Pourquoi au sein d'une même espèce, les insectes peuvent-ils présenter des comportements sociaux différents? Souvent observées mais non expliquées, ces divergences dans l'organisation d'une colonie sont pour la première fois reliées à un chromosome social grâce à une étude menée par le biologiste Laurent Keller à l'UNIL et par le SIB Institut Suisse de Bioinformatique, sur une espèce particulièrement dévastatrice, la fourmi de feu. Les résultats de ces recherches sont publiés cette semaine dans la revue Nature.
La fourmi de feu, Solenopsis invicta, qui tient son nom des brûlures impressionnantes qu'occasionne son venin toxique, a commencé à dévoiler ses secrets en 2011 lorsque Laurent Keller et le SIB ont séquencé son génome. Depuis, ces chercheurs ont pu étudier ses gènes de plus près et découvrir un «chromosome social» qui permet d'expliquer pourquoi certaines colonies abritent une seule reine alors que d'autres en comptent plusieurs. Cette découverte peut contribuer à trouver des parades génétiques pour lutter contre ces fourmis dont les immenses colonies occasionnent des dégâts ravageurs aux Etats-Unis, en Australie ou encore en Chine. Les nombreuses techniques mises en oeuvre pour lutter contre cette espèce ravageuse se sont avérées jusqu'à présent inefficaces et il devient urgent de développer des approches alternatives.
Un comportement social dicté par un « supergène »
Les gènes peuvent recombiner avec leurs voisins situés sur le chromosome homologue. Chez la fourmi de feu, il y a eu un réarrangement chromosomique surprenant qui a soudé un groupe de 600 gènes qui va influencer non seulement l'acceptation de plusieurs reines dans la colonie, mais encore la physiologie, l'odeur et le comportement des reines et des ouvrières.
Dans l'organisation à une seule reine, les nouvelles reines ailées produites au sein de la colonie vont en fonder une autre de manière indépendante après le vol nuptial ; elles sont grosses car pour nourrir leurs premières larves elles accumulent beaucoup de lipides avant même l'accouplement. Au contraire, les jeunes ailées provenant de la forme sociale à plusieurs reines volent moins loin et retournent dans un nid établi après le vol nuptial ; elles n'accumulent pas de réserves avant de s'envoler pour trouver un partenaire.
L'ensemble de ces différences est régulé par les 600 gènes devenus irrémédiablement liés, pour former une sorte de «supergène» garantissant que les individus sont bien adaptés à la colonie dans laquelle ils vivent. Selon Laurent Keller, on pourrait trouver ce type de «supergène» dans d'autres organismes vivants, en effet «des exemples similaires semblent exister chez les papillons et les oiseaux».
Face aux données qui fourmillent, une alliée indispensable : la bioinformatique
Les comportements des fourmis sont étudiés depuis de nombreuses années mais l'étude détaillée de leur génétique n'est possible que depuis peu grâce aux progrès des technologies de séquençage et des méthodes bioinformatiques. Analyser les gros volumes de séquences générées n'est pas chose simple. « En effet, ce projet a nécessité le séquençage du génome complet de deux fourmis et le séquençage des génomes partiels de plus de 450 autres fourmis pour un total de plus de 100 milliards de nucléotides à analyser - soit l'équivalent de 276,000 romans de poche », précise Yannick Wurm de l'équipe Vital-IT du SIB. Une tâche colossale qui a été confiée aux experts en bioinformatique et aux puissants ordinateurs de Vital-IT - et un défi quasiment impossible à relever pour le traditionnel biologiste.