Dies academicus 1998

 

Dies academicus 1998

 

Discours de Mme Francine Jeanprêtre,

cheffe du Département de la formation et de la jeunesse  

 

 

Mesdames, Messieurs,

C’est avec un sentiment à la fois d’émotion et de joie que je m’adresse pour la première fois à la communauté universitaire lausannoise en tant que première conseillère d’Etat à prendre la parole lors d’une cérémonie du Dies, 20 ans après avoir quitté les bancs de cette Université. Aurais-je, alors, imaginé ce cheminement? même si l’on dit volontiers que le droit mène à tout !

Au nom du Conseil d’Etat je souhaite une très cordiale bienvenue en terre vaudoise à Madame la Conseillère fédérale Ruth Dreifuss et à mon collègue, M. le Conseiller d’Etat Mario Annoni, représentant le Conseil exécutif du canton de Berne. Mes vives félicitations et celles du Gouvernement vaudois vont à toutes celles et ceux qui seront honorés ce matin : docteurs honoris causa et récipiendaires de prix.

Sous ses apparences de cérémonie officielle, le Dies Academicus cache une occasion qui appelle mieux qu’une présence symbolique ou des propos convenus.

Il est en effet la seule occasion donnée au Gouvernement de s’exprimer, par l’un de ses membres, devant les représentants de l’ensemble de la communauté universitaire - autorités académiques, corps professoral, corps intermédiaire, personnel administratif et technique, et étudiants. La présence, dans la même assemblée, de représentants des instances politiques à leurs divers niveaux, ainsi que de nombreuses personnalités des milieux économique, scientifique ou culturel garantit une audience que peu d’occasions permettent de réunir.

Quelle meilleure tribune pouvais-je dès lors espérer pour esquisser l’avenir que j’entrevois pour notre place universitaire, et vous dire à la fois ce que l’Université peut espérer de l’Etat et les attentes que la cité place dans son Alma Mater.

Au préalable, je souhaiterais rappeler que le nouveau Département de la formation et de la jeunesse regroupe avec bonheur en son sein tout le secteur de l’éducation qui s’étend, de la petite enfance, des enfants handicapés, au monde universitaire devant lequel j’ai le plaisir de prendre la parole ce matin.

Par mon engagement personnel et politique, j’entends défendre un accroissement des moyens octroyés à une formation de qualité des jeunes dans tous les domaines. C’est une vision sur le long terme que je veux privilégier et qui trop souvent échappe à une majorité des politiques, obsédés qu’ils sont par la recherche des équilibres budgétaires - Car est-il bien raisonnable de léguer à nos enfants un Etat financièrement assaini dans la souffrance, alors que la formation et les débouchés sur le marché du travail sont négligés? Qu’ils soient apprentis ou universitaires, nos enfants, nos jeunes, ont besoin de buts existentiels et d’espoir dans la perspective de se former et d’évoluer au mieux de leurs aptitudes dans un monde toujours plus exigeant. La formation est la clé de voûte de tout projet démocratique visant à atténuer les inégalités, Il n’est pas indifférent dès lors d’observer tous les moyens qu’on lui concède ou qu’on lui retire.

En cette période où tant de structures et tant d’acquis sont simultanément remis en cause, je mesure tout le risque qu’i1 peut y avoir à décider de parler vrai - mais je considère de mon devoir de prendre ce risque devant vous, le véritable enjeu étant de réussir l’inévitable mutation de notre monde académique et scientifique.

Si l’on survole l’histoire des sociétés, on se rend compte que celle-ci consiste essentiellement en une alternance de périodes de stabilité et de consolidation des acquis, et de périodes de turbulences et de remise en cause des systèmes en place, lorsque ceux-ci atteignent leurs limites. Nous sommes tous contraints d’admettre, quelle que soit la lecture qu’on en fait, que nous sommes aujourd’hui au cœur de l’une de ces phases de turbulences. Le phénomène est très général et atteint l’ensemble de nos institutions, l’Université ne faisant simplement pas exception dans ce contexte (mais c’est un constat et non une fatalité !).

