Gilda Bouchat (Assistante en Philosophie, Université de Lausanne)
Denis Diderot et la question du goût
Friedrich Melchior Grimm, en invitant Denis Diderot à participer à la Correspondance littéraire, véritable organe de promotion de l'esprit cosmopolite, cher au 18ème siècle, contribue à donner l'impulsion de départ de ce qui deviendra un genre littéraire nouveau : la « critique d'art » : « [A mon ami Monsieur Grimm]. Bénie soit à jamais la mémoire de celui qui en instituant cette exposition publique de tableaux, excita l'émulation entre les artistes, prépara à tous les ordres de la société, et surtout aux hommes de goût, un exercice utile et une récréation douce (...). »
Ladite « critique », substantif féminin dérivé par le latin du grec κρίνω (« trier », « décider », « juger » mais aussi « interpréter »), consiste à former des jugements raisonnés et motivés sur des oeuvres d'art particulières, comme en témoignent magnifiquement les neuf Salons de Diderot, s'échelonnant entre 1759 et 1781. Or, dans la première moitié du siècle, la métaphysique - jusqu'alors peu soucieuse de considérer l'oeuvre d'art comme porteuse de rationalité - s'enrichit d'une nouvelle partie spécialement dévolue à la question du beau artistique : l'esthétique. L'esthétique, constituée en 1750 par Alexander Gottlieb Baumgarten, contrairement à la critique, se présente comme la « science » des principes généraux de l'oeuvre d'art. Cela dit, il ne saurait y avoir une quelconque « critique » qui ne soit - de façon plus ou moins manifeste et consciente - guidée, voire fondée, par quelque chose comme une « esthétique ». Or, chez Diderot, cela est particulièrement frappant.
Que faut-il pour bien décrire, c'est-à-dire, dans ce contexte, pour bien juger une oeuvre d'art selon Diderot ? Le goût. Que l'on pense seulement au Salon de 1763 : « Pour décrire un Salon à mon gré et au vôtre, savez-vous mon ami ce qu'il faudrait avoir ? Toutes les sortes de goût, un coeur sensible à tous les charmes, une âme susceptible d'une infinité d'enthousiasmes différents, une variété de style qui répondît à la variété des pinceaux (...). Et dites-moi où est ce Vertumne-là ? Il faudrait aller jusque sur les bords du Léman pour le trouver peut-être. »
Ma contribution souhaite, en un premier temps, apporter quelques éclaircissements sur le terme extrêmement amphibiologique de « goût », terme qui ne cesse de réapparaître dans les écrits de Diderot sur l'art.
A titre anticipatif, et pour en donner une définition minimale et provisoire, le goût est l'un des cinq sens qui par l'action conjuguée des papilles gustatives de la langue et du sens de l'odorat permet de distinguer, c'est-à-dire de juger les impressions sensibles de salé, de sucré, d'acide ou encore d'amer et de déterminer leur caractère plaisant ou désagréable. Dans l'histoire culturellement et métaphysiquement entrelacée de la philosophie et de la théologie, les auteurs ont plutôt valorisé l'ouïe (permettant l'accueil de la parole) et la vue (en tant qu'elle fournit l'image de l'intuition de l'esprit). Le goût, à l'inverse, trop « spontané », trop « charnel », immédiatement suspect d'engendrer le péché capital de gourmandise, a longtemps été dévalorisé.
Or, le sens du goût - communément requis pour des jugements culinaires et gastronomiques - reçoit dans la modernité une portée beaucoup plus vaste. Le lien entre le « bon goût » et ce que l'on n'appelle pas encore « esthétique » semble émerger dans les cours fastueuses des rois d'Europe et, tout particulièrement, en France, au Siècle de Louis XIV. Mais il faudra attendre le siècle suivant, qui assiste à l'« invention» du terme « esthétique », pour que le goût soit mis systématiquement en rapport avec les beaux-arts. A l'instar de l'abbé Dubos qui insiste sur le fait que l'admiration que nous éprouvons pour des tableaux ou des vers provient de notre goût seul et non pas de la raison. Il n'est pas rare que l'abbé use non sans humour de la métaphore proprement gustative en son sens le littéral pour illustrer ses propos sur l'art : « Les hommes croient naturellement que leur goût est le bon goût [... ]. Vouloir persuader un homme qui préfère le coloris à l'expression en suivant son propre sentiment qu'il a tort, c'est vouloir le persuader à prendre plus de plaisir à voir les tableaux du Poussin que ceux du Titien. La chose ne dépend pas plus de lui qu'il dépend d'un homme, dont le palais est conformé de manière que le vin de Champagne lui fait plus plaisir que le vin d'Espagne, de changer de goût et d'aimer mieux le vin d'Espagne que l'autre. » La position de Jean-Baptiste Du Bos sur la relativité des goûts est sans concession (Voltaire lui empruntera tout). Par contre, le sens que Diderot accorde à ce terme est beaucoup plus complexe comme en témoigne, notamment, l'incipit des Recherches philosophiques sur l'origine et la nature du beau :
« Avant d'entrer dans la recherche difficile de l'origine du beau, je remarquerai d'abord, avec tous les auteurs qui en ont écrit, que, par une sorte de fatalité, les choses dont on parle le plus parmi les hommes sont assez ordinairement celles qu'on connaît le moins [...]. Tout le monde raisonne du beau [...], cependant si l'on demande aux hommes du goût le plus sûr et le plus exquis, quelle est son origine, sa nature, sa notion précise, sa véritable idée, son exacte définition [...], les uns avouent leur ignorance, les autres se jettent dans le scepticisme. »