Projet, résultats et enseignements

Le contexte | Le projet | Déroulement | Résultats | Conclusions et perspectives
 

Le contexte

Le pouvoir conféré aux normes internationales, spécifications techniques ad hoc et autres formes non conventionnelles de régulation est caractéristique des transferts d’autorité mis en œuvre dans la mondialisation. Les normes techniques de type ISO ou autre affectent plus de 80% des échanges internationaux et leur contribution économique est estimée à 1% du produit intérieur brut.  Les normes internationales et les procédures d’évaluation en conformité qui leur sont associées portent indifféremment sur les mesures, le design, la performance, ou les effets associés de produits, de processus industriels ou de prestations de services commerciaux et publics. Elles ont souvent une incidence directe sur la santé, la sécurité et l’environnement, à l’exemple des normes de sécurité des machines, de nuisance sonore maximale, ou d’étiquetage des produits. Face à l’importance gagnée par les normes internationales dans l’organisation des marchés et des sociétés contemporaines, la participation aux procédures de normalisation des organisations représentant notamment les travailleurs, les consommateurs, les préoccupations environnementales ou les personnes en situation de handicap est cruciale. Mais dans les faits, la participation reste faible. Bien que les procédures de normalisation internationale soient basées sur le volontariat et que les associations puissent – moyennant cotisation – devenir membre des groupes d'experts et ainsi prendre part à l’élaboration des normes, diverses études ont démontré l’existence d’obstacles importants à la participation du monde associatif et syndical : méconnaissance des arènes de normalisation, absence d’intérêts commerciaux ou encore manque de ressources financières, temporelles et cognitives, si précieuses pour une activité où l’expertise occupe une place centrale. De fait, les normes dites techniques sont aujourd’hui principalement élaborées par des représentants des entreprises et associations professionnelles – et un nombre croissant de consultants – qui se réunissent au sein d’organismes spécialisés et généralement privés, tels l’Organisation internationale de normalisation (ISO) ou le Comité européen de normalisation (CEN).

La faible présence des acteurs de la société civile dans les procédures de normalisation soulève une question de légitimité des normes européennes et internationales, alors que celles-ci occupent une place de plus en plus importante dans le contexte de la mondialisation. L'entrée en force des accords de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995 a notamment mis en avant le rôle des normes pour l'harmonisation des spécifications techniques des produits et des services échangés dans une économie globalisée. Au niveau européen, la résolution du Conseil 85/C 136/01 sur une « Nouvelle Approche » en matière d'harmonisation et de normalisation technique, et plus récemment le règlement 1025/2012 relatif à la normalisation attribuent un rôle central aux organisations européennes de normalisation dans la construction du marché intérieur. On observe ainsi un transfert de l'autorité des Etats et des organisations intergouvernementales vers les organisations de normalisation internationales ou régionales. Ce renforcement du pouvoir des normes et leur généralisation posent d'importants enjeux en termes de représentativité et de légitimité.

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Le projet

Le projet INTERNORM s'est inscrit dans une réflexion sur la représentation démocratique des instruments de régulation dans le contexte de la mondialisation. Il a pour objectif de mettre en place une plateforme d'échange de savoirs destinée à favoriser la participation des acteurs de la société civile à l’élaboration des normes internationales de type ISO. Des syndicats de travailleurs et des organisations de protection des consommateurs actifs en Suisse y ont participé, ainsi que des associations de défense de l'environnement et au service des personnes handicapées. L'ensemble du projet était conduit par une équipe de recherche de l'Université de Lausanne avec des chercheurs et spécialistes de la gouvernance globale et de la démocratisation des sciences et techniques. La tâche principale de l’équipe de recherche a été d’engager le débat notamment avec les partenaires du projet tout en leur facilitant l'accès aux documents et procédures de normalisation. L’équipe de recherche avait également pour mission de trouver l’expertise nécessaire pour soutenir et appuyer les partenaires associatifs dans leurs délibérations sur les travaux de normalisation en cours. La position du projet défendue dans les comités de normalisation à l’échelle nationale et internationale résultait de délibérations successives des associations partenaires du projet. Le projet disposait d'un financement pour une participation directe des membres d’INTERNORM (équipe de recherche et partenaires associatifs) aux réunions des comités de normalisation tenues aux quatre coins du monde ainsi que pour les activités de pilotage du projet.

