- Projet FNS
Système touristique et culture technique dans l’Arc lémanique : acteurs, réseaux sociaux et synergies (1852-1914)
Cédric Humair, Université de Lausanne - Laurent Tissot, Université de Neuchâtel - Anne-Marie Granet-Abisset, Université de Grenoble
Longtemps restée dans l’ombre de la recherche historique consacrée à l’industrialisation, l’étude du développement touristique est en train de prendre toute sa place dans l’historiographie internationale. Le voyage d’agrément, élément structurant de la société de loisirs dans laquelle nous vivons, a récemment acquis la légitimité nécessaire pour devenir un objet historique digne d’être analysé. Il faut toutefois constater que des pans entiers de l’histoire de cette activité sociale et économique, qui s’affirme dès le 19e siècle, restent encore «terra incognita». C’est tout particulièrement le cas dans le domaine de l’offre touristique, dont la constitution et l’évolution demeurent peu investiguées. En dépit de l’importance que le tourisme a pris dans le développement économique de la Suisse, et plus particulièrement dans certaines régions peu industrialisées, la recherche historique n’y est pas plus avancée qu’ailleurs.
Le projet développé ici se propose de combler une lacune importante de l’historiographie touristique suisse et internationale. Il s’agit d’analyser les interactions entre la construction d’un système touristique performant et le développement technique de la région d’implantation. Certes, l’importance touristique du chemin de fer et de l’automobile a déjà été reconnue et analysée de longue date. Par ailleurs, quelques contributions à l’histoire de l’hôtellerie ont souligné que l’innovation technique a joué un rôle fondamental dans la course au confort que les établissements se livraient afin d’attirer la clientèle. Les analyses déjà effectuées ont toutefois le défaut de segmenter les multiples synergies qui structurent les rapports entre tourisme et technique, réduisant leur complexité et leur importance. L’objectif du projet est donc d’analyser la construction d’un système touristique dans sa globalité — mobilité, hébergement, embellissement de la station, création de divertissements —, tout en explicitant l’intensité des rapports entretenus avec le monde de la technique.
Au-delà d’une approche globale, l’ambition du projet est de mieux comprendre le fonctionnement des relations entretenues par les sphères touristique et technique. Pour y parvenir, l’analyse sera centrée sur les acteurs des deux domaines d’activité et les réseaux sociaux qui les relient, ces derniers étant reconstruits grâce à l’élaboration d’une base de données. Jouant un rôle central dans la construction d’infrastructures touristiques, les modalités de financement seront également investiguées. Par ailleurs, la recherche innovera en explicitant le caractère interactif des synergies entre tourisme et technique : si le développement touristique a été stimulé par l’utilisation de technologies de pointe, il a, en retour, modifié de diverses manières la culture technique locale, ou autrement dit, le rapport que les habitants entretiennent avec la technique. Ceci s’est non seulement traduit par le transfert et l’usage de nouvelles technologies, mais aussi par leur production industrielle, la mise au point d’innovations ou encore la constitution d’un savoir et d’une formation techniques. Souvent minimisé, l’apport du tourisme à l’évolution d’une région sera investigué dans toutes ses dimensions. Son rôle structurant, qui ne se limite pas à l’économique, mais concerne aussi le social et le culturel, sera ainsi souligné.
Pour réaliser les objectifs du projet, l’analyse se focalisera sur la région touristique de l’Arc lémanique. Le choix de cet objet répond à des préoccupations d’ordre historiographique et méthodologique. En premier lieu, il s’agit de stimuler la recherche, encore embryonnaire, consacrée à une région de première importance dans l’évolution du tourisme européen. En permettant de jauger le rôle de la technique dans la réussite du modèle touristique suisse, cette étude de cas pourra ensuite servir de base à une comparaison internationale de la question. Les enjeux historiographiques d’une telle recherche ne se limitent donc pas à la région lémanique, ou même à l’espace helvétique, mais sont bien d’envergure internationale. D’un point de vue méthodologique, la région lémanique offre également plusieurs avantages. D’une part, la précocité et l’intensité du développement touristique garantissent la richesse documentaire nécessaire à une recherche de cette envergure. D’autre part, la présence de sites touristiques des deux côtés de la frontière franco-suisse ouvre d’intéressantes perspectives comparatives. Enfin, d’un point de vue technique, la région lémanique de la seconde moitié du 19e siècle a joué un rôle pionnier dans le transfert de nouvelles technologies, en particulier dans les domaines du transport et de l’énergie. La corrélation entre modernité technique et développement d’une industrie touristique peut donc y être analysée de manière pertinente.
En remontant aux sources du modèle touristique helvétique, le projet de recherche pourra servir d’outil de réflexion à un secteur d’activité soumis à une lutte concurrentielle sans merci. Il devrait surtout permettre de mieux comprendre le rôle que la dimension technique a joué dans la «success story» helvétique.