Radio et politique : le cas de la décolonisation africaine

A propos du projet | Les Organisations internationales s’adressent à l’Afrique : organisations humanitaires internationales et radiophonie. Le cas du CICR | Le Putsch d’Alger : la victoire du discours radiophonique | La radio dans les mains des pouvoirs africains : Le discours pour l’indépendance du Congo Belge de Patrice Lumumba (30 juin 1960) | Réflexion sur l’utilisation de sources sonores et audiovisuelles
 

A propos du projet

Cette page web, réalisée en tant que projet personnel par Alessandra Garzoni dans le cadre du programme de spécialisation Master en Sciences historiques de la culture (SHC), est née à la suite d'un séminaire en Histoire ayant eu lieu à l’Université de Lausanne sous la direction de la Prof. Nelly Valsangiacomo intitulé « La politique au bout des ondes. De la radio de service public aux radios communautaires : histoire d’un media au XXe siècle ». Le but du séminaire était d’étudier l’histoire du media radiophonique et de comprendre son importance et sa fonction sociale et politique, en analysant différentes radios à travers le monde (1).
Même si ce projet se concentre sur le rôle joué par la radio sur le continent Africain pendant les années de décolonisation, il résulte du croisement de plusieurs travaux réalisés dans une perspective de recherche plus ample dans le cadre du séminaire. Plus précisément, en analysant trois études de cas liées à la décolonisation africaine et à ses implications politiques, ce projet vise à montrer l’importance du média radiophonique en relation avec l’un des phénomènes marquants de l’histoire contemporaine.
Les trois études de cas présentées par la suite montrent trois genres radiophoniques et trois utilisations différentes de la radio liées au contexte politique, ainsi que la décolonisation vue de trois angles différents. La première étude de cas nous montre comment la radio est utilisée, à partir des années 1960, par des organisations humanitaires. C’est à travers le média radiophonique que ces organisations s’adressent au continent inconnu qu’est alors l’Afrique. La deuxième étude nous montre comment le média radiophonique est utilisé, par les pouvoirs métropolitains, dans la résolution d’une situation de crise politique liée à la décolonisation. A travers la transmission radiophonique de son discours, de Gaulle a pu joindre à la fois la population française et les soldats en Algérie. La dernière étude de cas montre comment la radio, instrument utilisé par les colonisateurs, passe, durant la phase de prise de conscience politique et, par la suite, avec l’indépendance, dans les mains des politiciens autochtones.

En guise d’introduction

La radio naît au début du XXe siècle et connaît un développement et un succès très rapides dans les années 1920. En Europe occidentale et aux Etats Unis, elle participe à l’essor de la culture de masse et à la diffusion de nouveaux loisirs, mais sa vocation de nouveau media d’information ne tarde pas à s’affirmer également. Très rapidement, la radio devient un canal privilégié de la communication politique, changeant de rôle et de fonction selon les acteurs et le contexte historique.

Radio et politique en Afrique

Même si dans certaines régions d’Afrique, la radio a été introduite avant la décolonisation par des fonctionnaires coloniaux et des missions religieuses, dans la plupart des pays l’installation du média coïncide avec l’autonomie ou l’indépendance (TUDESQ 1999, 6 ; DAKHLIA et ROBINET 2016, 8). La radio devient ainsi un instrument politique des nouveaux Etats, mais elle ne touche encore qu’un faible nombre d’auditeurs (TUDESQ 1999, 6). À partir des années 1960, des organisations internationales comme la Croix Rouge contribuent à la diffusion de la radio en Afrique, dès lors qu’elle devient un outil fondamental pour servir les intérêts et les missions de ces organisations dans le continent.
Si aujourd’hui la radio demeure encore le moyen de communication le plus répandu en Afrique (2), à l’issue de la Deuxième Guerre Mondiale l’importance de l’oralité parmi les populations africaines favorise la diffusion et l’utilisation du média radiophonique contrairement à celle de la presse écrite, une grande partie de la population étant encore analphabète (BET’UKANY 2007, 1). Pour la plupart de la population vivant dans des régions rurales, l’oralité et la radio constituent alors les seuls moyens d’accès à l’information, tandis que la presse écrite reste réservée à une petite minorité (BET’UKANY 2007, 11, 1-2).
Après les indépendances, dans les nouveaux Etats où, pour des raisons variées – dispersion géographique et du peuplement, réseaux de communication insuffisants et manque de tradition étatique – le pouvoir central est perçu comme lointain et incompréhensible, la voix radiodiffusée du leader devient parfois le seul signe tangible pour la population (ATLAN 2005, 13). Ce n’est donc pas un hasard si, pendant les moments de transition et de crise politique liés à la décolonisation (DAKHLIA et ROBINET 2016, 3), la radio joue un rôle décisif, soit du côté des pouvoirs coloniaux, soit dans l’intronisation d’un nouveau pouvoir. Notamment, elle devient un moyen de contrôle étatique d’une part, et de lutte et d’affirmation politique, culturelle et identitaire de groupes minoritaires d’autre part.
Vecteur de communication essentiel parce que le plus souvent sans concurrence, la radio est conçue par les nouveaux gouvernements comme un instrument de modernisation et d’unification nationale. Comme le résume Beno Sternberg-Sarel, le rapport entre radio et politique est donc plus que jamais étroit dans le cas de l’Afrique, où « la radio n’est pas un service public autonome, mais la chose du pouvoir et de la personne qui le détient » (1961, 116).

