276 (2007/1-2) Figures de l'oubli (IVe - XVIe siècle) - Edité par Patrizia Romagnoli et Barbara Wahlen


 

Interrogé dans les relations paradoxales qui le lient à la mémoire, l'oubli suscite depuis bientôt dix ans les réflexions croisées des sciences humaines et de la critique littéraire. S'inscrivant dans ce débat, ce numéro propose pour la première fois un parcours à travers les figures de l'oubli au Moyen Age, jusqu'à la première Renaissance. Le domaine littéraire ainsi défini offre un champ de réflexion privilégié dans lequel l'oubli est bien moins un objet de discours que l'enjeu de fictions et d'exemples qui le donnent à penser et en exposent les valeurs. Un mouvement se dessine, de l'oubli momentané de Dieu dans l'oeuvre comme moyen d'exaltation de la mémoire à l'oubli des autorités et du savoir comme condition nécessaire à la construction de soi et au surgissement de l'écriture. Entre ces deux pôles, les figures rencontrées au fil des textes, aussi singulières que variées, font de l'oubli un facteur de renouvellement littéraire et témoignent d'un désir de maîtrise : avec les recours qui sont les siens, la littérature tente de s'approprier l'alternance fatale de la mémoire et de l'oubli pour en tourner les règles à son avantage et convertir l'érosion temporelle en un moteur de questionnement et de sens.

SOMMAIRE

Avant-propos de Patrizia ROMAGNOLI (p. 5-18)

Philippe FRIEDEN - Non lieu de l'oubli (p. 19-34)

En utilisant comme fil rouge les analyses concernant la mémoire dans les Confessions de saint Augustin, nous aimerions mettre en évidence le rôle que joue l'oubli dans les coulisses du récit confessionnel. Car si les projecteurs ont bien éclairé les enjeux qui découlent de la mémoire dans cette autobiographie, ils ont négligé la présence, si problématique et si problématisée par l'auteur luimême, de cette face cachée de la mémoire. Envisageant non seulement sa place au coeur du livre X, mais aussi dans les prémices du récit qui le précèdent, nous tenterons de suivre l'oubli à travers les traces qu'Augustin a voulu nous laisser, piste qui, tout autant que la mémoire, met en jeu l'ensemble des Confessions.

Yasmina FOEHR-JANSSENS - Entre amnésie et amnistie : une poétique de l'oubli au Moyen Age ? (p. 35-54)

L'oubli et ses figures peuvent-ils, durant la période médiévale, constituer le socle d'une réflexion poétique positive ? On peut en douter sérieusement tant les oeuvres littéraires semblent avoir considéré remémoration et commémoration comme un devoir essentiel. Une rapide revue des occurrences de l'expression « s'oublier », de la Chanson de Roland à la matière romanesque, permet néanmoins de mettre au jour quelques exceptions qui renvoient aux soubassements théologiques de la dialectique de l'oubli et de la mémoire. Entre amnésie et amnistie, les figures oublieuses nous conduisent de l'idée de consolation toujours un peu suspecte à l'énigme du pardon. Ainsi est-il possible de retracer quelques linéaments d'une pensée de l'oubli qui s'insinue discrètement dans les marges de la célébration triomphante de la « remembrance ».

Sylviane MESSERLI - L'oubli de Troie dans le Roman d'Eneas (p. 55-76)

Modifiant sa source virgilienne, l'auteur du Roman d'Eneas redouble la présentation du Léthé lors de la catabase d'Eneas. Cette mise en évidence du fleuve d'oubliance focalise l'attention sur la thématique et la poétique de l'oubli dans le roman. Alors que le parcours du Troyen offre dans l'union avec Lavinie un dépassement des rapts originels de femmes, la violence guerrière reste latente tout au long de la quête. L'analyse de l'épisode de la mise à mort de Cacus par Hercule, relaté dès l'arrivée en Lombardie, montre comment le passé - thébain pour Evandre, troyen pour Eneas - resurgit. L'oubli de Troie trouve son fondement dans un travail de mémoire.

