Chantal Bianchi et Thierry Crozat

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Le 2 avril 2022, la metteuse en scène Chantal Bianchi et le comédien Thierry Crozat se sont entretenus dans l’émission À vous de jouer, animée par Daniel Rausis sur Espace 2 (RTS), avec Marc Escola et Josefa Terribilini, respectivement professeur et assistante diplômée à l’UNIL. Ils reviennent sur la mise en scène du Tartuffe, créé en 2009 au Petit-Théâtre de Lausanne.

Avec l’aimable autorisation de la RTS, nous publions ici l’entretien sans intermède musical (20 min.) :

Pour écouter l’émission complète (1h), cliquer ici.

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Captation du spectacle

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« Molière, c’est cash. » Entretien avec Chantal Bianchi

Cet entretien a été réalisé le 1er avril 2021 à Lausanne.

 

Josefa Terribilini : Que représente Molière pour vous ?

Chantal Bianchi : Le théâtre forain, la route, les équipes, l’aventure. Un rapport très direct au public, plutôt joyeux – Molière avait de la peine à écrire des tragédies ! Et puis, pour moi dont le mari est français, et qui suis donc française d’adoption, Molière est une référence incontournable du théâtre ; il est arrivé en France juste après la naissance de la parole laïque et fait vraiment partie de la culture du pays. En Suisse, la référence se situe plutôt du côté des sociétés locales de théâtre et de chant, le rapport à Molière est ainsi très différent. Le dramaturge y est moins ancré du point de vue historique. Je pense qu’il y a toujours un certain poids associé à son nom, mais comme il n’est « pas de chez nous », nous sommes peut-être plus libres dans notre rapport à ses pièces, il y a moins de signifiants, moins de gens qui se sont emparés de son œuvre qu’en France. 

J. T. : Molière, en tant qu’auteur français canonique, est souvent comparé à Shakespeare du côté anglo-saxon : qu’est-ce qui fait à vos yeux la spécificité de Molière et de sa dramaturgie, par rapport à d’autres auteurs « du répertoire » (y compris français, comme Racine ou encore Musset) ?

Ch. B. : Ce qui le singularise, c’est sa capacité à mettre en valeur les comportements humains de manière relativement simple, presque grossière. Par rapport à Tchekhov ou à Shakespeare, Molière, c’est cash. Il n’y a rien derrière le mot : son théâtre est de pur langage. En réalité, je pense qu’avec Molière, on n’a besoin de rien d’autre que le texte et les acteurs. Molière écrivait pour sa troupe et nous développons un théâtre d’acteurs. Et si Shakespeare représente pour moi le palais des Mille et une nuits, j’associe Molière à l’aventure, ainsi qu’à la raillerie à l’égard de l’étroitesse d’esprit des riches. C’est un aspect de son œuvre qui fait du bien. Il s’amuse beaucoup avec le pouvoir et accorde une place importante aux valets, aux petites gens, auxquels il donne la parole.

J. T. : Qu’est-ce qui fait selon vous que cet auteur du XVIIe siècle soit encore joué aujourd’hui ?

Ch. B. : Ses pièces sont géniales, tout simplement ! Tous les textes classiques, en général, sont une matière extraordinaire pour reformuler le monde d’aujourd’hui. Parfois, on pense qu’il faut les adapter lorsqu’on les monte, mais ce n’est pas nécessaire, selon moi, car toute la vie est contenue dans ces œuvres. Molière travaille sur le comportement humain de manière extraordinaire, il a une grande capacité d’observation des rapports sociaux. C’est donc une source d’inspiration pour les artistes. Il y a encore plein de tartuffes aujourd’hui, sous différentes formes. Avec la compagnie Les Artpenteurs, nous ne les nommons pas explicitement, nous préférons laisser le public projeter lui-même ses références : pour telle personne, il s’agira d’un politicien, pour une autre, de son voisin, de son cousin, peu importe. 

J. T. : Pourquoi avoir choisi de monter Le Tartuffe, en 2009 ? Qu’est-ce qui vous intéressait dans cette pièce en particulier ?