Les Organisations internationales s’adressent à l’Afrique : organisations humanitaires internationales et radiophonie. Le cas du CICR

 

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Photo en page de couverture du séminaire de M. Beney, Université de Lausanne, 2015, émission Intercroixrouge, Genève, 1945. BOUVERAT, V. / Archives CICR (DR)

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Inauguration du studio d'enregistrement pour la radiocommunication du CICR à Genève, 1967. ZBINET, Jean / Archives CICR (DR)
Mes remerciements vont au CICR et à ses archivistes pour avoir permis la publication de ces documents.
 

Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) se présente comme l’une des plus importantes organisations humanitaires au monde. Créé en 1863, elle a pour but d’assister les victimes des conflits armés et de situations de violence, grâce à son rôle de promoteur et gardien du Droit international humanitaire (3). Son siège se trouve à Genève et l’association emploie environ 12’000 personnes à travers près de 80 pays dans le monde (BENSAHEL 2009, 48). Les actions du CICR sont légitimées par les Conventions de Genève, dont la première version vit le jour en 1864 et sera par la suite actualisée en 1949.

Durant les années 1960, période marquée par le processus de décolonisation de l’Afrique, la radiodiffusion va se développer rapidement au sein du CICR. Face à l’inconnu que représente l’Afrique, il va devoir modifier sa manière de fonctionner pour diffuser ses actions et ses principes. La première partie des années 1960 marque donc le début d’importantes missions dans différents pays du continent africain afin de diffuser les Conventions de Genève.

Extrait du rapport confidentiel de S.A Gonard, membre du Comité et futur président
du CICR, et G. Hoffmann, délégué, sur leur mission en Afrique équatoriale en 1962. (ACICR, B AG 251. 002—002., source tiré du dossier de présentation de M. Beney, présenté le 1.12.2015 à l’Université de Lausanne, p. 12)

« Nous avons fait encore à bien des reprises quelques autres constatations, ni nouvelles, ni originales, qu’il faut néanmoins constamment avoir à l’esprit quelque peu – comprendre serait trop dire – la mentalité africaine et nègre :

 

• Rien n’est simple, même les faits les plus élémentaires ; on se trouve désarmé, désarçonné par l’absence de toute logique dans la construction d’une association d’idées simples, absence qui se reflète à son tour dans l’anarchie des discussions (…)
• Les notions humanitaires, soit le respect du combattant blessé devenu inoffensif ou du malade impotent, celle de la vie du prisonnier, des otages ou des déportés, sont pour le moment inaccessibles à la masse noire, naturellement cruelle (…)
• La notion et la valeur du travail bénévole et désintéressé échappe entièrement à l’Africain (…)
• L’Africain est sensible à la parole, à l’image mais un texte à lire lui répugne, constatation qu’il est utile de retenir au sujet de la diffusion des conventions. S’il lit, il n’enregistre rien (…)

