321 (2023/3) Tensions énonciatives dans le discours littéraire - Édité par Aude Laferrière et Joël Zufferey

Au commencement était Émile Benveniste. Non pas historiquement, car il n’est pas le premier théoricien de l’énonciation. Mais, comme nul autre, il a mis en évidence, sur fond d’une anthropologie du sujet, la structure énonciative qui organise la langue et a dégagé le système des formes qui lui est associé – «l’appareil formel de l’énonciation».

C’est précisément sous cet angle, celui des formes, que les contributions au présent ouvrage proposent de pénétrer, en partant de textes littéraires, au cœur du système de l’énonciation: temps verbal, pronom personnel, indicateur temporel et discours rapporté sont les unités et configurations langagières prises en compte. Leur saisie dans les textes, loin de servir à entériner la théorie de départ, vise prioritairement à problématiser le fonctionnement énonciatif en cernant des faits de variation, d’évolution, d’instabilité – en un mot, des tensions.

SOMMAIRE

Aude Laferrière, Joël Zufferey — Corrélations évolutives des formes et des fonctions au sein de l’appareil formel de l’énonciation (p. 7-14)

L’appareil formel de l’énonciation à l’oeuvre et en question

Timon Jahn — Le passé simple en énonciation de discours (p. 17-40)

Cet article se propose d’analyser des cas où le passé simple ne semble pas fonctionner à la manière d’un aoriste, mais à celle d’un parfait (comme le passé composé), à l’instar de l’exemple suivant: «De la vie je ne fus aussi heureux!…» (Stendhal, La Chartreuse de Parme, 1839, p. 139). Le but communicationnel consiste à signifier «l’état d’expérience» au moment de l’énonciation, avec toutes ses répercussions concernant le hic et nunc et la relation je-tu. C’est donc dire que, dans ces configurations, le passé simple reste disponible en énonciation embrayée. Notre analyse vise à montrer la compatibilité du passé simple avec le plan du discours et à dégager quelques effets de sens associés à cet usage paradoxal du passé simple.

Élodie Dufour — Le il auratique d’Henri de Régnier: expériences énonciatives dans les Cahiers (p. 41-60)

Épisodiquement, dans ses premiers cahiers, Henri de Régnier (1864-1936) fait un curieux usage du pronom il: dans des passages à l’ancrage biographique évident, la troisième personne se substitue à la première. Cet emploi, qui échappe en partie au cadre énonciatif établi par Émile Benveniste, invite à réexaminer le problème de la référence de il. Car il ne s’agit pas d’une simple énallage, un «trope» tel que Catherine Kerbrat-Orecchioni en relève chez Jules César, Charles de Gaulle ou encore Alain Delon (L’énonciation, 1980). Bien plus qu’un ornement de l’expression, la troisième personne, chez Régnier, répond à des besoins poétiques exprès et elle traduit, en même temps qu’un positionnement subjectif particulier, une singulière appréhension du temps.

Aude Laferrière, Joël Zufferey — Arrêt sur un fait d’instabilité dans le système énonciatif des indicateurs temporels (p. 61-82)

Les fonctionnements référentiels déictique et anaphorique sont habituellement considérés comme des opérations irréductiblement opposées. À chacun de ces deux régimes d’ancrage sont associés des ensembles spécifiques de signes. Benveniste les distribue sur les deux plans d’énonciation «du discours» et «de l’histoire». Dès lors qu’elles sont définies par le modus operandi de leur référence, ces expressions sont assignées à l’un ou l’autre plan avec une grande fermeté au point de constituer un système contrastif et stable. C’est, dans une perspective historique (du XIXe au XXIe siècle), la possibilité de migration de quelques indicateurs temporels d’un sous-système à l’autre que nous voulons interroger et, par conséquent, l’éventuelle redéfinition de leur statut énonciatif.

La représentation du discours et ses potentialités énonciatives

Frédéric Calas — Du genre au texte: étude de la représentation du discours autre dans quelques fictions épistolaires des Lumières (p. 85-106)

L’article s’intéresse à l’examen de cas limites d’insertion d’adresses à l’autre ou de paroles rapportées au sein d’un genre à l’énonciation embrayée: le roman par lettres à l’époque des Lumières. L’autocitation, le discours indirect libre, le discours rapporté interprété, les anomalies au sein de la relation interlocutive sont autant de postes d’observation des stratégies énonciatives, mais aussi heuristiques que les écrivains conçoivent pour donner du relief au microcosme qu’ils créent à partir d’un dispositif contraignant imposé par le choix de la lettre et de l’énonciation embrayée. On verra comment le choix des différents types de parole rapportée informe la scénographie propre à chaque oeuvre examinée et propose une renégociation des trois scènes (englobante, générique, scénographique), qui, dans le cas du roman épistolaire, ont tendance à se superposer.

Bérengère Moricheau-Airaud — Le discours indirect chez Laurent Mauvignier: labilité de l’ancrage énonciatif et/ou hybridation de la configuration? (p. 107-124)

Même si le discours indirect (DI) est une configuration de représentation de discours autre homogénéisante, son repérage connaît des degrés de mixité que l’on peut observer dans Histoires de la nuit de Laurent Mauvignier. Un premier stade correspond au trouble de ses frontières, dû à un affaiblissement de leur marquage, lequel trouve une forme plus poussée encore dans l’ouverture de limites syntaxiques. Un deuxième temps semble constitué des cas d’hybridation du DI: de la présence conjointe de caractéristiques de l’opération de reformulation-traduction qu’est le DI et de propriétés de la citation‑monstration par laquelle se définit le discours direct. Ce continuum trouve son paroxysme dans les faits de parasitage de l’attache énonciative: dans des formes à l’ancrage indistinct, dans les troubles venus d’indices du point de vue de l’énonciateur représenté.

Frédéric Martin-Achard — Marges et entours de l’indirect libre chez Nicolas Mathieu (p. 125-144)

Cet article étudie des phénomènes d’indistinction énonciative dans les entours du discours indirect libre dans Leurs Enfants après eux de Nicolas Mathieu. Il suit l’hypothèse selon laquelle ces zones d’indistinction relèvent de deux dynamiques antagonistes: une extension de la sphère du personnage d’un côté et une affirmation de l’autorité de la voix narrative de l’autre. Se dégage dès lors une tension constitutive du roman entre récit polyphonique et défense univoque d’une thèse.

Aude Laferrière, Cécile Narjoux — «tout cela la fait basculer dans une autre réalité, oui» (de Kerangal): «oui», «non» au carrefour des discours (p. 145-170)

À partir du constat de l’emploi massif des mots-phrases/interjections «oui» et «non» dans la prose contemporaine soucieuse de la voix et de sa mise en récit, cet article se propose d’interroger les configurations syntaxiques et énonciatives variées dans lesquelles ils apparaissent. Leurs emplois orchestrent des réaiguillages énonciatifs entre, d’une part, récit et discours, et d’autre part, entre différentes formes de discours rapportés. Ce faisant, de tels emplois semblent exploiter, pour l’ébranler, l’opposition systémique entre plan de l’histoire et plan du discours afin de faire vaciller toute lecture univoque.

Gilles Philippe — Dérégler l’appareil, ajuster le patron. Quelques remarques de conclusion (p. 171-180)

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ISBN 978-2-940331-82-6

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