Autour de l’institutionnalisation des neurosciences au sein de l’EPFL

Problématique

Le terme « neurosciences » apparaît pour la première fois en 1962 au Massachusetts Institute of Technology (MIT, USA). À cette époque, les neurosciences désignent « seulement » un programme de recherche multidisciplinaire[1] : le « Neurosciences Research Program »[2]. Pourtant, et en l’espace de quelques décennies à peine, les neurosciences vont devenir une discipline à part entière, disposant d’une communauté d’experts et de sous-disciplines propres[3] (Joelle M. Abi-Rached et Nikolas Rose, 2013).

Si quelques travaux d’histoire ont tenté tant bien que mal de retracer la généalogie des neurosciences, en situant parfois leurs origines dans les temps les plus anciens de notre histoire (période hellénique), peu de travaux se sont penchés sur la question des mécanismes à l’œuvre dans l’émergence puis le développement des neurosciences en tant que discipline. En analysant le processus d’institutionnalisation des neurosciences au sein de l’Ecole Polytechnique Fédérale (EPFL), c’est à cette question que le présent travail espère apporter sa contribution.

Cet angle mort de la recherche ne doit toutefois pas occulter les nombreuses contributions apportées par l’histoire ou la sociologie des sciences en matière d’émergence puis de stabilisation de nouvelles disciplines scientifiques (Dominique Vinck, 2009). C’est partant de ces contributions que nous avons décidé de traiter en deux temps de la question de l’institutionnalisation des neurosciences au sein de l’EPFL ; un premier temps destiné au contexte d’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL (fin des années 1990) ; un deuxième temps destiné aux conditions institutionnelles de stabilisation des neurosciences au sein de l’EPFL (première décennie des années 2000) : de l’acquisition de nouveaux équipements, en passant par l’établissement de cursus, jusqu’au lancement de grands projets de recherche nécessitant des financements de même envergure, tels sont ici quelques exemples de conditions institutionnelles indispensables à la stabilisation d’une nouvelle discipline (Dominique Vinck, 2009).

Nous verrons ainsi que l’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL a largement été redevable du contexte de la fin des années 1990, période durant laquelle la scène académique romande s’est vue traversée d’importantes restructurations organisationnelles (Projet Triangulaire et Convention Science-Vie-Société), mandatées par les milieux politiques, et dont l’objectif principal était l’établissement d’une nouvelle gestion économique de la connaissance (Jean-Philippe Leresche, Frédéric Joye-Cagnard, Martin Benninghoff et Raphaël Ramuz, 2012). Une nouvelle gestion économique de la connaissance pour laquelle les sciences de la vie[4] (comprenant les neurosciences) allaient occuper une place primordiale. Puis nous verrons comment l’EPFL a su, en l’espace d’une décennie à peine, s’approprier équipements (notamment deux bâtiments dédiés aux sciences de la vie, au sein desquels émergera un nouvel institut du cerveau et de la pensée exclusivement dédié à la recherche en neurosciences), experts en neurosciences (principalement les directeurs des laboratoires de ce nouvel institut du cerveau et de la pensée) et financements importants (flagship et programme-cadre de la Commission européenne et autres soutiens financiers de fondations et entreprises privées) pour assurer en son sein le développement des neurosciences.

Méthode

Si la première partie de notre travail, relative au contexte d’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL (fin des années 1990), a pu compter sur l’existence d’une riche littérature secondaire (principalement Michel Pont, 2011 ; Vincent Puidoux, 2012 ; Jean-Philippe Leresche, Frédéric Joye-Cagnard, Martin Benninghoff et Raphaël Ramuz, 2012), tel ne fut pas le cas de la seconde partie de notre travail relative aux conditions institutionnelles de stabilisation des neurosciences au sein de l’EPFL (première décennie des années 2000).

