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Université de Lausanne        
    Dies 2003: Allocution de Mme Anne-Catherine Lyon, cheffe du DFJ

 

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Mesdames, Messieurs,

Nous traversons une époque qui aime l’ambiguïté. D’une part elle nous impose ses injonctions à la mobilité, à la flexibilité, à la vitesse. Et d’autre part elle nous impose des fusions, des synergies, des rationalisations, des concentrations et des standardisations d’une ampleur jamais observée jusqu’ici.

Le paysage de l’enseignement supérieur est marqué tout entier par cette équation. Ses acteurs sont déstabilisés par l’importance et le nombre des réformes en cours, et des projets de réformes en discussion. Deux vocations essentielles de l’institution universitaire, celle qui consiste à s’ériger en creuset de la recherche scientifique et de la réflexion sur le monde, et celle qui consiste à former à un haut niveau les membres de la collectivité, se compliquent en effet d’une tâche infiniment plus terre à terre: celle qui l’oblige à rejoindre le siècle pour s’y frotter aux contingences, et parfois aux fantasmes, de la modernité.

L’institution universitaire n’est pas isolée dans ce cas. Non seulement les autres champs de l’enseignement, mais aussi ce qu’il est convenu de nommer la société civile, et l’Etat lui-même, qu’il soit cantonal ou fédéral, s’écartèlent entre leur obligation d’être fidèles à leurs caps essentiels, et le souci prosaïque de survivre aux ébullitions de la conjoncture.

Dans des circonstances de ce genre, l’intelligence consiste à ne pas considérer ses propres certitudes, et plus encore ses propres structures, comme des données immuables. Il est des circonstances où seule l’attention portée au réel garantit la persistance des idéaux. Je pense plus précisément que pour cette Université qui nous est chère, le seul moyen de ne pas récuser ses missions fondamentales, celles-là même qui la muent en trésor de la communauté vaudoise et suisse, consiste à poursuivre sa réflexion sur sa propre adéquation aux temps présents.

Elle peut d’ailleurs vérifier que son pari, osé, d’avoir bien avant d’autres institutions renoncé volontairement à assumer seule l’universalité de ses enseignements, agissant alors avec esprit d’ouverture et de générosité, notamment dans le cadre du projet triangulaire, lui permet désormais un redéploiement remarquable.

Mon rôle est de favoriser de telles réformes au bénéfice de l’institution, en lui offrant en particulier une Loi sur l’Université entièrement révisée. Bien sûr, tout projet de cette nature est souvent perçu comme intrusif par ceux qu’il concerne au premier chef. Mais qu’on ne s’arrête pas à cela. Les bénéfices apportés par la Loi sur l’Université se révéleront rapidement très supérieurs aux modifications qu’elle apportera aux habitudes en vigueur aujourd’hui.

Le projet de Loi sur l’Université qui sera présenté dans quelques semaines au Conseil d’Etat, et débattu le printemps prochain par le Grand Conseil, vise pour l’essentiel à renforcer l’autonomie de l’institution dans ses différents éléments. Notamment, il la fonde plus substantiellement en elle-même en améliorant nettement le statut professionnel et matériel du corps intermédiaire, garant de la relève à venir. Et d’autre part il la réorganise, en créant un Conseil de l’Université reserré et revivifié, véritable contrepoids à un Rectorat lui-même renforcé.

A ces dispositions s’ajoute une redéfinition du régime financier soumettant l’Université. La Loi prévoit sur ce point une consolidation indispensable des flux et des comptes, puisqu’aux pratiques de la conduite budgétaire par groupes devrait succèder celles d’une allocation globale votée par le Législatif.

Le processus de Bologne, induit par la Déclaration signée dans cette même ville par 29 pays européens en juin 1999, suscite des interrogations d’une portée plus ample. Son ambition, qui consiste à réorganiser l’enseignement supérieur sur une grande part de notre continent pour le placer sous la quadruple exigence de l’ouverture, de l’excellence, de l’égalité des chances et de la mobilité, ce que je salue bien évidemment, risque en effet de ramener insidieusement la durée commune des études universitaires à trois ans. Nous nous trouvons là devant ce qu’un Jean Baudrillard ou un Pierre Bourdieu nommeraient sans doute une stratégie perverse typique de notre époque - qui séduit tout en dépouillant, ou (c’est au choix) qui dépouille sous les apparences de séduire.

C’est l’exigence d’harmoniser le cursus universitaire en deux étapes, celle du «bachelor» en trois ans et celle du «master» en deux, qui pose le problème crucial. Si la Déclaration de Bologne peut vanter grâce à cette mesure l’assouplissement des filières de formation, elle place en effet les institutions et les étudiants sous une vive contrainte: la force du marché du travail risque d’être telle que les étudiants pourraient n’avoir d’autre choix que celui d’interrompre leur cursus universitaire aussitôt après le «bachelor». Il s’ensuivrait une réduction quantitative de leur formation, bien sûr, mais surtout qualitative, à moins qu’à ces trois ans de «bachelor» soient adjoints dans tous les cas les deux ans du «master».

