11 avril 2003. Une trentaine de participants à la troisième rencontre, venus notamment de Genève et de Fribourg. Plusieurs enseignants CUSO ont assisté à la séance et participé aux discussions. Quatre exposés ont été présentées qui exprimaient des points de vue très différents sur le sujet du séminaire, en en élargissant le cadre chronologique et la problématique. 2) Mme Elena Simonato (Lausanne, linguistique, thèse en instance de soutenance sur les écrits linguistiques de Dmitrij Ovsjaniko-Kulikovskij) a décrit les débats intellectuels du dernier quart du XIXe siècle à travers un de ses grands thèmes. Le concept d'"énergie", renouvelé par l'application au domaine de la physique, ainsi que les propositions qui lui sont liées (la loi de la conservation de l'énergie, celles de la moindre action, etc.) constitue ce qu'on pourrait appeler le "paradigme énergétique". La puissance de ce dernier conduit à des tentatives qui visent à l'appliquer aux sciences humaines qui, sous l'impact du positivisme philosophique (Comte, Spencer), s'alignent sur le discours des sciences exactes. Les noms apparaissent dans ce débat (Fechner, Ostwald, Mach) qui, très vite connus en Russie, contribuent à la diffusion des découvertes de la thermodynamique dans divers domaines des sciences humaines qui, en en adoptant l'approche, aspirent à rendre leurs objets "positifs", susceptibles d'être sinon quantifiés, du moins abordés avec précision. Le psychologue Grot et le philologue Ovsjaniko-Kulikovskij sont parmi les savants qui tentent de s'approprier ce modèle discursif. En répondant aux questions, Mme Simonato précise qu'un flou accompagne l'usage de ce dernier chez un Ovsjaniko-Kulikovskij, ce qui donne lieu de n'y voir qu'un procédé rhétorique, une "métaphore énergétique". 2) Mlle Fanny Mossière (Lausanne, littérature, thèse en préparation sur les approches littéraires et picturales au diable et à la question du Mal en Russie au début du XXe s.) décrit et commente plusieurs ?uvres en prose et en vers qui établissent un rapport entre le Mal et la ville moderne, la mégapole. Dans cette série poétiquement hétérogène, tout en étant liée au symbolisme (L.Andreev, M. Gor'kij, A.Belyj, N.Kljuev, E.Zamjatin, M.Bulgakov), la ville se transforme. Un être vivant, une machine, ou les deux à la fois, elle brouille l'opposition entre l'organique et le mécanique, notamment en fonction du statut qu'acquiert l'homme en traversant la limite séparant l'intérieur de la ville et l'extérieur, la nature. Animalisée-bestialisée, la ville avale l'individu pour le dissoudre en une masse alimentaire, homogène et dépersonnalisée; la ville-machine dépossède l'individu de toute liberté, en fait un élément interchangeable qu'elle inclut dans sa mécanique. Le danger de se perdre, perdre son identité ou sa liberté, est constitutif de la ville moderne, elle est le Mal qui parfois s'oppose à la Nature (la Campagne, l'extérieur) qui représente alors le Bien, et parfois reprend à son compte la fonction désindividualisante de celle-ci. Le Diable apparaît dans la ville pour incarner ne serait-ce que métaphoriquement sa force maléfique diffuse (l'argent chez Gor'kij), mais il peut aussi destabiliser l'équilibre organique ou mécanique de la ville-prison (chez Zamjatin ou Bulgakov). Discussion. Le "paradigme énergétique" étant effectivement très présent dans la culture de la deuxième moitié du XIXe s., il serait intéressant de le décrire plus en détail; il inclut une série de concepts tels que l'entropie qui influencent profondément la pensée de l'époque (cf. la communication de Rainer Goldt à la séance du 11 décembre). On remarque que le rôle du positivisme pour son époque tend dernièrement à être sous-estimé. En même temps, on relève l'importance simultanée du scientisme et des courants métaphysiques, les deux phénomènes étant peut-être liés, en tout les cas ils se retrouvent jusque dans l'?uvre d'un même savant, tels Fechner ou Ostwald, héritiers de la "naturphilosophie". Dans le cas d'Ovsjaniko-Kulikovskij, étudié d'après ses carnets, il est à noter qu'il semble percevoir le "positivisme" comme un système uniforme en en faisant se télescoper différents stades et modes de pensée (Comte des années 1830-40, Spencer des années 1860-90, Ostwald des années 1890-1910). Les contradictions (apparentes? dialectiques?) ont été rélevées dans la manière dont fonctionnent les oppositions ayant la ville pour un de leurs termes; ainsi, un Gor'kij la dénonce, tout en la défendant face à la campagne qu'il stigmatise. C'est qu'il y a plusieurs modèles de la ville, la mégapole capitaliste, la ville industrielle ouvrière ou la ville-jardin en constituent quelques exemples. N.Fedorov est mentionné comme une des sources essentielles pour la vision de la ville moderniste. Il est observé que les récits évoqués par Mlle Mossière touchent au "paradigme énergétique" dont parlait Mme Simonato dans la mesure où les lois de la thermodynamique peuvent éclairer l'évolution de la ville, tant de l'organisation urbaine que de la population, soumises à l'action du principe de l'entropie ou s'opposant à ce principe. La définition statistique (Boltzman) de l'entropie comme une tendance vers la moyenne pourrait s'appliquer d'ailleurs à la figure du diable, ce "génie de la médiocrité" (cf Nabokov sur Gogol). 