François Rosset, doyen de la Faculté des lettres, a prononcé un discours sur l'utopie lors de la séance d'ouverture des cours. Le journal Le Temps publie ce texte dans la rubrique Opinons du 30 septembre 2014.
Le texte du discours prononcé lors de la cérémonie d'ouverture des cours le 17 septembre 2014:
Le vocable « utopie » résonne partout autour de nous. Le plus souvent, il est utilisé sur un mode dépréciatif pour désigner, avec plus ou moins de condescendance, les faiblesses d'un projet irréalisable, les rêveries au mieux sympathiques de tels hurluberlus, voire les dangereuses séductions conçues par l'imagination quand elle échappe à la police de la raison. Si l'on en parle avec chaleur, c'est en général dans l'ordre de l'« événement », lorsqu'il s'agit de promouvoir une exposition, une publication, une manifestation populaire ou savante. Et ces dernières sont fréquentes ; l'utopie fait recette, elle intéresse, elle plaît, comme plaisent toutes les invitations au voyage, au dépaysement, à l'ailleurs. Mais, si l'on veut bien concéder une certaine honorabilité à l'escapade, tant qu'elle reste confinée au domaine des loisirs, il ne faudrait quand même pas oublier que nous sommes et restons bien ici, pas ailleurs. Que c'est ici que nous faisons nos grandes et petites affaires, c'est ici que nous menons nos existences réelles ou prétendues telles, ici que nous sommes comme il faut, c'est-à-dire: utiles, productifs et reconnus.
Or, c'est bien mal connaître l'histoire de l'utopie et se méprendre sur son sens profond que de soumettre son examen à une vision de l'existence humaine qui consisterait seulement à comptabiliser et qualifier les productions utiles et reconnues. Comprendre l'utopie comme une plaisante récréation ou comme une dangereuse atteinte à l'ordre établi, ou encore comme une manifestation de sécession par rapport à une réalité ambiante, n'est que pauvre et navrant malentendu.
Depuis que l'homme a pensé, il a pensé sa condition dans le monde et, aussitôt, il a imaginé et formulé l'hypothèse d'une autre condition dans un autre monde. Les plus anciens témoignages de l'expression humaine nous donnent à voir ou à imaginer des au-delà, des paradis, des âges d'or.
L'utopie ne portera son nom qu'à partir du début du XVIe siècle, mais, dès les origines, elle est en germe dans toute interrogation posée par l'homme sur lui-même, sur sa destinée et sur son environnement. Comme si la possibilité d'un ailleurs était consubstantielle à toute réflexion sur l'ici et le maintenant. L'utopie n'est donc pas le propre des inutiles songe-creux; elle est le propre de l'homme qui pense, comme une pulsion permanente qui le pousse à dépasser le constat, la description et la reproduction de ce qui est déjà, qui le pousse à connaître, à inventer, à créer.
Ici, à l'université, nous sommes assez bien placés pour savoir que la pertinence et le succès dans la recherche reposent justement sur ces trois piliers : la connaissance, l'invention, la création. Les pas décisifs, ceux qui permettent de dépasser le déjà fait, déjà vu, déjà connu, ne peuvent pas s'accomplir sans l'impulsion de ces facultés humaines qui permettent de voir ce qui n'est pas ou de prévoir ce qui n'est pas encore.
Les grands auteurs d'utopies n'ont pas tous été des savants, mais ils ont mobilisé ces facultés pour montrer toutes les promesses et parfois aussi les dangers du possible. Ainsi, on ne s'étonne pas de voir un romancier comme Tiphaigne de La Roche inventer, en 1760, la technique de la photographie en couleur sur l'île imaginaire de Giphantie . On a oublié que quand Rousseau fut qualifié presque unanimement de malfaisant rêveur en concevant Le contrat social, il avait en réalité établi les principes de délégation, de partage et de contrôle du pouvoir sur lesquels reposent toutes les démocraties modernes. Et puisque nous sommes à l'université, saluons l'orientaliste Anquetil-Duperron qui imaginait, vers 1771, une académie du savoir universel avec des agents disséminés dans le monde et réunis par un système rigoureux de collecte et de transmission des connaissances, selon le principe appliqué aujourd'hui, avec plus ou moins de bonheur, par l'aventure de Wikipedia, les organisations de Crowdsourcing et les réseaux de toutes espèces.