En s’engageant sur le terrain de la normalisation internationale, le projet INTERNORM a permis de développer une compréhension plus fine de la (non-)participation de la société civile à l’élaboration des normes. Plus précisément, les questions suivantes ont été au centre des réflexions du projet :

  • Dans quelle mesure le monde associatif considère-t-il la normalisation comme un enjeu nécessitant une mobilisation de sa part ? Ses composantes sont-elles conscientes de l'importance de la normalisation dans leur domaine d'action et, le cas échéant, la participation à la normalisation s'inscrit-elle dans leurs stratégies ?
  • Quel type d'expertise peut-il le mieux contribuer à faire valoir leurs positions dans les procédures d'élaboration des normes internationales ? Comment organiser l'expertise selon les besoins spécifiques des acteurs de la société civile aux diverses étapes de la normalisation ?
  • Dans quelle mesure les acteurs de la société civile ont-ils une influence dans les procédures de normalisation ? Sous quelles conditions peuvent-ils l’exercer ?

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Déroulement

Dans un premier temps, un large appel a été lancé auprès d'associations œuvrant dans de nombreux domaines, pour les inviter à rejoindre le projet et à prendre part aux processus d'élaboration de normes internationales. La recherche de partenaires associatifs intéressés à se joindre à la démarche INTERNORM a nécessité d'importants efforts de la part du comité de pilotage, confronté à la réalité du terrain associatif caractérisé par un manque de ressources, de nombreuses sollicitations pour faire valoir les intérêts de la société civile et une faible sensibilisation aux enjeux de la normalisation internationale. Une part importante du travail de l’équipe de recherche a consisté à synthétiser et à mettre en perspective les travaux de normalisation internationale. En 2011 par exemple, il y avait 224 comités techniques actifs à l'ISO, dans lesquels plus de 4000 projets de normes étaient discutés ! Les chercheurs ont donc réalisé une analyse spécifique des travaux de normalisation en cours sus-ceptibles d'intéresser les partenaires associatifs.

La sélection des comités techniques pour la participation d’INTERNORM a été faite sur une base déli-bérative, par les partenaires associatifs, au moyen de fiches d’information préparées par les cher-cheurs et d’une présentation orale des enjeux potentiels des thèmes retenus. Les partenaires asso-ciatifs ont porté leur choix sur deux domaines très distincts (nanotechnologies et services touris-tiques). Deux groupes de travail portant sur ces thèmes et réunissant les partenaires intéressés ont été établis au printemps 2011. Chacun des groupes a sélectionné un certain nombre de normes en développement, porteuses d'enjeux pour la société civile. INTERNORM ayant négocié un statut de membre de l'Association suisse de normalisation (SNV), les participants au projet pouvaient partici-per à part entière aux travaux des comités techniques de l’ISO (et de leurs comités miroirs en Suisse). Dans les faits, ce sont les chercheurs qui ont participé aux réunions – sauf une fois, lorsqu’une parte-naire associative spécialisée sur les questions de nanotechnologie a participé en compagnie d’un chercheur à une réunion ISO organisée au Mexique. Les positions défendues dans les comités tech-niques étaient discutées lors de réunions périodiques avec les partenaires.

