Dies academicus 1999

 

Discours de Madame Francine Jeanprêtre,

Cheffe du Département de la formation et de la jeunesse

 

«Il faut du temps pour construire une bonne université, mais quelques années suffisent à ruiner les efforts patiemment consentis». C'est par cette mise en garde que débute un récent article du professeur Eric Junod, recteur sortant de charge, dans lequel il lance un véritable cri d'alarme à propos de l'avenir de l'université. «La vérité toute crue, poursuit-il, est que l'Université manque aujourd'hui de cinq millions par année pour renouveler son équipement scientifique, que demain le manque sera de sept millions et qu'après demain elle ne manquera de rien, car les étudiants et les chercheurs en sciences et en médecine seront allés travailler ailleurs». Quant au titre choisi par Monsieur Junod, il ne laisse aucun doute sur le coupable à ses yeux : «L'Etat, dit-il, laisse s'ensabler son université».

Ainsi l'UNIL serait menacée de ruine. Sur un point en tout cas, Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le recteur, Madame la Présidente du Conseil académique, Mesdames et Messieurs, je rejoins pleinement le professeur Junod: le devoir d'alerte. Et je conviens qu'il s'agit de parler fort, si l'on veut être entendu. Je le rejoindrai même sur un second point: cette université qu'il évoque, patiemment construite et développée au cours des Trente glorieuses, est aujourd'hui menacée ; elle est, en tout cas, confrontée au changement et il est vrai que la patience, cette fois, n'est pas de mise.

L'article que je viens de citer s'en prend à une mesure de la Table ronde, qui retire deux millions au budget de fonctionnement de l'Université. Même si ce montant peut encore sembler modeste, par rapport à un budget de plus de deux cent millions, cette mesure est grave en effet, et surtout elle est inintelligente. Mais le plus préoccupant à mes yeux, c'est qu'autour de cette mesure s'est dégagé une forme de consensus n'englobant pas seulement tout l'éventail des sensibilités politiques mais également l'ensemble des milieux invités, comme si chacun s'entendait à considérer la communauté universitaire comme encore trop privilégiée.

Lorsqu'une telle unanimité se dessine, il me paraît urgent de s'astreindre, au-delà de la recherche de responsables, et même si cela peut se révéler inconfortable, à une réflexion fondamentale qui ne préserve aucun tabou. C'est je crois la condition indispensable pour envisager un nouvel avenir commun et solidaire entre la société vaudoise et son université.

Mais vous conviendrez que pour moi en particulier, désirant mener à bien une réforme de l'Ecole vaudoise et subir un plan d'assainissement des dépenses en même temps relève d'un défi majeur.

Et ce défi commence déjà là où il faut expliquer à des parents de jeunes écoliers que, dorénavant, il faudra payer du matériel scolaire jusqu'alors gratuit, que l'Etat-employeur ne payera plus les cotisations d'assurance maladie des apprentis alors que l'Université ne serait touchée par aucune mesure de la Table ronde. C'est là que le discours sur les privilèges et les sacrifices prend racine et qu'il devient si ardu mais incontournable d'affirmer que, sans évoluer dans le luxe, notre Université doit aussi garder de moyens de vie et de développement pour le bien de la collectivité.

Evitons cette situation socialement dangereuse qui voit des groupes, des institutions, privés de moyens s'affronter, occultant cette claire réalité: que dans ce pays, l'un des plus riches du monde, nous avons les moyens, en fixant de réelles et claires priorités, d'offrir une formation de qualité à l'ensemble de la jeunesse.

Ce que nous investissons en formation, nous sera rendu en adultes responsables», disait Charles Kleiber.

Une cité vivante ne se laisse pas ensabler, parce que chacun de ses habitants y veille; et le politicien &endash; surtout s'il s'agit d'une cité de la culture et du savoir &endash; devrait avoir à cœur de l'embellir et de la faire rayonner au loin.

C'est à un tel projet que je convie le nouveau Rectorat, et avec lui bien sûr toute la communauté universitaire: professeurs, corps intermédiaire, personnel administratif et technique, étudiantes et étudiants.