La radiodiffusion devient rapidement un outil fondamental pour le CICR durant la période de décolonisation de l’Afrique, pendant laquelle il l’utilisera pour servir ses intérêts et ses missions. Dès la moitié des années 1960 (4), le CICR utilise sa capacité de diffusion radiophonique pour émettre des émissions diffusées en langues différentes à l’intention des pays africains dans le but de leur apprendre ce que sont les Conventions de Genève, ainsi que les différentes activités de la Croix-Rouge (5). La radio se révèle importante, par rapport à la presse et à la télévision, par sa capacité de diffuser beaucoup de contenu dans un court laps de temps, en s’adaptant à la volonté du CICR de toucher, avec ses émissions, un maximum de personnes, qui plus est éloignées physiquement. Les informations données par les émissions s’inscrivent dans une culture de supériorité européenne propre à l’époque, et doivent être les plus simples possibles, démontrant la volonté éducative du CICR face aux auditeurs africains (EASTERLY 2009, 37 ; BAZIN, FRY, et LEVASSEUR 2010).
En 1967, le conflit violent du Biafra – une guerre civile éclatée au Nigéria après la sécession de la partie est du pays – constitue un tournant dans les relations du CICR avec l’Afrique. Premier conflit africain largement médiatisé en occident, la guerre civile du Biafra met en lumière certains problèmes du CICR et des critiques s’élèvent contre l’organisation. C’est alors que, à l’image de ce qu’il se passe sur le terrain, une rupture apparaît dans la communication radiophonique du Comité. En effet, jusque là le CICR avait opéré une censure sur les émissions radiophoniques. De plus, face à la concurrence des nouvelles organisations non-gouvernementales qui voient le jour durant les années 1950-1960, et qui, à leur tour, occupent de plus en plus l’espace médiatique, le CICR évolue dans sa manière de communiquer, se servant de la radiodiffusion dans le but de conserver une place majeure dans le monde humanitaire.

Le service d’archives de la mémoire sonore du CICR s’est désormais doté d’un portail public:
https://www.icrc.org/fre/resources/documents/interview/2010/archive-audio-interview-2010-10-26.htm

Le Putsch d’Alger : la victoire du discours radiophonique

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source: http://fresques.ina.fr/de-gaulle/media/imagette/512x384/Gaulle00071, consulté le 20 mai 2016.


Extraits du discours de Charles de Gaulle du 23 avril 1961.  (extraits de la télédiffusion du message) sur le site de RFI : http://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu00089/message-radiotelevise-du-general-de-gaulle-du-23-avril-1961.html

A 7h du matin le 22 avril 1961, une déclaration de Maurice Challe sur Radio Alger, rebaptisée Radio France, marque le début du coup d’Etat fomenté par un groupe de généraux de l’armée française contre la politique d’indépendance Algérienne :

« Ici Radio France. L’Armée a pris le contrôle de l’Algérie et du Sahara … L’Algérie française n’est pas morte … Il n’y a pas et il n’y aura jamais d’Algérie indépendante. Vive l’Algérie française pour que vive la France ». (Cité dans VAISSE 2011, 17-22)

 

 

Modernisée en 1955 face à l’émergence de la crise algérienne (SABBAGH et LEMAS, in DE BUSSIERE 1999, 31 et 105), Radio Alger est employée par l’Etat français, comme la plupart des chaînes radios d’outre-mer de la Radiodiffusion-télévision française (RTF), comme instrument de propagande (LEMAS, in DE BUSSIERE 1999, 121). Quant au Front de Libération Nationale, il développe progressivement son propre arsenal radiophonique, grâce à l’appui de l’Egypte de Nasser, d’où il transmet dans toute l’Algérie du Nord. C’est donc dès les années qui précèdent le début de la guerre pour l’indépendance (1954-1962), que la propagande radiophonique devient, en Algérie, un champ de bataille à proprement parler.
Le 23 avril, l’incertitude de la situation algérienne pousse le Président de la République Charles de Gaulle à faire une allocution radiotélédiffusée pour faire le point sur la situation, mais surtout dans le but d’attaquer les putschistes. Transmis à 20h du soir, le discours est diffusé à travers la méditerranée grâce au puissant émetteur de Radio Monte-Carlo et repassé tous les quarts d’heures pendant la nuit du 23 avril : c’est la première fois que la radio est utilisée aussi massivement à des fins politiques (ULMANN-MAURIAT, in DE BUSSIERE 1999, 45). Ayant perdu tout moyen militaire de communiquer avec le contingent algérien de l’armée, De Gaulle va donc utiliser la radio comme moyen pour transmettre ses ordres aux soldats – qui, grâce au transistor, pouvaient désormais l’écouter individuellement.
Tout de suite évaluée par les médias de l’époque et par la majorité des français comme la raison principale de l’échec du putsch d’Algérie, l’importance de l’allocution dans la légitimation de l’opposition du contingent algérien a été reconnue par les historiens (VAISSE 2011, 179). Utilisée en tant qu’arme médiatique par les putschistes mais, surtout, par la République, la radio a été un élément déclencheur dans la résolution de la crise politique franco-algérienne. Sa capacité à émettre au delà des frontières nationales, qui a permis au gouvernement français de toucher le cœur de l’Algérie, jusque dans les casernes, a été fondamental pour la mise en échec du coup d’Etat.