Michelle SZKILNIK - Le chevalier « oublieux » dans le roman arthurien en vers (p. 77-98)

Le héros du roman arthurien en vers, que ce soit Yvain, Perceval, Méraugis ou surtout Gauvain, semble affligé d'une étrange distraction qui le conduit à oublier promesses, engagements, amie, voire Dieu lui-même. Perçu comme une faute réclamant châtiment et expiation, l'oubli constitue un ressort dramatique que les écrivains en vers utilisent à des fins tantôt symboliques, tantôt humoristiques, tout particulièrement quand ils réécrivent des romans antérieurs. Ainsi la distraction du personnage paraît-elle inversement proportionnelle à la bonne mémoire de l'écrivain.

Romaine WOLF-BONVIN - Voir tue. Scènes de l'oubli dans la Vengeance Raguidel (p. 99-118)

Gauvain est bien distrait au début de ses pérégrinations dans la Vengeance Raguidel. Mais les salles richement ornées qu'il trouve à son arrivée au château du Noir Chevalier puis de Gaut Destroit peuvent être perçues - selon les codes de la mnémotechnie médiévale - comme des lieux de mémoire imageant le secret de son oubli.

Francine MORA - Mémoire du narrateur et oublis du héros dans le Roman de la Violette de Gerbert de Montreuil (p. 119-138)

Marqué par une mémoire littéraire particulièrement riche, le Roman de la Violette met aussi en scène de manière spectaculaire deux oublis, dans deux épisodes où le héros perd complètement le souvenir de son amie. La fonction de ces deux oublis est sans doute de susciter implicitement une réflexion sur le bon usage de la mémoire poétique, soit romanesque, soit lyrique, en relation avec la nature double de l'ouvrage. Le premier oubli permet en effet de faire ressurgir une mémoire lyrique épurée qui avait été gauchie et oblitérée par une mémoire romanesque trop lourde, incarnée notamment par une ecphrasis chargée de souvenirs derrière lesquels disparaît l'héroïne. Quant au second, il permet de prendre conscience des limites de cette mémoire, grâce à un transfert d'une héroïne à l'autre qui met en évidence son impersonnalité, et qui ne peut être résolu (revanche de cette dernière) que par un recours à la mémoire romanesque.

Barbara WAHLEN - Les enchantements de l'oubli. La Roche aux Pucelles dans La Suite du Roman de Merlin (p. 139-160)

Lieu mantique où Gauvain et le Morholt ont la révélation de leur mort et cellede la fin du monde arthurien, la Roche aux Pucelles est aussi et surtout un lieu morganien d'oubli du monde et de la morale héroïque. Tournant à vide, l'aventure merveilleuse n'élit plus son héros et met en lumière les failles de l'utopie arthurienne. Le principal intérêt de cet épisode est toutefois ailleurs : véritable fiction de l'oubli, il tente de dire l'en deçà de la mémoire, ce néant qui échappe au dicible. S'y dévoile, entre mémoire et oubli, une mise en abyme de la fabrique romanesque.

Alain CORBELLARI - Trubert Antéchrist (p. 161-178)

Le long fabliau, ou plutôt le roman, de Trubert fascine la critique depuis longtemps, en même temps qu'il semble la tenir à distance, peut-être en raison de sa violence presque caricaturale et de la radicalité de son propos. C'est précisément cette radicalité que l'on se propose d'analyser, reliant le déni du symbolisme qui s'y fait jour - déni commun, au demeurant, à tous les fabliaux, mais poursuivi ici jusqu'à ses conséquences ultimes - à ce qu'il faut bien appeler l'oubli de Dieu, oubli qui confère au protagoniste une liberté absolue, faisant de lui le maître de la fiction et le héraut d'un acquiescement inconditionnel au seul « réel ».