Pour cette seconde partie, nous avons donc principalement eu recours aux sources primaires suivantes : les rapports annuels a. du Conseil des Ecoles Polytechniques Fédérales (CEPF) ; b. de l’EPFL ; c. de la faculté des sciences de la vie (SV) de l’EPFL. Et ce pour la période allant des années 2000 à 2012[5]. D’une première lecture de ces rapports annuels ont été retenus plusieurs indicateurs jugés capables de rendre compte des conditions institutionnelles de stabilisation des neurosciences au sein de l’EPFL. Il s’agissait de relever de manière systématique : 1. Les équipements nécessaires au développement de la recherche en neurosciences au sein de l’EPFL (bâtiments, instituts, chaires, laboratoires, plateforme et instruments) ; 2. Les cursus dispensés en neurosciences au sein de l’EPFL (à niveau bachelor, master et doctoral); 3. Les grands projets de recherches en neurosciences pilotés à partir de l’EPFL et nécessitant des financements de même envergure (en provenance d’institutions publiques de soutien à la recherche, de fondations ou d’entreprises privées). La sélection de ces indicateurs doit beaucoup à l’article de Dominique Vinck, « Construction des sciences et des disciplines scientifiques : question pour la recherche en soins infirmiers » (2009), qui a su revenir synthétiquement sur les principaux mécanismes à l’œuvre dans la constitution de disciplines scientifiques décrits par de nombreux travaux relevant d’une perspective de sociologie des sciences.

Résultats

a. Les années 1990, un contexte favorable à l’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL

Au début des années 1990, la Suisse est en plein contexte de restrictions budgétaires. Dès lors les questions de coordination universitaire s’amplifient pour devenir un véritable enjeu de politique publique : avec dix universités et deux écoles polytechniques, dans un petit pays comme la Suisse, on aurait tout intérêt à éviter les doublons, et repositionner stratégiquement chaque académie. Il faudra néanmoins attendre la fin des années 1990, lorsque la Suisse connaîtra une relative embellie économique, pour que de tels objectifs puissent être poursuivis (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 37).

En ce qui concerne la Suisse romande, un vaste programme de « coordination, développement et restructurations académiques » est lancé fin des années 1990. Il comprend les universités de Lausanne et de Genève ainsi que l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et qui, pour cette raison, est dénommé « Projet triangulaire ». Il donnera lieu en 2001 à la signature de la Convention Science-Vie-Société, laquelle attribuera aux sciences de la vie un rôle primordial (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 133)[6].

Parmi les premiers promoteurs de ce Projet triangulaire, se trouvent Ruth Dreifuss et Charles Kleiber. En 1997, Ruth Dreifuss, Conseillère fédérale en charge du département de l’Intérieur, décide de nommer « à la surprise générale » Charles Kleiber comme Secrétaire d’Etat à la tête du Groupement de la Science et de la Recherche[7] (GSR). Surprise générale, car Charles Kleiber ne dispose pas d’une longue carrière académique derrière lui. Diplômé en architecture (EPFL), puis docteur en sciences économiques (UNIL), enfin Directeur des hospices cantonaux vaudois (CHUV), Charles Kleiber a majoritairement travaillé dans le domaine du « management de la santé »[8]. Au contraire de son prédécesseur, Heinrich Ursprung, qui était biologiste de formation et qui avait présidé l’Ecole Polytechnique de Zurich puis le Conseil des Ecoles Polytechniques Fédérales avant d’être élu à la tête du GSR. Et puis Charles Kleiber avait surtout une conception nouvelle, toutefois conforme à son époque, du rôle des sciences dures dans la société. En effet, il voyait dans les sciences dures un important « capital connaissance » appelé « à jouer un rôle moteur pour l’économie suisse » [9]. Une « économie de la connaissance » où les sciences de la vie occuperont une place primordiale (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 122).

Deux ans plus tard, en 1999, Francis Waldvogel, Président du Conseil des Ecoles Polytechniques Fédérales (CEPF), par ailleurs médecin à l’université de Genève (UNIGE), est invité à proposer un futur Directeur pour l’Ecole Polytechnique de Lausanne (EPFL). Son choix s’arrête sur Patrick Aebischer, un collègue, médecin-chercheur au CHUV, professeur ordinaire à l’université de Lausanne (UNIL) et professeur titulaire à l’EPFL. Un choix qui sera salué par Charles Kleiber qui connaît bien Patrick Aebischer pour avoir participé à son recrutement au sein de la faculté de médecine de l’UNIL. Juin 1999, le Conseil fédéral approuve la proposition. C’est la première fois qu’un médecin se trouve à la tête de l’EPFL (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 357).