Sans vouloir minimiser les signaux d'alarme, je suis convaincue que l'héritage transmis par l'équipe sortante du Rectorat est riche et solide, et je tiens ici à rendre un chaleureux hommage au recteur Junod ainsi qu'aux vice-recteurs Bridel, Burlet et Diezi pour leur engagement sans faille en faveur de l'Université de Lausanne, et de la cause universitaire en général.

Au cours des dix-huit mois écoulés depuis mon entrée en fonctions, j'ai pu, Messieurs, mesurer la qualité de votre travail dans la conduite de situations difficiles et complexes. Nul doute que durant les huit années passées au Rectorat, quatre comme vice-recteur puis quatre comme Recteur, le professeur Junod aura marqué l'institution universitaire vaudoise, comme acteur essentiel de la transition entre une université qui appartient déjà presque au passé et cette nouvelle institution qui reste encore largement à construire. Je suis certaine que les plans élaborés par le Rectorat sortant permettront à la nouvelle équipe de s'atteler sans crainte aux vastes chantiers entrepris, notamment le passage vers de nouvelles formes de gestion et l'ambitieux projet de développement et de coordination entre les trois Hautes Ecoles lémaniques, sur lequel je reviendrai dans un instant. C'est l'occasion pour moi de présenter tous mes vœux à celui qui reprend le flambeau, M. le Recteur Jean-Marc Rapp, ainsi qu'à ses collègues, parmi lesquels on compte pour la première fois une femme, Mme la Vice-rectrice Maria Wentland Forte &endash; ce qui me réjouit. Secondé par MM. les vice-recteurs Walter Wahli, Jörg Winistörfer et Jacques Diezi, seul membre du Rectorat sortant de charge, je sais, Monsieur le Recteur, parce que vous êtes homme d'autorité et de décision, que vous assurerez avec succès l'entreprise qui vous est aujourd'hui confiée. Vous pouvez être assuré de mon ferme appui ainsi que de celui de tous mes collaborateurs. Je suis également convaincue que vous serez bien épaulé par le nouveau Rectorat.

Si nous avons l'ambition de maintenir une université de haut niveau, malgré notre petite taille, deux conditions doivent être remplies: obtenir d'une part les moyens suffisants pour nous moderniser ; la Confédération l'a compris, et le canton devra s'y engager également. Admettre d'autre part de remettre en cause les structures et les habitudes dépassées, car injecter des moyens supplémentaires dans une institution qui refuserait de reconsidérer ses modes de fonctionnement serait un non-sens.

La réalisation de certains objectifs devient urgente - qu'il s'agisse de l'assouplissement du cahier des charges des enseignants, de l'amélioration du statut du corps intermédiaire ou encore du maintien du taux d'encadrement des étudiants.

Une université différente est à inventer; «inventer», disait Albert Einstein, «c'est penser à côté». C'est-à-dire se libérer des schémas en place pour mettre en évidence de nouvelles dimensions d'une réalité nouvelle. C'est à ce type d'exercice que nous sommes tous contraints aujourd'hui, si nous voulons poursuivre l'aventure.

Les étudiantes et les étudiants auront, à mes yeux, un rôle essentiel à jouer dans cette révolution, et l'Université devra leur donner les moyens de devenir acteurs à part entière du développement des nouveaux réseaux de la formation ; car ce sont eux finalement qui, par les choix qu'ils opéreront dans l'offre de formation, activeront l'émulation entre les divers partenaires de ces réseaux. Nous devrons être particulièrement attentifs aussi à ce que toute cette évolution ne se fasse pas au détriment d'un large accès à la formation supérieure. Il serait inacceptable que l'enseignement supérieur redevienne un privilège ; ce serait par ailleurs aller à l'encontre des besoins les plus évidents de la société. Un système performant de bourses, de prêts et d'encouragement à la mobilité devra donc accompagner tout ce processus.

La place faite aux femmes sera également déterminante pour le succès de cette réforme. Les femmes, comme le rappelait très à-propos M. le Secrétaire d'Etat Charles Kleiber, «soutiennent la moitié du ciel» ; et il faut qu'elles puissent rapidement être plus nombreuses à enrichir l'université de demain. Sur ce plan, nous ne pourrons pas nous contenter de rester au niveau des discours, et il conviendra d'agir avec détermination sur la réalité, que ce soit par le biais de facilitations &endash; à compétences égales &endash; de l'accès aux fonctions enseignantes, de mesures incitatives encore à définir ou pourquoi pas, à l'occasion, de choix politiques.