Philippe MAUPEU - Voies allégoriques et stratégies narratives de l'oubli (Guillaume de Deguilleville, Thomas de Saluces) (p. 179-202)

Deux voies allégoriques du XIVe siècle, le Pèlerinage de vie humaine de Guillaume de Deguilleville et le Chevalier errant de Thomas de Saluces, illustrent la fonction stratégique de l'oubli dans la littérature allégorique narrative. Dans le Pèlerinage, l'oubli est l'envers d'une mémoire éthique annexée à la Prudence. Une amnésie coupable entraîne l'errance du pèlerin narrateur sur la voie des vices et rend de fait possible le récit ; le discours édifiant tenu par les personnifications trouve dès lors une justification narrative. Chez Thomas de Saluces, l'instruction pastorale n'occupe que la dernière partie du roman. Auparavant, le narrateur s'ingénie à « mettre en oubli » les cadres structurels du discours édifiant pour donner libre cours à une forme d'errance narrative qui échappe en grande partie à la moralisation ; les nombreuses réminiscences littéraires contribuent à cette oblitération de la memoria comme habitus moral. Ces deux récits montrent que l'oubli est le pivot narratif d'une littérature romanesque irréductible au discours édifiant, voué à l'édification de la mémoire, qu'elle véhicule.

Jean-Claude MÜHLETHALER - Le « rooil de oubliance ». Ecriture de l'oubli et écriture de la mémoire dansLe Livre de l'Espérance d'Alain Chartier (p. 203-222)

Le Livre de l'Espérance s'ouvre sur une scène dont François Villon s'est très probablement souvenu. Mélancolie fait irruption dans la chambre de l'Acteur et le précipite dans un état de léthargie, lequel ouvre les portes à la fantaisie dont l'action incontrôlée conduit au désarroi et au désespoir. Il faut qu'Entendement retrouve la clé du guichet de la mémoire, bloqué par la rouille de l'oubli, pour que s'interrompe ce mouvement néfaste. Son intervention scinde le texte en deux parties : en amont, il y a les monstres nés des ténèbres de la raison engourdie, en aval, l'enseignement des Vertus théologales qui conduit l'Acteur à une dignité retrouvée. La structure en diptyque est celle d'une consolatio s'inspirant du modèle de Boèce. Paradoxalement - et c'est bien ce paradoxe qu'il convient d'interroger - le discours des monstres aussi bien que celui des Vertus se construit sur le souvenir des auctoritates, sur la citation tirée des livres anciens. Le bien comme le mal recourent à la mémoire collective, se servent des mêmes armes rhétoriques pour tirer l'homme de leur côté. Quelle est donc la nature et la fonction de l'oubli dans Le Livre de l'Espérance ? La question conduit au coeur des enjeux idéologiques de la dernière oeuvre (inachevée) d'Alain Chartier ; elle révèle aussi une réflexion sur l'acte même d'écrire dont Villon prendra le contre-pied.

Christopher LUCKEN - Le coffin d'oublie de Charles d'Orléans (p. 223-254)

La poésie de Charles d'Orléans, comme l'essentiel de la tradition lyrique médiévale à laquelle elle se rattache, apparaît tout d'abord fondée sur la mémoire. L'amant ne saurait oublier la dame dont il porte l'image inscrite dans son coeur. La dame, en revanche, ne cesse de le vouer à l'oubli. En faisant mourir la dame, Charles d'Orléans va donner une place fondamentale à cet oubli. Celui-ci est notamment pris en charge par Nonchaloir. Si Charles d'Orléans ne cesse pas pour autant d'écrire, l'oubli a d'importantes répercussions sur sa poésie. Ces dernières portent en particulier sur son manuscrit autographe : plutôt que de ressembler à un coffre dans lequel sont recueillis les poèmes dont on conserve ainsi la mémoire, comme c'est habituellement le cas avec les recueils poétiques, il s'apparente plutôt à un coffin d'oublie, une boîte remplie de poèmes destinés à mettre la dame en oubli en même temps qu'ils permettent de guérir de cette maladie d'amour que génère la mémoire de l'amant.