Après bien des négociations et remous entre le Conseil fédéral, les Grands Conseils genevois et vaudois, les Recteurs de l’UNIGE et de l’UNIL ainsi que les Directeurs du CEPF et de l’EPFL, le projet triangulaire débouche enfin, en 2001, sur la signature d’une Convention : la Convention Sciences – Vie – Société. Parmi plusieurs axes de développement, dont les sciences de base (mathématiques, physique, chimie, dont on prévoit le transfert à l’EPFL), les sciences de la vie et les sciences humaines et sociales, un seul axe concentrera la majorité des efforts : les sciences de la vie. Des sciences de la vie estimées indispensables pour répondre aux « plus importants problèmes de santé de la société actuelle » et par ailleurs très prometteuses économiquement. La responsabilité en incombera principalement à l’EPFL (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 292).

b. La première décennie des années 2000, des conditions institutionnelles de stabilisation des neurosciences au sein de l’EPFL :

 

Une faculté des sciences de la vie :

Ne disposant pas des ressources immédiates nécessaires à l’accueil des « nouvelles »[10] sciences de la vie prévues dans le cadre de la Convention Sciences –Vie – Société, Patrick Aebischer décide en 2001 de remanier les treize départements qui structuraient jusqu’alors l’EPFL en cinq facultés, dont l’une exclusivement dédiée aux sciences de la vie (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 359). Une décision qui provoquera une première vague de protestation en provenance de l’Association des professeurs de l’EPFL, lesquels craignent que le développement des sciences de la vie se fasse au détriment des sciences de base et de l’ingénierie (position académique traditionnelle d’une Ecole Polytechnique). Patrick Aebischer décide ensuite d’installer la nouvelle faculté des sciences de la vie dans le bâtiment qui était initialement dédié à l’architecture. S’en suivra une deuxième vague de protestation, cette fois-ci de la part des étudiants en architecture. Au sein de la faculté des sciences de la vie, Patrick Aebischer investit d’abord les neurosciences en invitant, en qualité de professeur, Henry Markram, neuroscientifique tout juste venu de Californie, à créer le « Brain and Mind Institute » (Institut du Cerveau et de la Pensée[11]). Troisième vague de protestation, cette fois-ci en provenance de l’UNIL qui s’était déjà investie dans la création d’un centre de neurosciences sur le site du Bugnon 1, sous l’impulsion du professeur Stefan Catsicas, alors professeur en neurobiologie à l’UNIL[12]. Stefan Catsicas que l’on retrouvera d’ailleurs en 2004 à la tête de la vice-présidence de l’EPFL, aux côtés du nouveau doyen de la faculté des sciences de la vie, Didier Trono, médecin, et spécialiste des maladies infectieuses (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : 359 – 360).

 

Un Institut du Cerveau et de la Pensée :

Créé en 2002 par Henry Markram, le Brain and Mind Institute a pour mission principale l’étude des fonctions du cerveau (ce qui relève des neurosciences dites biologiques ou neurobiologie) et en particulier l’étude des processus cognitifs (perception visuelle et auditive, émotions, mémoire…, ce qui relève des neurosciences dites comportementales et/ou computationnelles lorsqu’il est question de modéliser ces processus cognitifs) (Joël Monzée, 2006 : 28 – 29). Dès 2004, il compte 6 laboratoires dirigés par les professeurs Olaf Blanke, Stefan Catsicas, Michael Herzog, Henri Markram, Carl Petersen et Carmen Sandy (suivez ce lien pour découvrir leur profil académique parmi d’autres directeurs du Brain and Mind Institute). Les recherches menées au sein de ces 6 laboratoires s’appuient sur des « sujets sains et malades », soit également des patients dits « souffrant de déficits et/ou illusions neurocognitives » (schizophrénie, autisme, maladie d’Huntington, Alzheimer, Parkinson…)[13]. Leurs activités reposent sur des instruments d’imagerie médicale tels l’électroencéphalographie (EEG, de surface ou intracrânienne), ou encore l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). Des instruments très coûteux, mais qui se trouveront dès 2004 « gracieusement » mis à disposition par la toute nouvelle plateforme technologique d’imagerie cérébrale initiée dans le cadre du Projet Triangulaire[14] (Vincent Puidoux, 2012 : 302-303). Leurs activités bénéficient également d’un large réseau de collaborations comprenant : le CHUV, les HUG et les universités de Lausanne et de Genève pour ce qui est de l’arc lémanique ; l’Europe, les Etats-Unis et l’Australie pour ce qui est de l’international[15]. Une collaboration internationale qui pour sa part, aura été grandement facilitée par les « origines » cosmopolites des directeurs des laboratoires du Brain and Mind Institute. Nul hasard en la matière : il s’agissait là d’une condition essentielle à leur recrutement au sein de l’EPFL ; pour Patrick Aebischer tel était le moyen de rendre crédible son projet aux yeux des autorités politiques et académiques (fédérales et cantonales) (Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin, Ramuz Raphaël, 2012 : p. 359).

