ce serait abominable!

Ensuite, que nécessaires à la vie quotidienne, les idées reçues sont indispensables à la science. Car le corpus scientifique est un corpus d'idées reçues! En effet, une fois qu'un résultat a été publié dans une revue reconnue - ce qui signifie qu'il a obtenu l'aval d'un comité de lecture réputé sérieux - il est admis casiment sans autre examen par la profession. Ce résultat a donc pour eux un statut d'idée reçue. Et même un statut d'idée reçue obligatoire! Et qui oserait, pour faire original ou exprimer sa sensibilité personnelle, aller à 1'encontre d'un résultat admis? Il faut être poète, disant par exemple tel Prévert, que 16 et 16 ne font surtout pas 32 ou, tel Eluard, que la terre est bleue comme une orange. Ou encore avoir le courage, voire l’audace alliés au génie d'un Copernic ou d'un Wegener pour percevoir que certaines "évidences" … sont des idées reçues, et pis encore … des erreurs reçues. Grâce à eux, et à tant d'autres, ces erreurs reçues ont été remplacées par … des idées reçues … plus exactes … espérons-le. Tant il est vrai que le bon scientifique est celui qui réussit à inventer de nouvelles idées reçues… Pour cela, encore faut-il avoir le cran de mettre en question les évidences, car même les constructions intellectuelles les plus imposantes peuvent reposer sur des fondations d'une insoutenable légereté!

Les idées reçues sont une espèce de milieu ambiant aussi nécessaire à 1'esprit que l'oxygène au corps. Le problème, évidemment, est que lorsqu'on admet une idée sans 1'examiner, on risque de gober aussi bien le fer dans les épinards que la gravitation universelle. De toute manière et pour en finir, vraies ou fausses, les idées reçues tiennent lieu de vérités dans un monde dont la vérité ultime échappe toujours finalement à l'homme. Même vraies, elles ont donc ceci de faux, qu'elles occultent la complexité du monde. Cependant, si la vérité ultime se dérobe toujours, l'erreur a parfois l'obligeance de se manifester comme telle: les spécialistes ont à rectifier les erreurs reçues dans le public. Mais cela ne doit pas faire oublier que le contraire d'une erreur reçue, tout comme celle d’une idée reçue, … est encore une idée reçue. Alors osons, et tonnons contre …"

Avant de céder le micro, je tiens à remercier J. François Bouvet qui est l’éditeur d’un livre délicieux intitulé "Du fer dans les épinards et autres idées reçues" dont je me suis très fortement inspirée, ainsi que Jérôme Grosse et Eric Meylan du Centre audiovisuel et Xavier Gerber de la BCU pour avoir concocté le son sans lumières auquel vous venez d’assister.

 

   

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