320 (2023/1-2) Figures du travail - Édité par Marta Caraion et Jacob Lachat

De la vie d’usine à la vie de bureau, des tâches domestiques aux fonctions hospitalières, de l’artisanat à l’agriculture, de la culture d’entreprise aux pratiques artistiques, des métiers précaires aux métiers disparus, le spectre des figures du travail est par définition étendu et pluriel.

De même qu’il existe de nombreuses conceptions du travail, il existe de nombreuses manières de représenter les univers et les pratiques de travail. Prendre au sérieux cette diversité constitue le pari de ce volume qui regroupe des articles issus de différentes disciplines (histoire, études littéraires, histoire de l’art, cinéma, anthropologie, philosophie) pour explorer plusieurs façons d’observer, de décrire, de raconter, de mettre en scène et de documenter le travail.

L’ensemble des contributions invite à interroger les représentations du travail sur le temps long et dans des contextes distincts, autrement dit à se demander comment écrivains, ouvriers, artisans, artistes, cinéastes et philosophes ont donné forme à des expériences et des pensées du travail.

SOMMAIRE

Marta Caraion, Jacob Lachat — Introduction (p. 7-26)

Texte intégral disponible sur OpenEdition Journals

Écritures

Judith Lyon-Caen, Dinah Ribard — Des contes dans un atelier, Paris 1828-1832 (p. 27-50)

En s’intéressant aux œuvres d’un auteur double (Michel Masson, 1800-1883 et Raymond Brucker, 1800-1875, publiés sous le nom commun de Michel Raymond), cet article propose un pas de côté par rapport à la question de la «représentation» du travail par et dans la littérature et réfléchit à la présence de la littérature dans le monde de l’artisanat parisien. Certes, les œuvres de Michel Raymond (Le Maçon, 1828; Les Contes de l’atelier, 1833) représentent, non sans un certain pittoresque édifiant, la vie des ateliers parisiens; mais ils situent aussi la production de littérature dans ces mêmes ateliers, comme pratique populaire fondamentalement articulée au travail manuel. On interroge ainsi le lien entre expérience du travail et expérience de la littérature autour de 1830, et les processus ultérieurs d’effacement de ce lien.

Jacob Lachat — Une rationalisation paradoxale du travail intellectuel: l’étrange cas du Journal d’Amiel (p. 51-74)

L’écriture d’un journal personnel, plus encore que d’autres pratiques autobiographiques, est liée à la façon de penser et d’organiser son travail au quotidien. Elle permet de conjurer la hantise du temps perdu et, à travers un regard réflexif sur les journées écoulées, de corriger l’instabilité d’une existence parfois dispersée ou oisive. Les écrivains qui tiennent un journal tentent souvent de ressaisir et de mettre en place les conditions dans lesquelles ils élaborent leurs recherches et leurs ouvrages. Cet article se penche sur le cas célèbre d’Henri-Frédéric Amiel. Il montre comment cet homme de lettres genevois a recouru à l’écriture diaristique pour tenter de rationaliser, parfois jusqu’à l’obsession, non seulement son travail quotidien, mais son rapport à la vie intellectuelle dans son ensemble.

Cyrille François —  Décrire le travail, travailler la description: la formation littéraire d’Émile Guillaumin, écrivain et paysan (p. 75-94)

S’inscrivant contre la tradition littéraire du roman rustique, Émile Guillaumin propose dans La vie d’un simple une nouvelle voie pour décrire le travail de la terre. Paysan et écrivain, il privilégie l’expérience à l’observation et ses descriptions s’inscrivent dans une réflexion plus générale sur la condition paysanne. L’étude de la genèse du texte révèle en outre des similitudes entre le travail de la terre et le travail de la plume: Guillaumin se forme au métier d’écrivain par un apprentissage méticuleux, commenté avec les termes de l’ouvrage agricole.

Situations

Joséphine Vodoz — Le travail en horreur: reconfigurations éthiques dans quelques succès littéraires des années 1950-1960 (p. 95-114)

L’article analyse la dévalorisation du travail effectuée dans un corpus de quatre romans à grands tirages parus ou réédités entre 1954 et 1965 (Vian, Sagan, Perec). Que le travail y soit explicitement thématisé et critiqué ou volontairement invisibilisé, y échapper est, dans ces récits, toujours un enjeu narratif important. On fait l’hypothèse que c’est à travers la mise en intrigue et la macrostructure que s’élabore dans ces récits une réflexion éthique opposant le travail comme situation problématique et l’oisiveté comme situation idéale. On montre également comment ces réflexions formelles peuvent être insérées dans le contexte de la révolution culturelle des années 1960 et donc ce qu’elles peuvent apporter à une démarche d’histoire littéraire.