Entre 2004 et 2012, le nombre de ces laboratoires variera considérablement[16], mais en suivant toujours une même logique : 1. Promouvoir la collaboration locale (arc lémanique) et internationale ; 2. Être d’utilité médicale directe (soit via une meilleure compréhension du fonctionnement du cerveau, soit via le développement de nouvelles thérapies). Finalement, dès 2004, le Brain and Mind Institute pourra compter sur le « Center for Neuroscience and Technology » pour soutenir son développement. Un centre destiné à « renforcer les synergies entre laboratoires », soit une meilleure coordination des activités disséminées entre les différents laboratoires du Brain and Mind Institute ainsi que d’autres laboratoires inter-facultaires de l’EPFL (tels le laboratoire Leenaards-Jeantet d’imagerie fonctionnelle et métabolique ou encore le laboratoire de traitement des signaux 5)[17]. La direction de ce centre sera attribuée à Henry Markram.

 

Un cursus en neurosciences :

En 2004 s’ouvre à l’EPFL un nouveau programme doctoral exclusivement dédié aux neurosciences, en partenariat avec l’UNIL et l’UNIGE, lesquelles proposaient par ailleurs déjà un doctorat en neurosciences depuis 2002[18]. Deux ans plus tard, ce n’est pas moins de 129 étudiants qui s’y trouveront inscrits, dont 62 pour l’EPFL[19]. Des doctorants que l’on retrouvera dès lors associés aux projets de recherche du Brain and Mind Institute ; de quoi garantir du côté de l’EPFL la pérennisation de sa nouvelle discipline. Pour ces mêmes doctorants sera également organisé chaque année aux Diablerets un rendez-vous « à ne pas manquer », le « Lemanic Neurosciences Annual Meeting », soutenu financièrement par les entreprises Medtronic[20], Novartis[21], Merck Serono[22], Roche[23], et la fondation Jean Falk Vairant[24], toutes des leaders dans le domaine de la recherche « biomédicale »[25].

Aussi, dès 2005, le master en sciences de la vie bénéficiera d’une spécialisation en neurosciences, et quelques enseignements en neurosciences seront délivrés aux étudiants de troisième année de bachelor[26] (relevons au passage que l’UNIL et l’UNIGE proposeront également un master spécialisé en neurosciences dès 2008)[27].

 

Des « super » – projets de recherche :

En 2005, l’EPFL lance en partenariat avec IBM[28] le fameux projet Blue Brain. À sa tête, Henry Markram qui s’est assuré du soutien financier du gouvernement suisse et d’importantes donations de personnes privées. Dans le cadre de ce projet, est mise sur pied une équipe internationale de 35 informaticiens, mathématiciens, biologistes et physiciens. Objectif ? : « Observer la constitution, le fonctionnement et les pathologies du cerveau selon un modèle employant une plate-forme informatique »[29]. Vaste programme. Concernant la plate-forme informatique de ce projet, il s’agit d’un super-ordinateur, le « Blue Gene » fourni par IBM « à prix d’ami » (5millions en 2005)[30] ; il sera complémenté en 2009 d’un deuxième super-ordinateur le « Blue Gene P ».