Ch. B. : Ce sont toujours les hasards de la vie qui décident de mes choix artistiques. Je suis mariée à un acteur français extraordinaire, et je trouvais qu’il fallait un jour qu’il joue du Molière. J’avais justement monté le Tartuffe avec une troupe d’amateurs à Fribourg et nous avions tellement ri que j’ai eu envie de traiter davantage cette matière. De plus, j’adore le thème de l’hypocrisie et nous avons donc sauté sur l’occasion. 
J’ai tout de suite eu deux idées très fortes : la première était de faire de la table (celle du célèbre acte IV) un tréteau sur lequel allait se jouer tout le spectacle. Ce travail a été très intéressant du point de vue du jeu parce qu’un tréteau est étroit : les corps devaient donc être très précis. Nous avons aussi ajouté un petit trampoline à l’extrémité sur lequel sautaient les acteurs pour entrer en scène, cela créait un effet forain très amusant. Le public, quant à lui, était placé en bi-frontal, de chaque côté de l’espace de jeu. Du coup le public se voyait très bien de part et d’autre de la scène , les spectateurs pouvaient voir du coin de l’œil les effets que provoquait le jeu des acteurs sur les autres,  s’épier en quelques sortes mutuellement ! Les gens aimaient cette disposition, car elle résonnait beaucoup avec l’hypocrisie et créait une atmosphère conviviale. 
La seconde idée était de ne pas m’occuper de scénographie, mais uniquement du verbe. J’ai longtemps embêté les acteurs qui ont d’abord dû travailler bouche fermée pendant des heures, pour que les alexandrins roulent comme un moteur puissant. Il suffisait ensuite de se laisser conduire, et le corps devenait alors une ponctuation du vers. Nous n’avons opéré quelques coupes, parce qu’il était impossible de garder le public assis plus d’une heure quarante dans un chapiteau. Mais je n’ai fait aucune modification sur le plan de la langue. L’univers visuel, pour sa part, rappelait un peu les mangas parce que nous voulions que le spectacle s’adresse aux adolescents et que les personnages soient très stylisés.
Le fait que cette pièce de Molière ait été censurée m’intéressait aussi. Nous avions répertorié les placets qu’il avait écrits à Louis XIV pour demander l’autorisation de rejouer, et parce que les poètes d’aujourd’hui sont à mes yeux les rappeurs et les slameurs, j’ai proposé à un rappeur de travailler avec nous : les entractes étaient ponctués de sa déclamation des placets (qui sont d’ailleurs écrits en prose, et l’effet de contraste avec les alexandrins de la pièce fonctionnait bien). Le rappeur jouait en somme le rôle de Molière. 

J.T. : Quelle(s) autre(s) pièce(s) de Molière aimeriez-vous de mettre en scène ?

Ch.B. : L’École des femmes ou Les Femmes savantes. Et puis, parmi les petites comédies, je voudrais monter celles qui mettent les valets au centre des actions : on pourrait même imaginer une série de saynètes tirées de plusieurs pièces, à jouer sur des tréteaux, dans la rue. Nous avons désormais le projet d’explorer de petites formes, puisque la pandémie nous invite à sortir de nos habitudes et à créer d’autres rapports aux publics. Je poursuivrais l’idée d’une adresse directe, et peut-être même d’un jeu masqué : une forme forte dans des corps engagés. Parce que ce type d’interprétation implique une distance que j’aime beaucoup. Notre Tartuffe, qui fonctionnait sur ce principe, étonnait d’ailleurs certains professionnels qui n’y trouvaient que les acteurs et le verbe. Et c’était fort. Je pense qu’avec Molière, on n’a besoin de rien d’autre que ses textes.

J. T. : Et si toutes les places, tous les parvis et tous les théâtres du monde vous étaient ouverts, où rêveriez-vous de le monter ?

Ch. B. : Dans les quartiers défavorisés des grandes villes et en périphérie, dans les campagnes.

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