Samia Myers — Écrire les lieux du travail. Espace, référentialité et mémoires urbaines dans trois écrits littéraires ouvriers de la première moitié du XXe siècle (p. 115-136)

À partir de l’analyse de trois écrits littéraires ouvriers de la première moitié du XXe siècle, cet article s’intéresse à la manière dont les auteur·rice·s ouvrier·ère·s – ici, Marguerite Audoux, René Bonnet et Albert Soulillou – ont mis en mots les lieux du travail. Du petit atelier de couture à la grande usine automobile, en passant par la ville elle-même, où travaillent les charpentiers, les espaces évoqués sont différents les uns des autres, tout comme les moyens d’écriture adoptés par les auteur·rices. Tous.te·s, néanmoins, réalisent, par l’écriture, des gestes singuliers: Audoux constitue l’atelier de couture en refuge féminin; Bonnet inscrit dans la ville de Paris le travail des charpentiers; Soulillou oppose à l’usine un espace onirique dans lequel s’affirme la singularité des travailleur·se·s.

Corinne Grenouillet — Licencier: un cas de conscience. À propos de Potentiel du sinistre de Thomas Coppey (2013) et de Cora dans la spirale de Vincent Message (2019) (p. 137-156)

La pénurie de l’emploi et l’obligation qui est faite aux cadres d’aujourd’hui de sélectionner des collaborateurs afin de procéder à leur licenciement engendrent dilemmes et souffrance morales. Cet article propose d’examiner, au sein de deux romans d’entreprise contemporains, deux cas de conscience liés à la nécessité de licencier un subalterne. Potentiel du sinistre de Thomas Coppey (2013) et Cora dans la spirale de Vincent Message (2019) déclinent ces cas de conscience en prenant soin de placer le lecteur du côté de leurs personnages, des cadres intermédiaires du monde assurantiel. Dans le sillage des travaux de Frédérique Leichter-Flack, notamment de Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde (2015), les situations dans lesquelles les auteurs plongent leurs personnages deviennent les supports d’une réflexion éthique.

Engagements

Alexis Junod — Au théâtre ce Grand Soir: le vaudeville face à l’organisation du travail (p. 157-178)

Cet article porte sur deux vaudevilles de la première moitié du XIXe siècle: Le Maître de forges (1827) et La Propriété c’est le vol (1848). Il examine la manière dont ces pièces mettent en scène les discours sur l’organisation du travail. Leur représentation caricaturale invite en particulier à interroger le rapport entre pensée politique et public bourgeois au Théâtre du Vaudeville entre la Restauration et la monarchie de Juillet.

Vivien Poltier — Des grimaces du travail au travail grimé (p. 179-196)

À travers l’analyse de deux œuvres de littérature contemporaine française, il s’agit de montrer comment des stratégies de représentation littéraire déterminées permettent de mettre en scène une résorption des conflits inhérents au travail et aux effets de sens dépolitisants que génère la représentation de celui-ci. Dans Le Laminoir (1995) de Jean-Pierre Martin, c’est principalement à travers l’allégorisation de l’usine et de l’ouvrier qu’est opérée cette déconflictualisation du travail. Dans Les Fils conducteurs (2017) de Guillaume Poix, c’est l’esthétisation qui déréalise et dépolitise la représentation des travailleurs et du lieu de travail.

Lucas Perdrisat — Marxisme et archéologie des sciences humaines. Foucault, Marx, Sartre et le travail dans Les mots et les choses (p. 197-216)

En prenant pour fil directeur la fonction du travail en tant que quasi-transcendantal dans Les mots et les choses, cette contribution propose une analyse du statut historico-épistémologique accordé par Foucault au marxisme dans le même ouvrage. À partir de la question nodale de la détermination anthropologique de l’histoire à l’œuvre chez Marx, il s’agit de montrer en quoi le diagnostic porté sur l’obsolescence de celui-ci par l’«archéologie des sciences humaines» s’étend au marxisme contemporain, à partir de l’exemple privilégié de la Critique de la raison dialectique de Sartre.