 

La radio dans les mains des pouvoirs africains : Le discours pour l’indépendance du Congo Belge de Patrice Lumumba (30 juin 1960)

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source: Le discours de Lumumba vu par l’artiste congolais Tshibumba Kanda-Matulu, 1973 : http://www.theguardian.com/world/gallery/2015/jun/03/paintings-from-zaire-popular-school-tshibumba-kanda-matulu-in-pictures, consulté le 25 mai 2016.

L’allocution du 30 juin 1960 de Patrice Lumumba s’inscrit dans une « tradition » de discours sur la décolonisation transmis par les radios internationales à partir des années 1960 (ATLAN 2005, 2) et inaugurée par la célèbre allocution de Charles de Gaulle de 1958 à Brazzaville (6), alors capitale de l’Afrique équatoriale française (AEF) (7). C’est avec ce discours que le Premier ministre français avait engagé, devant une foule enthousiaste, la décolonisation de l'Afrique noire en proposant la création de la Communauté franco-africaine (8).

Si les pères jésuites avaient introduit relativement tôt la radio au Congo, en 1937, le discours de Lumumba montre comment ce média est passé, durant la phase de prise de conscience politique et, par la suite, avec l’indépendance, sous le contrôle des congolais.

Ma retranscription de l’extrait du discours du Premier Ministre Patrice Lumumba lors de la cérémonie de l’indépendance du Congo le 30 juin 1960 à Léopoldville (4 minutes et 54 secondes) présenté dans le coffret-livre de RFI/INA « Afrique : une histoire sonore (1960-2000) ». Cette retranscription de la source, comme l’extrait à partir duquel elle a été réalisée, se focalise sur les parties les plus importantes du discours de Lumumba.

"La République du Congo a été proclamée et notre cher pays est maintenant entre les mains de ses propres enfants.
Ensemble, mes frères, mes sœurs, nous allons commencer une nouvelle lutte, une lutte sublime qui va mener notre pays à la paix, à la prospérité et à la grandeur.

 

5. Nous allons établir ensemble la Justice sociale et assurer que chacun reçoive la juste    rémunération de son travail. (Applaudissements.)

Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. Qui oubliera qu'à un Noir on disait « tu », non certes comme à un ami, mais parce que le « vous » honorable était réservé aux seuls
10.  Blancs ?
Nous avons connu que nos terres furent spoliées au nom de textes prétendument légaux qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort.
Nous avons connu que la loi était jamais la même selon qu'il s'agissait d'un Blanc ou d'un Noir : accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres.

15. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou croyances religieuses ; exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort elle-même.

Nous avons connu qu'il y avait dans les villes des maisons magnifiques pour les Blancs et des paillotes croulantes pour les Noirs ; qu'un Noir n'était admis ni dans les cinémas, ni
20.  dans les restaurants, ni dans les magasins dits européens ; qu'un Noir voyageait à même la coque des péniches, aux pieds du Blanc dans sa cabine de luxe.

Qui oubliera enfin les fusillades dont périrent tant de nos frères, les cachots dont furent brutalement jetés ceux qui ne voulaient plus se soumettre au régime d'une justice d'oppression et d'exploitation ? (Applaudissements.)

25. Cette Indépendance du Congo, si elle est proclamée aujourd'hui dans l'entente avec la Belgique, pays ami avec qui nous traitons d'égal à égal, nul Congolais digne de ce nom ne pourra jamais oublier cependant que c'est par la lutte qu'elle a été conquise (applaudissements), une lutte de tous les jours, une lutte ardente et idéaliste, une lutte dans laquelle nous n'avons ménagé ni nos forces, ni nos privations, ni nos souffrances, ni
30.  notre sang.

Cette lutte, qui fut de larmes, de feu et de sang, nous en sommes fiers jusqu'au plus profond de nous-mêmes, car ce fut une lutte noble et juste, une lutte indispensable pour mettre fin à l'humiliant esclavage qui nous était imposé par la force.

Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et 35.  trop douloureuses encore pour que nous puissions le chasser de notre mémoire. Nous  
avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni
de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou nous loger décemment, ni d'élever nos enfants
comme des êtres chers.

Hommage aux combattants de la liberté nationale !

40.  Vive l'indépendance et l'Unité Africaine !

Vive le Congo indépendant et souverain !

(Applaudissements prolongés.)

La cérémonie pour l’indépendance du Congo constitue un tournant entre deux phases critiques, caractérisées par l’accession extrêmement rapide du Congo à l’indépendance d’une part et par l’éclatement de la crise congolaise de l’autre (1960-1965). Prononcé lors de cette célébration et transmis en direct à la radio belge et congolaise (WILLAME 1990, 16 et 18), le discours du leader nationaliste Patrice Lumumba marque, dans l’imaginaire historique collectif, l’un des moments emblématiques de la décolonisation africaine et plus particulièrement congolaise (DUMOULIN, in DUMOULIN, GIJS, PLASMAN, et VAN DE VELDE 2012, 17 et 32).  C’est à cette occasion que, se référant à la mission du peuple congolais dans la création du nouvel Etat, le premier ministre dénonce sans ambages les horreurs du passé colonial et évoque une collaboration africaine et internationale.
Adressé au peuple congolais dans le climat de tension des derniers jours précédant la déclaration d’indépendance, le discours de Lumumba veut d’un côté jeter les bases d’une unité nationale jusque là inexistante, et de l’autre attaquer deux ennemis. En effet, si la Belgique est accusée par Lumumba de n’avoir accordé au Congo aucune indépendance réelle, son discours se veut en même temps une tentative de réaffirmer son autorité dans le contexte de la « guerre des chefs » (ATLAN 2005, 4) qui frappe le Congo au moment de son indépendance.
Le fait que le discours de Lumumba soit transmis à la radio influence à la fois la stratégie politique du Premier ministre et sa réception. Premièrement, la radiodiffusion du discours élargit non seulement son accessibilité à un public plus large (et donc son pouvoir de mobilisation), mais augmente également son potentiel à dépasser les frontières du Congo et à atteindre une audience métropolitaine et internationale (9).
Toutefois, le rôle joué par la radio dans la réception du discours est assez controversé. Même si Lumumba s’adresse explicitement aux congolais, son discours sera plus écouté en Belgique qu’au Congo (ATLAN 2005, 4), où la radio ne touche encore que certains groupes de la population en 1960. Pour ce qui est du côté belge, la transmission radiophonique de l’allocution amplifie son retentissement et, avec lui, la portée de l’erreur politique de Lumumba (WILLAME 1990, 117-18 et 116-17). Le fait que le discours de Lumumba soit effectivement plus entendu en Belgique qu’au Congo montre comment, tout en s’adressant au peuple congolais, Lumumba vise à toucher des destinataires implicites qui occupent néanmoins un rôle de premier plan dans son discours, en démontrant le côté stratégique de l’allocution.
Concrètement, au Congo comme en Belgique, la transmission radiophonique du discours contribue à fixer dans la tête de ses auditeurs certaines des formules rhétoriques utilisées par Lumumba, amplifiant le côté démagogique du discours ce qui finit par stigmatiser la figure de Lumumba. Les paroles « répercutées » par les radios – qu’elles soient comprises ou pas par ceux qui les entendent – créent également une atmosphère de confusion et aident à semer l’affolement et le désordre qui saisiront le pays pendant les jours suivants (CORNEVIN 1966, 262-63).

Dossiers thématiques et document d’époque audiovisuels

L’importance de Lumumba et de son discours est également indiquée par les divers dossiers audiovisuels de l’INA et de la RTBF réalisés sur la décolonisation du Congo en rétrospective, dans les années qui ont suivi l’indépendance (Hyperliens en texte). Un document d’époque de la RTS, transmis dans le magazine d'information mensuel Continents sans Visa (10) (hyperlien en texte), nous montre par contre comment non seulement la radio, mais également la télévision ont suivi les événements au Congo de près au moment où ils étaient en train de se dérouler. Ce type de document nous permet d’avoir un regard différent, à savoir celui d’un groupe de journalistes suisses, sur les événements congolais. C’est finalement du croisement de ces différents types de sources que nous pouvons développer une analyse plus riche sur la figure de Lumumba, sur l’indépendance et la crise congolaise.