Les attentes face à ces défis ne sauraient être univoques, et l'Université aura raison de poser fortement ses conditions avant de jouer le jeu du changement, notamment en matière de garanties financières. On ne peut que donner raison à ceux qui dénoncent les menaces que constituent pour la science la nouvelle orthodoxie économique, une certaine vision consumériste des études inspirée des Etats-Unis et l'imposition d'une logique de compétition économique et d'uniformisation administrative à tous les types de disciplines, d'établissements et de recherches.

L'Université aurait tout à perdre à se laisser imposer des options fixées dans d'autres lieux. Il est vital qu'elle apporte sa part de génie propre aux grands travaux en cours, et les enrichisse de principes qui, même s'ils appartiennent à une autre logique - celle de la liberté académique et de l'autonomie de la science, ou encore de la pluralité de la recherche - demeurent indispensables à la construction d'édifices qui restent au service de toute la société et pas seulement de certains intérêts particuliers.

C'est l'enjeu auquel nous sommes aujourd'hui ensemble confrontés, dans le cadre du projet de rapprochement communément appelé «projet triangulaire» entre les Universités de Genève et de Lausanne et de l'EPFL, projet qui s'inscrit au cœur du système plus vaste de mise en réseau élaboré par le Groupement de la science et de la recherche. Ce projet bénéficie du plein soutien des responsables politiques sur le plan des deux cantons et de la Confédération. Il permettra à la place universitaire de jouer un rôle de premier plan, rôle qui lui échapperait tôt ou tard si chacun persistait à évoluer en solitaire. Il me paraît indispensable de penser désormais en termes de sites, et de considérer la place universitaire lausannoise &endash; UNIL et EPFL - comme une seule cité des sciences, vaste ensemble comprenant deux institutions complémentaires et offrant au niveau régional, en association avec le partenaire genevois, un instrument de première force dans les domaines de l'enseignement, de la recherche fondamentale et appliquée; des collaborations de haut niveau pourront alors se développer non seulement avec l'industrie et la technologie, mais avec la société dans toutes ses dimensions.

Je ne dis pas que ce projet soit achevé ni parfait; mais il ouvre un avenir, et je n'en vois sincèrement guère d'autre, hormis le repli. C'est un pari ambitieux qui nous engage et nous lie pour les années à venir, mais qui peut être enthousiasmant, si l'on imagine que son succès assurera à la place universitaire lausannoise un avenir européen, et même au-delà. L'UNIL dans cette partie ne manque pas d'atouts, et son potentiel est reconnu.

La conduite d'un projet de cette ampleur donnera aussi l'occasion à l'Université de renouveler son image auprès de la société, et d'entraîner plus activement cette dernière avec elle dans une aventure où elle se sente concernée et intéressée. L'actualité nous montre que la société est à la recherche de projets communs porteurs, derrière lesquels elle puisse s'engager tout entière. Un projet tel que celui-ci pourrait être le moyen de combler le déficit d'image que connaît actuellement le monde académique et son manque de visibilité dans la société.

Mais n'oublions pas que le Dies academicus est d'abord, pour l'Université, un jour de fête et une occasion de distinguer ses lauréats et ses nouveaux docteurs honoris causa; une fois encore, la qualité des récipiendaires constitue le meilleur témoignage de la haute qualité du travail qui s'accomplit à Dorigny, et qui porte loin au-delà de la seule communauté universitaire lausannoise la réputation et le rayonnement de notre Université. A toutes et à tous, j'adresse mes plus vives félicitations et je vous remercie pour votre contribution à la vie et au développement de notre canton; nous avons besoin de vous, nous comptons sur vous et nous nous engageons à faire tout ce qui est en notre pouvoir pour maintenir dans notre pays des conditions de travail et de recherche attractives qui vous offrent un véritable avenir, à la hauteur de vos compétences et de vos ambitions.

retour au sommaire