3) Mr Edouard Nadtotchi (Lausanne, littérature, thèse en préparation sur la notion du "spectacle total" dans la culture soviétique) analyse un récit pour enfants en tant que modèle de la culture stalinienne et de son rapport à la science. Dans le récit (N.Nosov, Veselaja semejka, 1949), des garçons qui construisent un incubateur et se lancent dans l'élévage des poussins sont pris dans un réseau de relations avec leurs parents, leur école, le kolkhoze qu'ils fréquentent. L'exposé montre que ce réseau ainsi que les actions des personnages se structurent comme une "machine célibataire" (Michel Carrouges). Celle-ci constitue un véritable code culturel dans lequel on peut lire l'essentiel du modèle stalinien: suppression des différences sexuelles, manipulation des cycles de vie naturels, introduction de l'observateur dans la machine, soumission au collectif et en dernier ressort, à l'autorité de la "Mère fallique". Un aspect de la démonstration concerne le statut du savoir scientifique utilisé non pas pour expliquer ou étudier le monde, mais pour en assurer l'ordre symbolique. Cette démarche serait spécifique pour la Russie qui n'aurait pas suivi pas à pas l'évolution des représentations du monde qui ont conduit à l'établissement da la démarche scientifique "à l'occidentale" (un développement en trois stades est évoqué à ce propos). 4) Mr Andrei Dobritsyn (Fribourg-Lausanne, enseignant, thèse soutenue sur l'épigramme française en traductions russes au XVIIIe et au début du XIXe siècles) examine le rôle de la théorie de l'information dans les années 1960-70 et son influence sur l'évolution des théories littéraires et linguistiques. Des malentendus ont été rélevés dans l'interprétation de la notion de l'information notamment chez Iouri Lotman. Fondée sur la quantification et sur le calcul des probabilités, la notion de l'information se rapproche dans son expression mathématique à celle de l'entropie. Ce rapprochement peut être parfois mal compris, d'où les abus terminologiques qui brouillent le discours des sciences littéraires ou philologiques jusque dans les travaux récents de quelques disciples de Lotman. Dans le cas de ce dernier, l'innovation terminologique a donné de l'impulsion à un élargissement du domaine d'études. Dans d'autres cas, il s'agit le plus souvent d'une tentative de légitimer son discours et d'y ajouter du prestige par la référence à la science "dure": procédé dont on peut douter de l'efficacité. Discussion. Remarquons encore la concurrence simultanée de différents modèles scientifiques: "gestalt"-science qui remonterait à Goethe et à la naturphilosophie et la science nourrie par la tradition empiriste et positiviste. La science soviétique tout en se déclarant affilié àe cette dernière et refusant toute métaphysique se rapprocherait en réalité du premier modèle. On peut noter que l'application du schéma de la "machine célibataire" à l'ensemble de la culture stalinienne doit prouver son efficacité, même si l'on en admet une pertinence locale. On s'interroge également si l'institution scientifique en Russie, ayant sauté le pas, est condamnée à diverger définitivement de la science à l'occidentale. Et même si tel était le cas, on doit explorer les conditions et les suites de cette divergence. Après tout, non seulement les Indes (supposément, un pays du tiers monde), mais aussi le Japon a fait une semblable irruption dans la modernité scientifique, sans que cela semble gêner sa progression. D'une certaine façon, les exposés se complètent. Ils posent à la fois le problème de la nature du "progrès scientifique" en URSS et de sa réelle influence sur la culture et les discours culturels de l'époque. Corollairement, on retourne à la discussion méthodologiques entamée lors des séances précédentes et illustrée par le cas Sokal-Bricmont: est-il productif d'introduire dans les sciences littéraires et linguistiques la terminologie et l'appareil conceptuel des sciences exactes? doit-on veiller à ce que de tels emprunts une fois introduits dans de nouveaux domaines gardent leur sens et/ou leur usage initial? Dans le cadre de notre séminaire, cette question prendrait notamment la forme d'une interrogation sur la réalité de l'impact de la NTR sur le discours des sciences humaines. On voit que c'est une réformulation de la question posée par le premier exposé. Voilà. Je remercie très vivement tout le monde et prie les auteurs des exposés de compléter ou de modifier ces petits résumés et ceux qui ont participé aux discussions d'y ajouter leur voix. Bonnes fêtes de Pâques à tous, S Paskhoi vsekh! Leonid Heller