L'idée de pouvoir influer sur le contenu de normes a bien entendu motivé les associations à partici-per à la plateforme INTERNORM. Il est cependant souvent difficile pour les acteurs associatifs de mettre en lien leurs activités principalement orientées vers le niveau local ou national avec des négo-ciations internationales dont la portée se veut globale. L'enjeu était ici de concilier la portée interna-tionale de normes développées au sein de l'ISO et du CEN avec des stratégies portant sur des régle-mentations ou des projets nationaux ou régionaux. Cette difficile articulation entre une arène de débat internationale et des stratégies de dimensions régionales et locales constitue très certaine-ment un obstacle clé à la mobilisation des acteurs associatifs dans la normalisation. Plusieurs parte-naires potentiels contactés ont ainsi décliné notre invitation, non par manque d'intérêt pour la nor-malisation, mais parce qu'un tel projet se situait au-delà de leur champ d'action et qu’ils privilé-giaient le travail politique au niveau des instances de décision nationales. A l'inverse, les thèmes de normalisation qui trouvent une traduction directe dans un débat national peuvent agir comme cata-lyseur pour la mobilisation des associations. Sous cet angle, la mobilisation des associations est étroi-tement liée aux thèmes abordés, qui doivent pouvoir s’inscrire dans leurs objectifs stratégiques et prioritaires. Dès le début de leurs travaux, les partenaires associatifs ont été confrontés aux contro-verses sous-jacentes à certains projets de normes. Dans le domaine du tourisme, par exemple, la résistance des milieux hôteliers, principalement européens, à toute forme de normalisation interna-tionale via leurs associations faîtières constitue un véritable enjeu sur lequel divergent les organisa-tions de défense des consommateurs ou de l’environnement, ou encore les syndicats.

Les domaines et enjeux de normalisation abordés au sein de la plateforme INTERNORM sont ainsi apparus comme des critères décisifs motivant la participation ou non des associations contactées. Si cet enseignement peut paraître trivial, il faut garder à l’esprit que l’identification des travaux de normalisation pouvant trouver une traduction dans un débat national et/ou faire écho aux priorités des acteurs associatifs ne va pas de soi face à l’étendue de ces travaux et à l’ampleur des coûts d’entrée sur le terrain souvent méconnu de la normalisation internationale.

Les associations ayant participé à la plateforme INTERNORM partagent le constat d'un déficit démo-cratique de la normalisation internationale et ont salué la volonté du projet de leur faciliter l'accès aux arènes de la négociation. Elles étaient cependant aussi conscientes que leur participation est sujette à un risque d’instrumentalisation, de faire-valoir d’un processus qu’elles ne maîtrisent pas, qui exige la mobilisation d’importantes ressources et qui contribue à la légitimation d’un système qui génère des revenus substantiels dont elles ne voient pas la couleur.

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Résultats

INTERNORM a participé à 11 groupes d'experts dans les domaines des nanotechnologies et du tourisme et a passé au total plus de 45 jours dans les séances des comités techniques. Le projet a soumis plus de 150 commentaires et propositions rédactionnelles sur des projets de normes ; ces contributions ont connu des destins variés mais ont toujours fait l’objet de délibérations lors des réunions internationales. Après quatre ans de travaux, le projet INTERNORM a livré d’importants enseignements sur nos trois questionnements en matière de mobilisation, d’expertise et d’influence potentielle des acteurs associatifs dans les processus de normalisation.

Tout d’abord, alors que les analyses conventionnelles se focalisent sur les enjeux de ressources, le projet a permis d'ouvrir de nouvelles pistes de réflexion sur les obstacles à la mobilisation des acteurs de la société civile. Face à l’ampleur des coûts d’entrée dans le monde de la normalisation, le travail de pilotage de l’équipe de recherche a été crucial à la mobilisation et à la participation effec-tive du monde associatif. L’implication de la société civile était subordonnée aux espaces d’action et thèmes prioritaires de chacun des acteurs du monde associatif concerné. Ceux-ci envisageaient en outre avec prudence leur participation, compte tenu du risque d’instrumentalisation encouru. Enfin, le fonctionnement très particulier de la normalisation internationale rend difficile de faire valoir son action auprès de ses membres, d’en mesurer l’impact et de le valoriser médiatiquement – des éléments qui ont contribué à freiner la mobilisation.

Sous l’angle de l’expertise, la technicité des normes élaborées est également vue comme un obstacle de poids à la participation des associations. L’expérience INTERNORM a confirmé que l’expertise est bel est bien un enjeu crucial du travail de normalisation ; réduire cet enjeu à la technicité des débats passe cependant sous silence la pluralité des savoirs nécessaires pour donner du sens à la participation dans les arènes de normalisation internationale. Connaissance technique de l’objet, maîtrise des procédures, compréhension du contexte politico-légal du domaine concerné, savoirs propres aux acteurs associatifs font partie de la pluralité des compétences et savoirs requis pour leur participation effective. Les travaux suivis par INTERNORM ont démontré l'importance de considérer l'expertise de manière aussi large que possible.