En 2010, l’EPFL soumet deux initiatives de projet de recherche au programme « Future emerging technologies flagships » de la Commission européenne, dont le Human Brain Project. Le Human Brain Project qui n’est rien d’autre qu’une variante du projet Blue Brain ; sauf que cette fois-ci, les objectifs affichés sont encore plus ambitieux : concevoir une simulation du cerveau humain dans son entier sur la base d’une «  énorme quantité de données venues des universités et des hôpitaux du monde entier »[31]. Une centaine d’institutions lui seront rattachées, toutes de haute réputation internationale et toutes européennes, bien évidemment. La direction du projet reviendra à Henry Markram, ainsi qu’à Richard Frackowiak, Chef du département de neurosciences cliniques du CHUV (département inauguré en 2010), et à Karlheinz Meier de l’Université d’Heidelberg (Allemagne)[32]. L’initiative validée par la Commission européenne, l’on s’attend à une révolution des méthodes de travail en neurosciences et médecine, de même que dans le domaine des nouvelles technologies. Pour l’occasion, ce n’est pas moins d’un demi milliard d’euros qui sera versé par la Commission européenne (un deuxième versement d’un demi milliard est prévu ; dans sa totalité, le projet est estimé à 1,19 milliards d’euros). La Confédération suisse quant à elle s’engagera à hauteur de 75 millions de francs suisses pour la période 2013 – 2017[33].

 

Plus d’espace, plus d’argent, plus de projets !

En 2005, en réponse au nombre croissant d’étudiants inscrits en faculté des sciences de la vie[34], commencent les travaux d’extension du bâtiment dédié aux sciences de la vie (lequel entrera en service dès l’année 2006). À cela s’ajoute également la construction d’un nouveau bâtiment, toujours dédié aux sciences de la vie, dont les fonds ont été préalablement libérés par le Parlement (100 millions au total). Sa mise en service est prévue pour 2008 et permettra d’accueillir entre autre l’Institut Suisse de la Recherche sur le Cancer, l’IRSEC, anciennement basé à Epalinges[35]. Une nouvelle proximité géographique qui permettrait selon les protagonistes de renforcer les collaborations interdisciplinaires entre l’EPFL, le CHUV et l’UNIL, aussi dans le domaine des neurosciences (notamment via la formation partagée d’étudiants et doctorants).[36]

En 2008, est annoncée une collaboration entre l’EPFL et Merck Serono pour l’étude de la maladie d’Alzheimer. Pour l’occasion est créée une chaire Merck Serono au sein du Brain and Mind Institute (chaire associée au laboratoire de Patrick Fraering)[37]. Durant cette même année 2008, Carmen Sandi, du Brain and Mind Institute, obtient 3 millions d’euros de la Commission européenne (dans le cadre de son 7ème Programme-cadre pour la recherche et le développement technologique, dénommé CORDIS) pour la poursuite de ses recherches en génétique comportementale (autour des mécanismes neurobiologiques impliqués dans la perte de mémoire)[38].

En 2010, trois pôles de recherche nationaux (PNR) sont attribués à l’EPFL : deux comme « leading house », en robotique et en neurosciences, un comme « co-leading house » en biologie chimique en partenariat avec les universités de Genève et de Lausanne, le CHUV et les HUG[39]. Concernant le PNR en neurosciences, dont l’objectif est une meilleure compréhension des mécanismes neurobiologiques sous-tendant les troubles psychiatriques, sa direction en revient à Pierre Magistretti, directeur d’un des laboratoires du Brain and Mind Institute. Il implique un large réseau de collaboration entre le CHUV, les HUG, les universités de Bâle, Genève et Lausanne, ainsi que l’EPFL. Six laboratoires du Brain and Mind Institute lui seront associés[40]. En 2010 encore, est lancé un programme de « recherche translationnelle »[41] et d’éducation en neurosciences (programme Bertarelli), conjointement à l’EPFL et à la prestigieuse Harvard Medical School (Boston) ; un programme rendu possible grâce au soutien financier de la fondation Bertarelli[42] (9 millions de dollars)[43].

