L'histoire d'un enseignement officiel du grec ancien sur les terres vaudoises remonte à l'époque de la Réforme, lorsque Berne, soucieuse d'imposer la religion réformée à la cité assujettie, fonda en 1537 la Schola Lausannensis pour assurer la formation des pasteurs et des enseignants. Si le titre d'Université apparaît dans certains documents du XVIe siècle, c'est le terme d'Académie qui va s'imposer progressivement et dès 1549 pour désigner la Schola, tandis que l'établissement similaire de Berne est appelé Gymnase. Les matières enseignées se limitent, d'après le règlement de 1547, à la théologie, au grec, à l'hébreu et aux arts (qui incluent la rhétorique). Les premiers professeurs de grec ont des noms devenus prestigieux. Le premier titulaire de la chaire fut le zurichois Conrad Gessner qui allait devenir le célèbre médecin et naturaliste que l'on sait. Mais surtout, après Jean Ribit, François de Saint-Paul et Quintin le Boiteux, on voit Théodore de Bèze, convaincu par Calvin et Viret, accepter le 6 novembre 1549 sa nomination comme professeur de grec. Il serait faux de croire qu'on ne lisait que le Nouveau Testament. L'horaire des cours prévoyait chaque matin, de 6h à 7h (l'hiver une heure plus tard), l'enseignement des auteurs classiques, à savoir alternativement un orateur, Démosthène ou Isocrate, et un poète, Homère, Pindare, Sophocle ou Euripide. Une deuxième heure d'enseignement, consacrée à Platon, était donnée à midi. Le salaire était fixé à 200 florins, 2 muids de froment et 2 chars de vin. La classe de rhétorique où l'on lisait Aristote ou Cicéron était enseignée par le lecteur ès-arts1. On voit aussi Bèze s'attaquer à la traduction de Diodore de Sicile et de Dion Cassius, à une époque où il écrit par ailleurs, en plus de sa tragédie, Abraham sacrifiant, plusieurs de ses ouvrages les plus significatifs.
Mais la période faste des brillants débuts ne va guère durer. En 1558, une crise éclate entre l'Académie, proche de Calvin, et Berne, jalouse de cet essor et attachée à la théologie de Zwingli. Bèze et les meilleurs professeurs de l'Académie choisissent alors de s'en aller à Genève, accompagnés de plusieurs étudiants. Il faut attendre la mort de Calvin et l'adoption générale de la Confession helvétique pour voir l'Académie échapper aux contradictions de son écartèlement entre la domination bernoise et l'influence genevoise. Parmi les professeurs de grec de la fin du siècle, on peut citer le philosophe espagnol Pierre Núñez Vela, Jean Espaulaz, Aemilius Portus (qui édita Aristophane) et Jean de Serres à qui l'on doit un Platon en latin imprimé en regard du texte grec2. À la fin du siècle, Henri Estienne devint à son tour titulaire d'une chaire dont il ne prit jamais pleinement possession.
Au XVIIe siècle, la vocation ecclésiastique de l'Académie va s'accentuer fortement et le caractère théologique de l'enseignement se développer au détriment de la visée humaniste des débuts. La lecture des classiques grecs cède toujours plus de terrain à celle de la Septante, des Pères de l'Église et du Nouveau Testament ; parmi les oeuvres païennes, la préférence va à des oeuvres inattendues mais qui font écho à l'histoire du christianisme : à Homère on préfère, pour leur paraphrases des Psaumes ou de l'Évangile selon Saint-Jean, des versificateurs chrétiens de la fin de l'Antiquité comme Apollinaire de Laodicée ou Nonnos de Panopolis. Malgré l'introduction de chaires nouvelles, la vocation première de l'Académie restera longtemps la formation des pasteurs. Ce n'est qu'en 1827, après des mois de délibération, que la lecture et l'interprétation philologique du Nouveau Testament sont détachées de la chaire de grec qui trouve ainsi son autonomie et la possibilité d'exister en tant que telle3.