Samuel Goy — Contrôler et intensifier le travail: fonctions et enjeux de la comptabilité dans l’industrie suisse des machines (1910-1950) (p. 217-236)

Au cours de la première moitié du XXe siècle, le patronat suisse de l’industrie des machines et métaux renouvèle en profondeur les comptabilités de ses entreprises. Si les rapports publiés tendent désormais à invisibiliser les données de production, en particulier le travail salarié, en interne, les services comptables établissent progressivement des statistiques d’une extrême précision sur le temps de travail et la rentabilité de la production. L’objectif explicite est d’abaisser les coûts et d’augmenter la productivité. Les archives comptables des entreprises révèlent que l’ambition implicite convoite davantage: propriétaires et administrateurs d’entreprises aspirent à transformer les rapports de production en imposant un contrôle accru et une intensification du travail.

Images

Lorena Ehrbar — Front populaire, désoeuvrement et commandes publiques: enjeux et fonctions du métier de sculpteur selon André Lasserre (1902-1981) (p. 237-256)

Cette étude éclaire la façon dont le sculpteur suisse André Lasserre (1902-1981) définit les enjeux et les fonctions de son métier. Dès les années 1940, Lasserre formule une pensée de la responsabilité sociale du sculpteur et plus généralement de la morale et du devoir de l’artiste dans la société, héritée des avant-gardes. Une analyse de ses discours et de ses écrits dans leur contexte de formation et de diffusion démontre que son œuvre, formellement plurielle, repose sur la base d’un intérêt marqué pour un art engagé. La définition et les ancrages de cet engagement se transforment au fil des conjonctures auxquelles l’artiste est confronté, de Paris durant le Front Populaire jusqu’à son insertion sur la scène artistique lausannoise dans un contexte de guerre froide, en passant par une longue période d’emprisonnements qui sanctionne notamment ses actes de Résistance pendant la Seconde Guerre mondiale.

Nicolas Adell — Faire voir, faire dire, faire écrire le travail dans le compagnonnage (France) (p. 257-274)

Prenant le contre-pied des discours sur le travail comme mal nécessaire ou instrument d’aliénation, les compagnons du Tour de France cultivent depuis la fin du XVIIIe siècle une forme de distinction qui opère de deux façons. D’une part, ils ne parlent qu’avec beaucoup de retenue et de parcimonie de «travail». D’autre part, les valeurs et représentations associées à l’idée de travail passent chez eux principalement par les voies de l’iconographie, de l’autobiographie et du rituel. À partir de l’examen du cas singulier d’un atelier d’écriture contemporain qui force les discours, l’article décrit en premier lieu les formes et raisons du silence ordinaire qui entoure le travail chez les compagnons. Il s’attèle ensuite à présenter les ressorts des manières visuelle, rituelle et littéraire d’exprimer ou de montrer le travail au sein du compagnonnage en France, et s’emploie à en identifier les articulations.

Carine Bernasconi — Le corps appareillé. Filmer le travail de prothésiste dans La mécanique des corps de Matthieu Chatellier (p. 275-292)

Filmé dans un centre de rééducation pour amputés, La mécanique des corps de Matthieu Chatellier (France, 2016) s’attache à un métier peu représenté au cinéma, celui de prothésiste, médiatisé ici par un regard singulier. Seul et unique technicien du film qu’il est en train de tourner, le réalisateur arpente les couloirs du centre hospitalier «appareillé» de sa caméra, gérant seul l’image et le son. En filmant la pose de prothèses, il entre en relation avec des praticiens et des patients dont la condition résonne avec la sienne. Confrontant analyse de séquences et propos du réalisateur, cet article montre ce que le cinéma direct (ses procédés techniques et cinématographiques) permet de restituer dans la représentation du travail, ainsi que la relation particulière entre le filmeur et le sujet qui s’y découvre.

Chiara Boraschi — Entre responsabilités familiales et contraintes économiques: représentations télévisuelles du travail des «mères seules» dans les émissions de la TSR des années 1970 (p. 293-316)

Porté par le renouveau de la militance féministe au tournant de la décennie, par l’extension du droit de vote aux femmes au niveau fédéral et par une présence accrue sur le marché de l’emploi, le thème du travail féminin et des disparités qui le caractérisent devient un objet de débat public et politique au cours des années 1970. De cette attention renouvelée atteste également la présence, dans la production de la Télévision Suisse Romande de ces années, de plusieurs émissions consacrées au problème de la conciliation entre le travail et la maternité. Dans cette contribution, nous examinons quelques-unes de ces émissions pour analyser une des figures mobilisées, celle de la «mère seule», les représentations qui lui sont associées et le rôle de cette figure dans la construction des émissions.

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ISBN 978-2-940331-81-9

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