Enfin, en termes d’influence, il convient de souligner l'évidence selon laquelle le simple fait de participer aux réunions de l’ISO et du CEN permet de défendre des propositions et confère ainsi un pouvoir aux associations qu’elles n’auraient pas autrement. La dimension volontaire de la participation à l’élaboration des normes signifie que celles et ceux qui le souhaitent et en ont les moyens peuvent faire entendre leur point de vue, participer aux votes et aux arènes de négociation. Ces procédures ouvertes peuvent parfois offrir un levier d’action inattendu pour faire adopter des amendements chers au monde associatif – et même donner à INTERNORM la possibilité de décider de la position nationale suisse. Toutefois, force est de constater que de nombreux éléments viennent aussi limiter l’influence possible des positions défendues par le monde associatif. Outre les rapports de pouvoir propres aux forces en présence, des règles strictes limitent les marges de manœuvre rédactionnelle et conduisent fréquemment à subordonner les enjeux substantiels aux questions de procédures.

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Conclusions et perspectives

Dans un contexte où la normalisation ne se confine plus aux problèmes de coordination technique des choix industriels et s’étend à des domaines qui affectent l’ensemble de la société, la participation réelle à la fabrique des normes internationales devient cruciale. Elle l’est d’autant plus si l’on tient au caractère démocratique des organisations formelles de normalisation face à la montée en puissance des normes développées par les consortiums d’entreprises. Le recours croissant aux spécifications techniques dans les instruments de régulation des marchés en Suisse, en Europe ou au sein des ac-cords de l’OMC confirme cette analyse. Le projet pilote INTERNORM a démontré l'intérêt à mettre en place un dispositif favorisant la participation directe de la société civile à une diplomatie tout à fait originale. Tout comme l’Association suisse de normalisation (SNV) et le Bureau fédéral de la con-sommation (BFC), les associations impliquées dans le projet pilote ont reconnu l'importance du dis-positif pour prendre part à une arène de négociation jusqu'à présent peu utilisée. Contrairement aux explications conventionnelles insistant sur le manque de ressources financières, temporelles et cognitives du monde associatif et qui tendent à masquer le déficit démocratique de la normalisation internationale sous couvert d’une absence de participation, le projet INTERNORM a mis en lumière une réalité plus riche et subtile. Une analyse approfondie de ces enjeux est développée dans la thèse de doctorat en science politique soutenue en août 2014 par Christophe Hauert.

Afin de capitaliser sur les acquis associatifs de ce projet et de ne pas briser sa dynamique participa-tive, des membres de l’équipe de recherche ont effectué un important travail de lobbying pour sortir le projet du cadre de l’Université et défendre la mise en place d’une structure pérenne de représen-tation des associations de la société civile dans les arènes de normalisation en Suisse. Une confé-rence a été organisée à cette fin en mars 2013, suivie en janvier 2014 de la soumission auprès du Secrétariat d’Etat à l’Economie (SECO) d’un projet-pont porté conjointement par INTERNORM et la FRC, partenaire du projet. Le projet, intitulé INTERNORM 2, avait pour objectif d’explorer les formes possibles d’une structure dédiée au soutien de la participation de la société civile aux travaux de normalisation en Suisse et de son insertion dans le système existant à l’échelle européenne (CEN-CENELEC) et internationale (ISO-CEI). Après que le SECO a répondu négativement à cette proposition, INTERNORM a interpelé les organes dirigeants de la SNV lors de son Assemblée Générale de juin 2014. C’est dans le prolongement de cette interpellation que plusieurs séances de travail ont été organisées avec la FRC et la SNV (au Comité Directeur duquel siège désormais une représentante de la FRC). Un nouveau projet soumis auprès de la SNV en février 2015 est en cours de discussion.

En conclusion, le projet INTERNORM a incontestablement permis de renforcer les interactions entre le monde associatif et les organes compétents de la normalisation internationale en Suisse ; mais les échanges entretenus pour l’instant conduisent à estimer que les chances d’aboutir à une solution pérenne dans le prolongement du dispositif testé dans le cadre du financement VEI restent limitées.

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