283 (2009/2-3) Exotismes dans la culture russe - Edité par Leonid Heller et Anne Coldefy-Faucard

Intimement mêlée au courant postmoderne et à la déconstruction, l’attitude postcoloniale a suscité, chez les historiens et critiques de la littérature et de l’art, un intérêt renouvelé pour l’exotisme. Vue sous cet aspect, la culture russe se présente comme un objet d’étude d’une richesse infinie : elle intègre des éléments provenant d’horizons très lointains et se situe en décalage par rapport à la perspective devenue habituelle dans les études de l’exotisme à l’« occidentale ». Voulant se démarquer des autres puissances coloniales, la Russie des tsars affirmait son irénisme universel. Le pays des Soviets a repris l’essentiel de l’argument universaliste. Aussi le thème de « l’Autre » n’a-t-il bénéficié d’aucun traitement problématisant dans la recherche académique soviétique. Contribuer à changer cette situation, tel est notre objectif. La présente publication, fruit d’une collaboration entre Lausanne et l’Université de Voronèje, vise à ouvrir la problématique le plus largement possible. Il est question ici des marches de la Russie, des rapports entre la poésie et l’art, des implications politico-culturelles de l’« exotologie ». La vision aurait été incomplète sans le regard qu’un Russe jette sur la littérature de langue française et le rappel que l’exotisme peut également fasciner Russes et Suisses.

SOMMAIRE

Leonid Heller - Avant-propos (p. 5-8)

Daria Chemelina - Limites de l’univers exotique : fortifications en Sibérie au XVIIIe siècle (p. 9-20)

L’article décrit un phénomène peu connu mais important dans l’histoire de l’urbanisme en Sibérie, la défense fortifiée des frontières russes, ouvrage monumental et paradoxal dans sa symbolique. Construites selon les règles cartésiennes de Vauban, les fortifications sibériennes signifient l’inclusion de la Russie dans l’espace européen; mais leur caractère spécifique les distingue des ouvrages situés en Russie même: elles marquent ainsi un double exotisme de la Sibérie – face à l’Asie et face à l’espace russe.

Igor Pilshchikov - Les plantes exotiques odorantes chez Batiouchkov et Pouchkine : la génèse et la fonction du motif (p. 21-36)

Le présent article suit le parcours de plusieurs noms de plantes qui fonctionnent comme autant d’indices de l’exotique – antique, biblique ou nordique – dans la poésie russe des premières décennies du XIXe siècle. Ainsi est observée la richesse combinatoire d’un motif qui peut donner lieu à un cliché stylistique autant qu’à un usage lyrique ou ironique et auto-réflexif. 

Andreï Dobritsyn - Sagesse orientale « ad usum domesticum » : Viazemski et Pouchkine (p. 37-59)

La première partie de l’article présente les sources occidentales des fables orientales de Viazemski, dont la majorité remonte aux apologues de Saadi. Il apparaît que les sujets de ces fables, bien connus en France au XVIIIe siècle, ont eu un développement parallèle en France et en Russie au XIXe siècle. La deuxième partie de l’article retrace l’histoire d’une apophtègme de Saadi qui devient un motif récurrent chez Pouchkine.

Julie Bouvard - La franc-maçonnerie comme exotisme dans « Guerre et Paix »      (p. 59-68)

Interprétant les errements du héros comme un voyage vers un inconnu lointain, l’article propose une analyse serrée des épisodes maçonniques du roman de Tolstoï. Celle-ci permet de montrer que cette quête spirituelle, décisive pour la découverte de sa propre différence, ne peut aboutir sans un retour vers le réel et vers l’Autre.

Svetlana Gorshenina - Cristallisation de l’image du Turkestan russe dans les premières expositions « coloniales » en Russie (p. 69-84)

L’article propose une comparaison entre deux scénarios représentatifs de la construction de l’image du Turkestan russe à l’occasion des expositions « coloniales » russes, celui d’un peintre, Vassili Verechtchaguine, et celui d’un savant, Alexeï Fedtchenko. Malgré certaines différences de conceptions, nous montrons que ces expositions constituent des étapes logiques dans l’élaboration de la représentation exotisante de l’Asie centrale en tant que colonie russe et sont parfaitement conformes aux ambitions de leur commanditaire, Konstantin von Kaufmann, premier Gouverneur-Général du Turkestan.

Boris Czerny - Anton Tchékhov chez les cannibales. Texte exotique et exotisme du texte dans « La Sauterelle » (p. 85-102)

L’analyse d’une nouvelle de Tchékhov permet de dépister des références inattendues aux univers exotiques. Mieux, le récit lui-même intègre des mécanismes de représentations proches de ceux qui fonctionnent dans le genre du roman colonial.

Fanny Mossière - L’exotisme du démon : Vroubel et sa technique cristallique             (p. 103-124)

Le peintre symboliste Vroubel compte parmi ceux qui ont préparé la révolution dans les arts plastiques russes. Une analyse à la fois formelle et sémantique de son oeuvre permet de comprendre ce rôle clef et en même temps de mesurer combien l’exotisme influence la vision tout comme la technique picturale qui permet de saisir le monde de la matière.