En 2012 enfin, voit le jour un nouveau centre de recherche en neurosciences, le « Center for Neuroprosthetics ». Objectif : développer de nouvelles technologies capables de « réparer ou remplacer les fonctions altérées du système nerveux » (exemple : défaillances dans la perception sensorielle, la cognition, les mouvements). Deux laboratoires du Brain and Mind Institute seront rattachés à ce centre : celui d’Olaf Blanke, qui en est par ailleurs le directeur et celui de Grégoire Courtine. À vocation internationale, ce centre se veut au carrefour de la recherche fondamentale, des applications cliniques et des débouchés industriels. Il sera soutenu financièrement par la fondation Bertarelli, la Fondation Internationale pour la Recherche en Paraplégie, la fondation Defitech[44] et l’entreprise Medtronic ; et aura pour partenaires médicaux le CHUV, les HUG et la SUVA[45]. Il sera associé dès 2013 au programme Bertarelli, au Human Brain Project et aux deux pôles de recherche nationaux attribués en 2010 à l’EPFL[46].

Conclusion

Dans ce travail, nous avons tenté de retracer le processus d’institutionnalisation des neurosciences, en tant que discipline, au sein de l’EPFL. Pour ce faire, nous avons procédé en deux temps : un premier temps destiné au contexte d’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL, fin des années 1990, un deuxième temps destiné aux conditions institutionnelles de stabilisation des neurosciences au sein de l’EPFL, première décennie des années 2000.

Nous avons ainsi pu constater que l’émergence des neurosciences au sein de l’EPFL répondait d’un contexte particulier : fin des années 1990, la Suisse romande, qui vient de traverser une importante crise économique, s’élance dans un vaste programme de restructurations organisationnelles en milieu académique. Objectif ? Eviter les doublons, développer de nouvelles collaborations interdisciplinaires et interinstitutionnelles, et repositionner stratégiquement chaque académie de l’arc lémanique. Dit autrement, le monde académique doit s’insérer dans une nouvelle rationalité, la rationalité économique : être innovant, compétitif et s’assurer d’une place forte sur la scène internationale. Dans ce contexte seront investies principalement les sciences de la vie (comprenant les neurosciences), jugées indispensables pour répondre aux « plus importants problèmes de santé de la société actuelle » (à savoir les maladies chroniques et neurodégénératives liées au vieillissement de la population), et économiquement rentables. La responsabilité en incombera principalement à l’EPFL, mais cette dernière devra s’engager à y associer universités et hôpitaux de l’arc lémanique (comprenant du côté du CHUV, le Centre de neurosciences psychiatriques, inauguré en 2000, et le Département de neurosciences cliniques, inauguré en 2010 ; du côté de l’UNIL, le Département de biologie cellulaire et de morphologie de la faculté de biologie et de médecine, rebaptisé depuis 2012 Département des neurosciences fondamentales).

Nous avons ensuite pu identifier un certain nombre de conditions institutionnelles indispensables à l’ancrage des neurosciences au sein de l’EPFL : de l’acquisition de nouveaux équipements, en passant par le recrutement d’experts internationaux aptes à consolider des réseaux de recherche au-delà des frontières et à assurer la formation des futurs chercheurs, de même que le développement de grands projets de recherche soutenus par des institutions considérablement dotées d’un point de vue financier.

Ce premier pas fait dans la compréhension de l’institutionnalisation des neurosciences au sein de l’EPFL, reste désormais à étudier le fonctionnement de cette nouvelle discipline instituée, basé sur des réseaux de collaboration de toute nouvelle envergure ; une étude que seule une approche ethnographique serait à même de poursuivre.

Bibliographie

Sources primaires :

Les rapports annuels du CEPF (années 2000 – 2012).

Les rapports annuels de l’EPFL (années 2000 – 2012).

Les rapports annuels de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL (années 2004 – 2012).

Le rapport annuel du NCCR Synapsy (année 2013 – 2014).

Le rapport annuel du Center for Neuroprosthetics (année 2012).

Les rapports annuels de l’UNIL (années 1998 – 2012).

Les rapports annuels du CHUV (années 1999 – 2012).

 

Sources secondaires :

Abi-Rached Joelle M. et Rose Nikolas, « Historiciser les neurosciences », Neurosciences et société. Enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau. Sous la direction de B. Chamak et B. Moutaud, Editions Armand Colin / Recherches, 2014, p. 51 – 77.