La mentalité des années quatre-vingt, à travers son idéologie et les moyens mis en œuvre pour la concrétiser, a projeté sur le service public, parfois aux dépens de ses critères d’efficacité propres, un système de valeurs tendant à remettre en cause une vision qui fondait l’équilibre des sociétés sur la capacité redistributrice de l’Etat. C’était la période où fleurissait le slogan " moins d’Etat ". Nous en sommes maintenant à la phase d’application ...

Le rythme de cette onde de choc planétaire fait que c’est depuis le début des années nonante seulement que ces volontés réformatrices nous atteignent de plein fouet, conjointement avec une crise des ressources publiques qui, si elle doit être prise au sérieux, n’en est pas moins souvent instrumentalisée dans une perspective concertée d’affaiblissement du secteur public, dont relève également l’Université.

S’il me paraît indispensable, en politique, qu’une dimension philosophique et idéologique vienne nourrir l’action, pour lui donner un sens et une vision - la politique ne sachant se limiter à un exercice comptable -, la conduite des affaires, dans ses contraintes pragmatiques, est tenue de prendre en compte à la fois l’équilibre des forces et les moyens disponibles. La pire des options serait à mon sens de revendiquer le seul maintien du statu quo, et d’espérer faire l’économie de tout processus de réexamen des fonctionnements et des situations acquises. La capacité d’invention et de renouvellement ne saurait être le monopole d’un seul courant de pensée, à moins qu’on ne la lui abandonne et que l’on décide de baisser les bras.

Je pense, par conséquent, qu’il serait erroné de percevoir le contexte actuel comme une seule fatalité ; ce serait accepter une défaite, et croire condamnées la spécificité et les valeurs originales du service public. Parallèlement à l’indispensable combat, dans le rapport de forces que l’on connaît, pour le maintien d’un Etat socialement avancé et la défense de prestations publiques de qualité accessibles à l’entier de la population, il me paraît indispensable que des forces de réflexion progressistes se mobilisent pour élaborer et proposer de nouveaux schémas pour la société- Ce bouillonnement s’avère d’autant plus nécessaire que les moyens nous sont âprement disputés. Ce courant de pensée et d’émulation, je l’ai vécu en 1968 en fréquentant l’Université de Neuchâtel. Nous suivions alors avec attention le mouvement parti des universités françaises et qui voulait changer la société. Trente ans plus tard, l’histoire peut-elle se répéter?

La part de chance pour l’Université réside pour beaucoup dans une autonomie accrue, qui peut être saisie comme une occasion de renouveau. Je suis convaincue que l’Université a des ressources qu’aucun plan d’économies ne saurait lui mesurer, et qui constituent sa vocation historique de creuset de visions nouvelles, de laboratoire social, de lieu d’une lecture critique de la société et d’élaboration de solutions novatrices -, plus que jamais, la société a besoin que l’Université joue à son égard ce rôle de stimulateur.

Je crois dans la capacité de l’Université de saisir l’occasion d’être plus encore un lieu d’exploration de champs nouveaux, Je crois également dans la capacité de forces progressistes et généreuses, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de l’institution, de convaincre la société non seulement de maintenir, mais d’accroître les moyens accordés à l’Université, sous peine d’hypothéquer gravement son avenir. Mais elles n’y parviendront qu’avec l’aide de la communauté universitaire elle-même, par une volonté d’engagement plus fortement affirmée encore; j’appelle donc tous ses corps à se déclarer parties prenantes de ce défi. C’est ensemble qu’il faudra renouveler nos regards, et savoir penser à de nouvelles échelles.