Andreï Faoustov - La sémantique de l’exotisme dans la littérature russe du début du XXe siècle (p. 125-142)

Cet article examine les usages du mot « exotique » et des termes proches sous la plume des poètes de la période fin de siècle en Russie, dans leurs textes poétiques et théoriques. Le parcours historique est complété par une analyse sémantique et sémiotique de ces usages. Un système esthétique est ainsi mis en lumière qui intègre l’exotique en faisant se fondre le sublime et le beau et en neutralisant l’opposition entre le sujet percevant et l’objet perçu.

Evgueni Kozioura - L’exotique comme revers de l’espace impérial : Nikolaï Kliouïev et Mikhaïl Lomonossov (p. 143-156)

Nikolaï Kliouïev (1884-1937) fut le chef de file de l’école « néo-paysanne » proche du symbolisme, ce qui lui valut de périr sous le régime stalinien, accusé d’être un « idéologue koulak ». Nourrie par l’imagerie et la mythologie populaire (et schismatique), son oeuvre s’inscrit cependant dans la tradition littéraire savante. L’article montre comment la vision de l’Empire russe, du centre et de la périphérie, du monde familier et du lointain exotique, élaborée par le plus grand homme de science et odographe russe du XVIIIe siècle, Mikhaïl Lomonossov, est reprise et transformée par Kliouïev.

Sergueï Savinkov - La femme dans la littérature et la culture russes du début du XXe siècle : un sujet exotique et un objet d’expérience exotique (p. 157-172)

La littérature russe de la période fin de siècle explore avec passion la femme, à la fois métaphore et métonymie des rapports entre l’être humain et l’univers, l’individu et la société, le corps et l’esprit. L’article examine les figures antithétiques de Lilith et d’Eve ainsi que celle, intermédiaire, de Salomé, tantôt femme vampire, tantôt garante « dionysiaque » de la fusion avec le monde. L’opposition entre la proximité familière et l’éloignement exotique organise ces symboliques interconnectées.

Ekaterina Velmezova - L’« exotisme » et l’« exotique » aux yeux des lexicologues et lexicographes russes (p. 173-186)

L’article étudie la sémantique des mots et des termes linguistiques russes èkzotizm « mot-exotisme » et èkzotičeskij « exotique ». Il insiste sur l’analyse d’une composante sémantique géographique de ces lexèmes – ils renvoient à une « réalité étrangère » – et montre en même temps que, parfois, dans la lexicologie et dans la lexicographie russes, ces mots se rapportent à l’histoire. Entre autres, par les mots-exotismes sont désignés les lexèmes qui disparaissent de la langue par suite de la disparition des objets ou des phénomènes qu’ils désignent.

Olga Berdnikova - « Tout est sauvage et splendide, comme en Eden »: l’oeuvre d’Ivan Bounine et l’exotisme (p. 187-202)

Prosateur et poète, l’un des plus grands stylistes de la littérature russe, Ivan Bounine fait souvent appel dans son oeuvre aux images exotiques. Ces images sont ici examinées, depuis celles que lui inspire le monde du Proche-Orient, ce monde dont parle la Bible, jusqu’à celles que l’écrivain glane lors de ses nombreux voyages, dans ses rencontres avec les moeurs, la pensée, les religions, des pays lointains, tel le bouddhisme. L’article s’attache à montrer comment Bounine arrive à rendre le lointain proche et l’exotique, familièrement « originel » et primordial.

Marietta Tchoudakova - Quelques réflexions à propos de l’exotisme (p. 203-216)

Certaines attitudes russes d’aujourd’hui, de la vision esthétisante du guerrier nazi de la dernière guerre à la nostalgie d’un passé soviétique édulcoré, font appel au sentiment d’exotisme afin de réactiver les oppositions entre Nous et les Autres, amis et ennemis, et en même temps de les brouiller en inversant les valeurs. L’analyse du fonctionnement de cet exotisme est complétée dans l’article par le retour vers les années 1920-1930 et la mise en place d’un système dans lequel le récit naturaliste sert de refuge à la liberté créatrice, tandis que le choix de disposer de sa vie à sa manière devient le seul exotisme véritable.

Anne Coldefy-Faucard - Boris Pilniak. La tentation de l’Arctique (p. 217-226)

Boris Pilniak, l’auteur le plus en vue de la prose soviétique à ses débuts, explorateur des pays rêvés, est suivi dans cet article à travers ses écrits consacrés à l’exploration polaire. La conquête de l’Arctique y apparaît bien plus qu’une nouvelle aventure exotique: le combat contre la solitude au coeur de l’enfer de glace est vu comme le retour aux origines de Soi et du Monde.