Document d’époque

Dossiers thématiques

  • « SONUMA », archives audiovisuelles de l’INR, de la RTB et de la RTBF : http://www.sonuma.be
  • Dossier « Patrice Lumumba » : http://www.sonuma.be/search/site/Patrice%20Lumumba
  • Dossier « Indépendance du Congo » :
  • Les années belges [enregistrement vidéo], magazine histoire, « Congo : la marche vers l’indépendance », RTBF, Congo, Belgique, 14 avril 2000, [en ligne], url : http://www.sonuma.be/archive/congo-la-marche-vers-l-independance, consulté le 29 octobre 2015 
  • JT [enregistrement vidéo], journal télévisé, « Mobutu de l’ombre à la lumière », RTBF, Congo, 8 septembre 1997, [en ligne], url : http://www.sonuma.be/archive/mobutu-de-l-ombre-à-la-lumiere, consulté le 29 octobre 2015

« INA », Institut national de l’audiovisuel français: www.ina.fr

Réflexion sur l’utilisation de sources sonores et audiovisuelles

L’utilisation d’enregistrements sonores ou de sources audiovisuelles par les historiens et chercheurs soulève quelques interrogations: qu'est-ce que cela signifie d’utiliser ce type de sources ? Est-ce que cela comporte des avantages par rapport à l’utilisation de sources écrites ?
Du moment où des enregistrements sonores nous parviennent sous la forme d’extraits, un premier problème pratique se pose : le fragment dont nous disposons se focalisant sur des moments spécifiques de l’enregistrement, d’autres parties se retrouvent omises (11). Cela explique le fait que, dans le cas de Lumumba, nous avons décidé d’analyser le discours enregistré en nous appuyant sur sa transcription (hyperlien à ma transcription). Pour ainsi dire, ces deux typologies de sources (l’une sonore et l’autre écrite) sont mises l’une au service de l’autre afin d’obtenir la vision la plus complète possible qu’il soit sur l’objet de notre étude (12). Dans le cas du CICR, où nous n’avons pas présenté des enregistrements d’époque, la source écrite utilisée nous permet d’élucider les mécanismes qui se cachent derrière la politique radiophonique de l’Organisation. Quant aux photographies d’époque, elles nous donnent une idée de l’équipement technique utilisé par le CICR dès, environ, le début des années 1950.
Néanmoins, l’utilisation de sources sonores et audiovisuelles nous permet d’étendre notre réflexion et de rajouter des éléments précieux à notre analyse, touchant à des aspects qui sont inévitablement absents des sources écrites et transcriptions. Parmi ces derniers, nous retrouvons l’intonation, qui, autant dans le cas de de Gaulle que celui de Lumumba charge les mots d’une véhémence qui ne transparaît pas dans un texte écrit. De plus, surtout dans le cas de Lumumba, des bruits de fond dans la salle lors de la prononciation du discours et des applaudissements sont mis en évidence. Nous retrouvons ces éléments dans des passages filmés des dossiers thématiques de l’INA et de la RTBF (hyperliens en texte) (13).
Comme l’explique Catherine Atlan, l’utilisation de ce type de sources fournit un éclairage singulier sur au moins trois points : « l’impact de l’événement à chaud, dans sa nouveauté et son incertitude ; le jeu direct et subtil des acteurs sur la scène publique ; les cultures politiques sous-jacentes à leur action » (2005, 9). Dans le cas des deux discours présentés, la source sonore nous offre, en premier lieu, une perspective privilégiée sur les enjeux immédiats de l’épisode et sur le rôle des acteurs. En révélant la virulence avec laquelle Lumumba prononce son allocution, la source radiophonique nous permet de percevoir sa colère envers les vrais destinataires de son discours, qui ne sont cependant adressés que de façon indirecte : envers le président de la République Kasa-Vubu, dans le contexte d’une vraie et propre « guerre des chefs », et envers la Belgique, à cause de la conscience du Premier ministre que l’indépendance obtenue par le Congo n’est que « de pure forme » (WILLAME 1990, 115). Pour ce qui est du discours de de Gaulle, la radio est l’instrument qui permet à ses mots d’atteindre, le plus vite possible, ses soldats en Algérie, permettant à la voix du président d’entrer jusque dans les casernes.
Finalement, l’utilisation de sources radiophoniques joue un rôle particulier en relation avec l’étude du continent africain. Soit pour les organisations humanitaires, soit pour des champions de l’indépendance comme Lumumba, elles nous montrent la puissance des « images sonores » véhiculées par la radio dans des cultures « de l’oralité » comme celles de l’Afrique subsaharienne (ATLAN 2005, 13), où cette dernière demeure encore le moyen de communication le plus répandu (BET’UKANY 2007, 11). Comme l’écrit Atlan, « ici plus qu’ailleurs peut-être, la politique s’exprime à travers la parole […] et la maîtrise du Verbe est souvent source de légitimité » (2005, 1).