Abstraction faite de toute référence aux particularismes ou aux problèmes locaux, l’attente ou le repli ne sont tout simplement pas possibles. Une partie est en cours, dans laquelle il faudra être capable de placer ses atouts avant que les jeux ne soient faits. On peut, aujourd’hui déjà, acquérir un diplôme de Stanford ou passer un MBA d’une université londonienne sans quitter son domicile du Gros-de-Vaud, simplement en se connectant à l’Open University - et en investissant, il est vrai, quelques milliers, voire quelques dizaines de milliers de francs. A l’échelle la plus vaste se développe, en matière de formation supérieure, une multitude d’approches et d’expérimentations nouvelles qui redessine à chaque ‘instant la carte des compétences et bouleverse profondément les références connues. C’est dans ce contexte mouvant et - qu’on le regrette ou non - compétitif à l’extrême, qu’il faudra parvenir à défendre la place et le rôle, à la fois de l’Université de Lausanne et de cet espace universitaire lémanique dans lequel, aujourd’hui déjà, les destins de trois Hautes Ecoles sont indissolublement liés. Je ne vois pas d’autre voie, si l’on tient à faire de ce pôle un bassin reconnu de haute compétence, que celle de la répartition de l’excellence entre ces trois institutions dont les compétences et le rayonnement se complètent admirablement.

Dans ce processus, rien ne serait plus néfaste à 1’Université que de se voir imposer visions et perspectives de l’extérieur. L’Université peut et doit garder l’initiative, à condition de se montrer audacieuse, et de se réapproprier les perspectives nouvelles en leur insufflant son dynamisme et sa vitalité propres.

Les recteurs et le président des Universités de Genève, de Lausanne et de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne ont annoncé hier, dans le cadre d’une conférence de presse, un projet de développement majeur pour la place universitaire lémanique, dans le domaine des sciences de la vie plus particulièrement. J’aimerais insister sur les points suivants:

Le projet est ambitieux, et les écueils à éviter sont de taille ; mais c’est aussi ce qui le rend motivant, Il ne faudra pas trop de l’énergie et de la volonté conjointes des autorités politiques et universitaires pour assurer son succès. Il y a là une chance évidente à saisir, que pour ma part Je n’entends pas laisser passer, l’avenir de notre place universitaire et de ses trois institutions de haut niveau. qui conserveront leurs caractéristiques et leur identité propre, est à ce prix, J’en suis convaincue.

Madame la Conseillère fédérale, l’une des clés du succès de cette opération est entre vos mains. Je sais que M. le Secrétaire d’Etat est particulièrement attentif à ce qui se passe actuellement à Lausanne et à Genève. Il faudra aussi que la Confédération apporte son soutien, non seulement moral, mais en allouant des ressources supplémentaires pour permettre la réalisation de ce projet ou d’autres du même type. Le Message que vous préparez actuellement sur la politique universitaire pour la période 2000-2003 pourrait être l’occasion concrète, pour le Conseil fédéral et votre Département, de donner des signes tangibles. Nous connaissons votre attachement à une politique universitaire concertée; le projet UNIL-UNIGE-EPFL est à ce titre exemplaire, et nous espérons vivement pouvoir compter sur l’appui des autorités fédérales et vous en savons gré.

Si l’on veut qu’ils soient mobilisateurs, qu’ils se révèlent capables d’emporter l’adhésion la plus large, il est fondamental que ces nouveaux ensembles ne deviennent pas prétexte à un recul en matière sociale, et ne se réalisent au détriment des processus indispensables au progrès dans ce domaine ; je pense, par exemple:

Sur toutes ces questions, dont chacune mériterait d’être développée, il s’agira d’aller rapidement au-delà des déclarations d’intention. Mais la tâche est lourde, et l’on ne pourra y parvenir qu’en conjuguant nos forces de travail et en définissant une volonté commune. Ce sera peut-être là une occasion pratique de mettre en œuvre l’une des formules que l’on a pu entendre récemment scander dans nos rues : "tous ensemble". C’est donc une offre concrète que le fais à la communauté universitaire, de ma part et de celle de mon Département, d’ouvrir des chantiers dans ces divers domaines.

Il y a certes une bataille à mener, qui est celle des financements. Mais ce n’est pas la seule. L’argent n’est qu’un moyen, sans doute essentiel, mais inerte. Il faut savoir ensuite le transformer en projets, en enthousiasme, en tirer le parti le meilleur et le plus efficace. En faire le pari, c’est déjà le gagner un peu.

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