Nelly LABÈRE - « Point ne les metteroient en oreille de veel ». Mémoire et oubli dans les Evangiles des Quenouilles (ms. B.n.F.) (p. 255-272)

Le livre des Evangiles des Quenouilles se présente comme une compilation de croyances populaires des régions de Flandre et de Picardie, qui se propose de réunir un savoir féminin ancestral menacé par l'oubli. Datés de la fin du XVe siècle, deux manuscrits (manuscrit Chantilly et manuscrit B.n.F.) nous conservent les Evangiles des Quenouilles. A travers ces témoins s'élabore un parcours narratif où l'oralité féminine apparaît comme l'enjeu de la conservation et de la transmission. La mémoire est menacée par l'oubli et l'oubli invite à faire oeuvre de mémoire. Les Evangiles des Quenouilles interrogent ce rapport par le biais d'un recueil qui se conçoit comme réceptacle de la mémoire vive. Pourtant, l'oralité rétive à toute fixation échappe parfois à la tentative de transcription. Entre thésaurisation et oubli, les Evangiles des Quenouilles se veulent une trace et rêvent, par leur fuseau, de « multiplier le texte » pour le mettre en « non oubliance ».

Tania VAN HEMELRYCK - Oublier l'auteur au Moyen Age ? Réflexions sur l'ars oblivionis des copistes (p. 273-290)

Cet article développe comment, du XIIe au début du XIVe siècle, les copistes ont fait de leur mode de production un ars oblivionis, mettant à mal la figure de l'auteur ; alors qu'en réaction, de la fin du XVe siècle jusqu'au début du XVIe siècle, les auteurs ont mis en oeuvre un arsenal de stratégies discursives et littéraires afin d'assurer leur survie. Dès lors, les XIVe et XVe siècles ne seraient plus à envisager comme des siècles de construction de l'auteur médiéval, mais de sa re-naissance, de sa volonté tenace à survivre et à lutter contre sa mise en oubli.

Michel JOURDE - L'invendu. Mémoire et oubli dans les représentations de l'avenir des livres au premier siècle de l'imprimerie (p. 291-322)

L'article étudie les modifications générées par la naissance du livre imprimé dans les représentations du destin matériel des livres. Présentée comme une promesse d'éternité pour les choses écrites, l'imprimerie a été associée dans le même temps à une forme d'inquiétude suscitée par l'abondance nouvelle des livres et les risques d'indifférenciation et de surproduction qui l'accompagnent. Après avoir montré comment, jusque dans les éloges de l'imprimerie (Robert Gaguin, Giorgio Merula, Niccolò Perotti, Erasme, Guillaume Budé, Rabelais, ...), l'enthousiasme fait une place à l'inquiétude, l'article étudie, dans les échanges polémiques des années 1562-1564 entre Ronsard et ses adversaires protestants, le rôle de ces ambivalences liées à la matérialité du livre et représentées de manière récurrente par l'image du livre invendu et oublié.

Teresa CHEVROLET - « Si excellent en l'oubliance » : oubli, humanisme, écriture chez Montaigne (p. 323-346)

A une époque où écrire signifie publier constamment sa déférence envers les Anciens, où la pensée ne se conçoit pas sans la présence parfois coercitive de la mémoire, Montaigne conseille au précepteur humaniste de laisser son jeune élève oublier hardiment les sources de son savoir. Que veut-il donc dire ? L'oubli pourrait-il donc être érigé en règle pédagogique? Par cette déroutante injonction, Montaigne, dans un geste d'indiscipline que l'on verra réitéré sous diverses formes dans les Essais, semble suggérer une confiance toute nouvelle dans les ressources du moi, susceptible désormais d'entrevoir dans l'oubli non seulement un espace dynamique nécessaire à l'assimilation constructive de la culture, mais aussi, au risque des déconvenues bien réelles qu'il peut occasionner, un élément suscitateur d'écriture et d'énergie créatrice.

INDEX (p. 347-354)

ADRESSES DES AUTEURS (p. 355-358)

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