Benninghoff Martin et Sormani Philippe, « Les « Projets de coopération et d’innovation » : instrument de restructuration de l’espace académique suisse ? », Genèses, n°94, 2014, p. 32-54.

Gugerli David, Kupper Patrick et Speich Daniel, Transforming the Future, Editions Chronos, 2010, 473p.

Leresche Jean-Philippe, Joye-Cagnard Frédéric, Benninghoff Martin et Ramuz Raphaël, Gouverner les Universités, l’exemple de la coordination Genève-Lausanne (1990 – 2010), Editions Presses polytechniques et universitaires romandes, 2012, 511p.

Monzée Joël, La recherche en neurosciences : définitions et questionnements éthiques, Thèse de doctorat, Université du Québec, 2006, 158p.

Musselin Christine, « Les réformes des universités en Europe : des orientations comparables, mais des déclinaisons nationales », Revue du MAUSS, n°33, 2009, p. 69-91.

Pont Michel (préface et collaboration de Jean-Claude Badoux), Chronique de l’EPFL 1978 – 2000, l’âge d’or de l’ingénierie, Editions Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011.

Puidoux Vincent, Cerveaux, sujets et maladies. Contribution à une épistémologie historique de l’activité cérébrale en psychiatrie, Thèse de Doctorat, Lausanne, 2012, 368p.

Strasser Bruno, « Biomedicine : Meanings, assumptions, and possible futures », report to the Swiss Science and Innovation Council (SSIC), 2014, 31p.

Vinck Dominique, « Construction des sciences et des disciplines scientifiques : question pour la recherche en soins infirmiers », Recherche en soins infirmiers, n°98, 2009, p. 5-11.

Notes

[1] Réunissant biologistes, physiciens, mathématiciens, et chimistes.

[2] Programme lancé par O. Schmitt, biophysicien et chef du département de biologie et de santé publique du MIT.

[3] En général trois grands groupes de sous-disciplines sont distingués, lesquels font par ailleurs eux-mêmes l’objet de sous-groupes, à savoir : la neurobiologie, les neurosciences comportementales et les neurosciences computationnelles. Pour de plus amples informations, voir notamment : Joël Monzée, La recherche en neurosciences : définitions et questionnements éthiques, Thèse de doctorat, Université du Québec, 2006, 158p.

[4] Un ensemble de disciplines à l’interface entre la biologie, la médecine, les sciences de base et de l’ingénieur.

[5] Dernière date de publication de ces rapports annuels.

[6] Notons toutefois que la Suisse alémanique a pareillement connu une montée en puissance des sciences de la vie, avec pour point culminant la création en 2002 du « Life Science Zurich », une plateforme collaborative entre l’Université de Zürich et l’EPFZ destinée « à favoriser la recherche de pointe, une éducation de première classe et l’innovation économique dans le domaine des sciences de la vie » : David Gugerli, Patrick Kupper et Daniel Speich, Transforming the Future, Editions Chronos, 2010, p. 349.

[7] Le GSR, un groupement créé en 1992 et destiné à coordonner depuis l’administration fédérale le financement des universités et des écoles polytechniques, dit autrement à en définir les principales orientations stratégiques : Martin Benninghoff et Philippe Sormani, « Les « Projets de coopération et d’innovation » : instrument de restructuration de l’espace académique suisse ? », Genèses, n°94, 2014, p. 36.

[8] On relèvera à titre anecdotique le titre de sa thèse : « essai sur l’incitation économique à la performance dans les services de soins ».

[9] Rhétorique présente dans toutes les réformes des universités européennes des années 1990 : Christine Musselin, « Les réformes des universités en Europe : des orientations comparables, mais des déclinaisons nationales », revue du MAUSS, n°33, 2009, p. 73.

[10] Notons que les sciences de la vie avaient déjà fait l’objet d’importants développements dans le courant des années 1990, toutefois aucun département ou aucune faculté ne leur était exclusivement dédiées : Michel Pont (préface et collaboration de Jean-Claude Badoux), Chronique de l’EPFL 1978 – 2000, l’âge d’or de l’ingénierie, Editions Presses polytechniques et universitaires romandes, 2011, p. 163.