La position que je défends au sein de la Conférence universitaire suisse est très claire. Les Directives d’application de Bologne ne sauraient être appliquées dans notre pays sans que soit définitivement clarifié le principe suivant: ensemble, le «bachelor» et le «master» équivalent à la licence que nous connaissons aujourd’hui. Il doit être tout aussi clairement établi que les taxes d’inscription, dans toute la Suisse, restent les mêmes qu’aujourd’hui pour le niveau «bachelor» et pour le niveau «master». Je ne peux pas partager l’avis selon lequel il serait concevable de restreindre l’accès aux «masters» notamment par des artifices financiers.

Dans la perspective bolonaise, les réformes annoncées pour le système des bourses d’études se révèlent à leur tour inquiétantes et mettent en péril le principe de l’égalité des chances et le concept de la mobilité. Les projets de péréquation financière que le Conseil fédéral vient d’élaborer en la matière m’alarment au plus haut point. Nous sommes à nouveau, dans ce cas, en présence d’une menace qui n’en a pas l’air tant elle revêt les aspects rassurants d’un désenchevêtrement financier bénéfique: dès 2007 les cantons prendraient entièrement à leur charge les aides à la formation non universitaire; la Confédération n’accorderait de son côté plus qu’un soutien relatif au degré tertiaire de la formation.

La perspective réjouit naturellement les fétichistes du «qui commande paie», au motif que l’on distinguerait enfin mieux qui paie quoi dans cette affaire. Satisfaction illusoire! Quelques cantons, en train de réformer leur loi sur l’aide aux études et à la formation, s’en aperçoivent déjà. Il leur deviendrait difficile d’assurer ne serait-ce que le maintien des subventions actuelles en faveur de leurs boursiers. Laissez-moi vous dire, Mesdames et Messieurs, que Vaud n’échapperait guère à la menace: les montants que la Confédération nous verse annuellement, au titre de l’aide au degré tertiaire de la formation, seraient amputés de leur moitié.

Il nous faudrait donc soit doubler le budget ad hoc, soit muer une part significative des bourses en prêts purs et simples, option que je refuse clairement. A l’heure où nos communautés occidentales se précarisent par pans entiers sur le plan social et sur le plan économique, il serait de la dernière impéritie, et au surplus de la dernière arrogance, de précariser à leur tour les moyens de formation mis à la disposition des boursiers. Nous induirions là rien moins qu’un cercle vicieux de régression sociale et économique, et surtout de régression intellectuelle.

Mettre en place l’Espace des Hautes Ecoles pose un autre type de problème, qui m’amène à réfléchir aux conditions dans lesquelles l’art politique s’exerce de nos jours, notamment dans notre pays. Il s’agit en l’occurrence de produire, pour le 1er janvier 2008, une loi chargée de deux vocations: d’une part elle doit succéder au dispositif qui règle aujourd’hui l’aide aux Universités, d’autre part elle doit régir l’ensemble de nos Hautes Ecoles, universitaires et tertiaires. Les délais d’accouchement de ce texte sont donc extrêmement rapprochés. Compte tenu du mécanisme d’examen parlementaire habituel, la loi doit être achevée de rédiger l’automne prochain, ce que le rythme actuel des séances tenues par ses auteurs, notamment au sein de la Conférence universitaire suisse, rend impossible à première vue.

Cette situation met en lumière la contradiction (qui prend parfois les airs d’une malédiction) pesant sur la plupart des réformes politiques entreprises de nos jours autour de nous: elles ne seraient sans doute guère enclenchées de manière aussi franche sans la pression de l’urgence, mais cette urgence précipite leur déroulement dans une atmosphère de confusion, d’approximation, voire de chaos ou tout simplement de paralysie.

Pour dépasser cette fatalité, que le fédéralisme «à la suisse» aggrave plus souvent qu’à son tour, c’est donc bel et bien d’une méthode de travail et de pensée dont il faut nous munir. Il serait temps que la communauté politique se libère de ses penchants ataviques pour le détail, qui masque souvent l’essentiel et diffère le traitement des problèmes importants. Je suis frappée d’observer à quel point ce réflexe, lorsqu’il est manifesté sur un fond de situation financière difficile comme elle l’est aujourd’hui, transforme des processus qui devraient être de décision en stratégies d’attentisme, voire de blocage.

La tournure des récentes élections fédérales n’est peut-être pas indépendante, d’ailleurs, de ces comportements dont j’espère la disparition. Si l’ordre politique n’affiche pas sa compétence de réflexion synthétique, son besoin de hiérarchiser clairement les problèmes et les objectifs, et son désir de percevoir le monde qui nous entoure comme un ensemble façonné par des interactions objectives et subtiles, le rêve des remèdes expéditifs déferle aussitôt dans les têtes et dans les urnes.

J’éprouve une infinie gratitude envers l’institution universitaire d’avoir toujours milité, grâce au travail intellectuel et scientifique qu’elle accomplit, et grâce au rayonnement qu’elle exerce dans la Cité, contre le risque de pareils replis collectifs. C’est pourquoi je serai toujours à ses côtés loyalement et fidèlement, et que je l’assure aujourd’hui de mes meilleurs vœux académiques.

Mesdames et Messieurs, je vous remercie de votre attention.

 

   

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