Edouard Nadtotchi - L’exotisme en tant qu’expérience intérieure: réflexions autour d’un roman de Lev Kassil (p. 227-240)

L’étude d’un célèbre roman pour enfants (Le Cahier de classe et la Schwambranie de Lev Kassil) offre ici une occasion de réfléchir au rapport entre la vision des pays lointains imaginaires et la transformation révolutionnaire de la réalité qui inclut les dimensions utopiques et fictionnelles. La cartographie nouvelle donne lieu à une symbolique inversée du sacré et du profane; en résulte une topologie où le quotidien se mêle à l’exotique et à l’utopie. L’article montre à quel point cette figure complexe est essentielle pour la littérature russe, enfants et adultes confondus.

Hélène Mélat - Allons voir ailleurs si nous y sommes: le défaut d’exotisme dans la prose postsoviétique (p. 241-252)

Les auteurs de la Russie post-soviétique, Prigov, Bouïda, Chichkine, confrontés à nouveau, mais apparemment cette fois sans contraintes ni filtres politiques, à l’Occident et à l’Orient semblent découvrir un monde dont l’exotisme s’est déjà éventé; ils se lancent alors dans une quête dont l’objet est plus l’affirmation de soi que la rencontre avec l’Autre.

Anastasia Forquenot de La Fortelle - Sur quelques étrangers exotiques dans la prose contemporaine russe (p. 253-262)

Au centre du présent article se trouve le roman de Denis Goutsko, Un Russophone, puisant son écriture dans le chaos babylonien social et spirituel de la Russie contemporaine et proposant à son lecteur une vision apocalyptique de la réalité postsoviétique. L’accueil d’une altérité exotique y rime avec « écueil » et l’auto-identification de l’individu s’y structure à travers la notion d’auto-étrangéité inconditionnelle.

Mikhaïl Nedosseïkine - L’impossibilité de l’exotisme dans « Voyage au bout de la nuit » de Louis-Ferdinand Céline (p. 263-274)

La littérature française connaît deux variantes essentielles de l’exotisme, orientale et africaine. C’est cette dernière qui est observée dans l’article qui suit, dans son évolution depuis Jules Verne jusqu’à Céline en passant par Loti. L’altérité exotique est d’abord montrée comme le vestige d’un passé depuis longtemps révolu du point de vue européen; ensuite, chez Loti, elle semble se doter d’une certaine autonomie. Céline en montre le caractère de convention. Il joue sur les stéréotypes du roman colonial, dessine et efface aussitôt la limite entre l’Autre et Soi-même, brouille la différence entre les Africains et les Blancs miséreux: son roman manifeste ainsi un anti-exotisme, rendant impossible tout exotique.

Jean-Christophe Emmenegger - Pierre Sciobéret en 1857-1864: du Moléson au Caucase, en passant par Saint-Gall et la NZZ (p. 275-294)

En comparaison du grand nombre d’écrivains occidentaux ayant voyagé en Orient, suivant le tour méditerranéen classique, un petit nombre a poussé jusque dans l’Orient particulier du Caucase, au XIXe siècle. Selon ce même rapport, les écrivains d’expression française qui ont laissé des traces de leur périple ou de leur séjour au Caucase ne sont pas non plus légion. Parmi eux, l’on trouve Pierre Sciobéret, qui paraît avoir été le seul écrivain romand et peut-être le seul Suisse à rapporter de son séjour au Caucase une oeuvre de fiction, Abdallah Schlatter ou les aventures d’un Suisse au Caucase. Mais ce court roman d’aventures a curieusement disparu des histoires littéraires, qui nous présentent encore Pierre Sciobéret comme un parangon de la littérature romande de type régionaliste. Il pourrait compter, au contraire, comme un des regards les plus originaux dans le contexte colonialiste de l’époque.

Michail Maiatsky - Comme dans le ventre de sa marâtre. Essai sur l’auto-exotisation (p. 295-316)

Le phénomène d’auto-exotisation est observable aussi bien dans une posture poétique d’« étranger dans sa propre patrie » que dans de multiples figures d’étrange(r)s dans la culture globalisée. Un certain exotisme peut être subi ou au contraire choisi, assumé et imposé à soi-même. Le stigma d’étranger peut être tourné en une auréole exotique. La Russie, puis l’URSS, adoptant le principe impérial, s’est prêtée à un jeu complexe d’exotisation-auto-exotisation. Dans la (géo)politique, la pulsion auto-exotisante pousse virtuellement chaque entité à exiger une mise en forme étatique de son altérité.

Leonid Heller - Décrire les exotismes: quelques propositions (p. 317-348)

Cet article tente d’ordonner la masse de définitions et d’interprétations de l’exotisme; il s’appuie sur une analyse lexicographique et sur des travaux français, particulièrement nombreux dans ce domaine. Après un parcours à travers la terminologie et les lectures modernistes et postmodernes du phénomène, nous répertorions les critères pouvant servir à classifier ses manifestations.

Adresses des auteurs (p. 349-351)

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ISBN  978-2-940331-20-8

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