[11] Un institut à l’interface entre les sciences de la vie, les sciences fondamentales, l’informatique et l’ingénierie.

[12] La recherche en neurosciences au sein de l’UNIL se développera finalement au sein du Département de biologie et de morphologie de la faculté de biologie et de médecine, lequel sera rebaptisé dès 2012 Département des neurosciences fondamentales.

[13] Rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2004.

[14] Une plateforme qui a pour objectif de stimuler la recherche « translationnelle », à savoir un dialogue direct entre « recherche fondamentale » (EPFL, UNIL, UNIGE) et « recherche clinique » (CHUV et HUG). Elle sera implantée dans une halle existante réaménagée de l’EPFL grâce aux soutiens financiers des fondations Leenaards et Louis-Jeantet.

[15] Rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2004.

[16] Passant de six à onze laboratoires en 2005, treize en 2006, puis fluctuant entre douze et treize entre 2007 et 2012 : rapports annuels de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, années 2004 à 2012.

[17] Rapport annuel du CEPF, année 2004.

[18] Rapport annuel de l’UNIL, année 2001.

[19] Rapport annuel du CEPF, année 2006.

[20] Un des leaders mondiaux dans le domaine des technologies médicales dont le siège régional suisse se trouve à Tolochenaz (dans le district de Morges).

[21] Entreprise pharmaceutique suisse dont le siège social est à Bâle.

[22] Entreprise pharmaceutique internationale dont une chaire se trouve au parc des innovations de l’EPFL.

[23] Entreprise pharmaceutique suisse, dont le siège social est à Bâle.

[24] Fondation privée dont les fonds sont gérés par l’université de Genève.

[25] Désigne un domaine de recherches « basé sur l’expérimentation de laboratoire et porté par le développement des connaissances en sciences naturelles » ; l’objectif étant d’orienter la recherche fondamentale vers la résolution de problèmes médicaux : Bruno Strasser, « Biomedicine : Meanings, assumptions, and possible futures », report to the Swiss Science and Innovation Council, 2014, p. 11.

[26] Nous n’avons malheureusement trouvé aucune information concernant le nombre d’étudiants inscrits dans ces filières. Seul le nombre d’étudiants inscrits en faculté des sciences de la vie est à l’heure actuelle rendu publique (5 étudiants en 2002 contre 704 étudiants en 2011, dernier chiffre mis à jour) : rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2011.

[27] Rapport annuel de l’UNIL, année 2008.

[28] L’International Business Machines Corporation, une multinationale américaine à la pointe dans les domaines des matériels, logiciels et services informatiques.

[29] Rapport annuel du CEPF, année 2010.

[30] Rapport annuel du CEPF, année 2005.

[31] Rapport annuel du CEPF, année 2011.

[32] Rapport annuel du CHUV, année 2012.

[33] Informations disponibles sur le site officiel de l’EPFL, à l’adresse suivante : http://actu.epfl.ch/news/le-human-brain-project-consacre-par-la-commission-/.

[34] Passant de 5 en 2002 à 704 étudiants en 2011.

[35] Rapport annuel du CEPF, année 2005.

[36] Rapport annuel de l’EPFL, années 2004 et 2010.

[37] Rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2008.

[38] Rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2008.

[39] Rapport annuel du CEPF, année 2010.

[40] Rapport annuel du NCCR Synapsy, année 2013 – 2014.

[41] Soit une méthode de recherche impliquant un dialogue direct entre recherche fondamentale et recherche clinique.

[42] Fondation privée active dans plusieurs domaines dont les sciences de la vie, l’éducation, la protection des océans et le sport. Elle est par ailleurs le sponsor de deux des six chaires du parc des innovations de l’EPFL.

[43] Rapport annuel de la faculté des sciences de la vie de l’EPFL, année 2010.

[44] Fondation consacrée à la recherche et au développement de technologies destinées à venir en aide aux personnes « souffrant d’un handicap physique, psychologique ou mental ».

[45] Caisse nationale suisse d’assurance en cas d’accidents.

[46] Rapport annuel du Center for Neuroprosthetics, année 2012, p. 3.

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