Références bibliographiques

1. Les trois travaux de séminaire sur la radio et l’Afrique qui constituent le point de départ pour la réalisation de cette page ont été réalisés par trois auteurs différents : respectivement par M. Vincent Beney (Organisations humanitaires et radiophonie), par M. Félix Recrosio (Le discours radiophonique de de Gaulle et le Putsch d’Alger), et par moi-même (Le discours de Patrice Lumumba et la décolonisation du Congo Belge).
2. BET’UKANY 2007, 11: « Le parcours de la presse congolaise et le rôle de l’oralité comme relais de l’information en Afrique ».
3. Histoire du CICR, http://www.icrc.org/fr/qui-nous-sommes/histoire, consulté le 25 mai 2016.
4. ACICR, BAG 061.160.02, projet de réorganisation des services audiovisuels, le 27 novembre 1964.
5. « Cinéma et radiodiffusion au service de la Croix-Rouge », Revue internationale de la Croix-Rouge, avril 1964, 186.
6. Capitale du Congo-Brazzaville, ou Congo-Français, aujourd’hui République du Congo. Brazzaville est séparée de Léopoldville par le fleuve Congo.
7. De Gaulle est une figure clé de la décolonisation de l’Afrique et il recourt souvent au média radiophonique pour s’adresser soit à la population métropolitaine, soit à celle autochtone.
8. Discours de Charles de Gaulle à Brazzaville le 24 août 1958 : http://www.charles-de-gaulle.org/pages/l-homme/dossiers-thematiques/de-gaulle-et-le-monde/de-gaulle-et-lrsquoafrique-vers-l-independance-1944-1960/documents/discours-de-brazzaville-le-21-aout-1958.php (hyperlien en texte)
9. Nous ne savons pas avec précision dans quels pays (à l’exception de la Belgique et du Congo) le discours de Lumumba est effectivement transmis. Pour des raisons linguistiques, nous pouvons envisager qu’il soit d’abord transmis dans les pays francophones. Néanmoins, nous savons avec certitude que, entre autre, les Etats Unis ont, en 1960, les yeux posés sur le Congo et sur Lumumba, comme le montre clairement le rapport des experts chargés d’enquêter sur l’assassinat de Lumumba : DE VOS, Luc, GERARD, Emmanuel, GERARD-LIBOIS, Jules, et RAXHON, Philippe, Les secrets de l’affaire Lumumba, Bruxelles : Editions Racine, 2005, 668 p. Tout cela, couplé avec l’internationalisation des conflits au Congo avec l’éclatement de la « crise congolaise » dans les jours immédiatement suivants le 30 juin, nous amène à penser que ce dernier ait effectivement eu un retentissement international.
10. Lancé le 6 novembre 1959, le magazine d'information mensuel Continents sans Visa, à l'instar de ses modèles Panorama (BBC) ou Cinq Colonnes à la Une (ORTF), devient l'émission phare de la TSR dans les années 60. Ces grands reportages, tournés en Suisse et dans le monde, portent principalement sur des questions de politique et de société. (Archives RTS en ligne).
11. « Derrière la masse documentaire, c’est bien un choix raisonné qui a présidé à la sélection, au découpage et à l’ordonnancement des archives sonores » (ATLAN 2005, 2-3).
12. « Une analyse approfondie [des bandes sonores contenues dans le recueil] exigerait de les restituer dans leur intégralité, d’en examiner les conditions de production et d’en mesurer l’impact, avant de les confronter avec d’autres sources, notamment écrites » (ATLAN 2005, 17).
13. Les applaudissements du public sont souvent reportés dans les transcriptions du discours.

Bibliographie

ATLAN, Catherine, « Les archives sonores, les sources radiophoniques et l’histoire politique de l’Afrique contemporaine. À propos de l’ouvrage d’Élikia M’Bokolo et Philippe Sainteny, Afrique : une histoire sonore (1960-2000) », in Afrique & histoire 2005/1 (vol. 3)
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