Mais les utopistes, ne sont pas seulement des anticipateurs. Quand vous verrez défiler tout à l'heure les titres des travaux de maîtrise ou de doctorat réalisés par nos étudiants, vous pourrez avoir l'impression d'avoir été transportés dans un autre monde, un monde où l'on s'intéresse aux grafittis reconnaissables sur des peintures murales antiques, aux testaments des évêques de Lausanne au XIVe siècle, à l'univers esthétique de poètes anglais contemporains et non pas prioritairement au cours des valeurs boursières, aux progrès de telle épidémie, aux turpitudes politico-militaires de la planète ou aux frasques des héros de bas étage. Un monde où l'on passe son temps à conduire des recherches et à élaborer des réflexions qui ne se vendent pas bien cher, qui ne promettent pas la gloire sur les écrans et dans les journaux gratuits et qui, pour tout dire, ne servent à rien, du moins pour ceux qui croient que la rentabilité chiffrée et l'utilité pratique se suffisent à elles-mêmes, sans nullement dépendre des capacités de réflexion, d'imagination et de pensée.
Pour apprécier la juste valeur de ces travaux et du milieu dans lequel ils ont été réalisés, on peut remonter à une gravure très célèbre qui a servi de frontispice à la deuxième édition de L'Utopie de Thomas More imprimée à Bâle en 1518. En la regardant, il ne faudrait pas limiter son attention à l'île d'Utopie, avec ses propriétés apparentes; il faut voir aussi les bateaux, qui figurent le lien entre ce monde imaginé et celui d'où il est imaginé et surtout, il faut accorder toute son attention aux deux personnages qui figurent en bas à gauche: Thomas More lui-même et son interlocuteur, le voyageur qui aurait découvert l'île d'Utopie et qui en fait la description détaillée à son retour à Anvers. L'utopie, du moins celle que nous représentons d'une certaine façon dans une Faculté de lettres, ce n'est pas seulement une île, produit de l'imagination, c'est l'ensemble de ce dispositif où l'ailleurs ne se représente pas sans une évocation (au moins figurée) de l'ici, le tout étant l'objet de mise en discours, de discussion, de réflexion distanciée par des hommes qui sont voyageurs, philosophes, écrivains. Car vous aurez bien remarqué que le personnage qui représente Thomas More lui-même, l'auteur de L'Utopie, tient sous le bras un livre, l'objet par lequel se concrétise la médiation entre l'expérience, la pensée, les visions des individus et la communauté des lecteurs. Comme un livre, l'utopie atteint sa plénitude et son sens, non pas dans un achèvement idéal, mais dans les interactions qu'elle suscite.
En comprenant ainsi l'utopie, il devient plus facile de revendiquer, pour une Faculté telle que la nôtre, notre affinité fondamentale et intrinsèque avec elle. Les lois qui régissent cette utopie ne concernent pas le comportement des citoyens en société, l'ajustement des peines aux délits, la régulation des rapports humains, l'organisation du pouvoir, etc., mais elles établissent les modalités de nos rapports de sujets pensants aux objets qui nous entourent dans la réalité comme dans les fictions que nous produisons nous-mêmes. En d'autres termes, disons que la formation dispensée à nos étudiants vise à leur donner le bagage et les instruments nécessaires pour observer ce qui est, inventer ce qui n'est pas encore et penser ce que l'on fait quand on observe et quand on invente. Ou encore, disons que ce ne sont pas tant les mondes observés et inventés qui importent, mais l'observation et l'invention de ces mondes.
Car les mondes inventés, l'histoire de l'utopie nous a appris à nous en méfier. Surtout quand ils prétendent à la perfection. Le Candide créé par Voltaire s'est extasié devant les prestiges inconcevables de l'Eldorado, mais il s'est empressé d'en déguerpir à la première occasion. Les mondes parfaits ont pour propriété bien connue d'anéantir l'homme par leur perfection même. Que d'utopies où la multiplicité incontrôlable des livres a été réduite à un seul volume contenant tout ce qu'il suffirait à tous de savoir ! Combien de ces succédanés de paradis, depuis Jules Verne jusqu'à George Orwell, où les poètes et les créateurs, perturbateurs de la perfection, sont bannis ou confinés dans le silence ! Loin donc de nous l'idée de constituer l'Anthropole en république autonome, réservée aux lettreux et vouée à leur bonheur absolu. Nous sommes déjà suffisamment inquiets de voir s'imposer, dans notre environnement, un quadrillage et une standardisation toujours plus impérieux, qui risquent de rendre nos belles institutions si parfaites qu'elles en deviendront invivables. C'est pourquoi nous avons choisi notre place sur la gravure et nous la défendons : à distance, dans un coin inférieur du tableau, d'où l'on peut à la fois déployer tous les univers pensables, les observer, les décrire, les mesurer, les évaluer, les interroger, les discuter, les refaire autrement ou les abolir. Là où l'on est non pas utopiste, mais sujet d'utopie.
Telle est notre place ; telles sont nos perspectives et nos chances. Embarquons donc pour cette nouvelle année avec confiance. Les vents incertains peuvent bien nous mener ici ou là ; nous saurons toujours être ici ou là en sujets critiques et créateurs. Bonne année à toutes et à tous, chers étudiants, chers collègues, et merci de faire valoir si fidèlement les vertus irremplaçables de l'utopie !