Au début du XXe siècle, l'histoire de l'enseignement du grec ancien à Lausanne est marquée par la personnalité d'André Bonnard, connu autant pour la qualité littéraire de ses écrits que pour ses courageuses activités politiques, d'ailleurs liées à ses convictions d'helléniste4. Antifasciste convaincu, proche après la guerre du parti ouvrier et populaire, lucide sur les contradictions du statut de neutralité, il est en 1952 accusé d'espionnage politique pour avoir remis au président du Conseil mondial de la paix, Frédéric Joliot-Curie, des renseignements sur la partialité et les intérêts américains de certains membres du CICR appelés à témoigner sur l'utilisation d'armes bactériologiques dans la guerre de Corée. C'est la respectabilité du CICR contre l'honneur du vieux professeur de grec qui se joue. Alors que toute preuve manque, Bonnard est tout de même reconnu coupable, condamné à 15 jours de prison avec sursis, tandis que l'Université refuse de lui accorder l'honorariat. Il faut attendre l'année 2003 pour voir l'Université réhabiliter pleinement sa mémoire et son honneur en lui dédiant l'un de ses plus grands auditoires.
André Rivier (de 1957 à 1973) et François Lasserre (de 1973 à 1984) ont poursuivi un enseignement très largement ouvert à l'ensemble de la littérature classique. A. Rivier s'est fait notamment connaître pour ses travaux sur la tragédie (Essai sur le tragique d'Euripide, 1944) et sur la philosophie (Les horizons métaphysiques du «Gorgias» de Platon, 1948). Il a aussi ouvert la voie des recherches sur la médecine antique qu'exploitera son successeur. Auteur d'une thèse sur La figure d'Éros dans la poésie grecque (1946), F. Lasserre a poursuivi l'exigence d'un enseignement et d'une recherche recouvrant l'ensemble de la littérature grecque et unissant l'enquête philologique au commentaire littéraire ; il fut ainsi un prolifique éditeur de textes antiques : Plutarque (De la Musique, 1954), Archiloque (1958), Strabon (livres V, VI, VII, VIII, IX), Etymologicum Magnum Genuinum (1976).
Élève d'André Rivier et de François Lasserre, formé à leurs exigences de rigueur philologique et de cohérence critique, éditeur et traducteur à son tour d'Alcman (1983), Claude Calame est en droite ligne l'héritier d'une tradition lausannoise qu'il enrichit d'un intense réseau de relations, notamment avec le Gruppo di ricerca sulla lirica greca de l'Université d'Urbino (B. Gentili) et les écoles structuralistes parisiennes de sémiotique (A. J. Greimas) et d'anthropologie des sociétés antiques (J.-P. Vernant). Parallèlement à ses principaux travaux qui marquent un renouvellement décisif de l'interprétation de la littérature antique (Les choeurs de jeunes filles en Grèce archaïque ; Le récit en Grèce ancienne ; Thésée et l'imaginaire athénien ; Mythe et histoire dans l'Antiquité grecque ; L'Éros dans la Grèce antique ; Poétique des mythes), C. Calame s'est montré un acteur engagé de la politique universitaire de l'Université de Lausanne ; il a fondé ou participé à la création de plusieurs entités de recherches interdisciplinaires soucieuses d'ouvrir les études grecques au dialogue avec l'anthropologie, l'épistémologie, la linguistique, la littérature comparée, l'histoire et les sciences des religions. Sa nomination à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris l'a conduit à quitter son poste en 2002.
1 Cf. H. Vuilleumier, L'Académie de Lausanne 1537-1890, Lausanne, 1891, p. 3-6 et P.-F. Geisendorf, Théodore de Bèze, Genève, 1949, p. 35-8.
2 Jean-Pierre Borle, Le latin à l'Académie de Lausanne du XVIe au XXe siècle, Lausanne, 1987, p. 38.
3 Henri Meylan, La Haute École de Lausanne 1537-1937, Lausanne, 19862 (1937), p. 77.
4 Voir l'ouvrage d'Yves Gerhard, André Bonnard et l'hellénisme à Lausanne au XXe siècle, Vevey, L'Aire, 2011.