Camille Logoz

Traduire confinée, c’est a priori traduire. | Mais encore...
 

Traduire confinée, c’est a priori traduire.

Contrairement à certain·es, je n’ai pas dû m’adapter au télétravail.

Mais quand cet ordinaire s’étend à la population mondiale, provoque un branle-bas de combat et surtout n’admet plus aucun écart, l’exercice se fait plus périlleux.

 

Un certain nombre de conditions permettent cependant de garantir son succès : de l’espace pour tourner en rond, de l’air pour que les idées circulent, du temps (que le confinement fourni en abondance), un écran réglé à la bonne hauteur, un revenu, du calme.

 

Isolée à Rarogne dans l’atelier de traduction de l’État du Valais, j’ai eu la chance de me concentrer sur ce que le confinement avait de bon, en oubliant un peu ses difficultés.

 

***

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La maison est en pierre et les murs font près d’un mètre, ce qui me permet de m’asseoir confortablement sur le rebord de la fenêtre. Le soleil inonde la façade. Si on reste de ce côté, battants grands ouverts, on profite de sa chaleur et de sa lumière. L’arrière de l’appartement reste sombre et frais.

 

Le village est encastré dans la vallée. Quand je travaille, je vois depuis ma place un autre village, plus en hauteur, arrimé au flanc d’en face. Je devine un chemin qui y mène, de chapelle en chapelle. Un parcours graduel, qui me rappelle le nombre de pages (soyons honnêtes : de paragraphes) que j’essaie d’atteindre chaque jour.

 

L’appartement s’étend en longueur et se divise en deux parties, qui forment un contraste amusant : un grand espace rénové, fonctionnel, et un salon entièrement boisé, avec des planches épaisses, brutes, gondolées. On passe de l’un à l’autre avec l’impression étrange de changer de décor et d’époque.

 

Le livre que je traduis a été publié en 1958 et sa rédaction a été entamée plus de dix ans auparavant. Bien sûr, la Zentriegenhaus est d’un tout autre âge. Mais en cherchant aujourd’hui les mots pour une réalité d’il y a plusieurs décennies, je ressens un contraste similaire et je m’étonne que pour passer de ma cuisine à mon salon, il suffise simplement de franchir un seuil.

 

Frauen im Laufgitter d’Iris von Roten décrit la vie et le quotidien des femmes suisses il y a soixante ans, quand il n’y avait encore ni possibilités de carrière, ni droit de vote, ni libre arbitre (ou si peu). Si certaines discussions ressemblent à nos propres conversations, on aurait tort de les voir, selon une logique linéaire du temps, comme des questions simplement irrésolues. Comment retrouver cette hésitation, cette clairvoyance, cette recherche dans les procédés de définition appliqués à des mécanismes qu’on commence tout juste à déceler, et partant à nommer ? Comment rendre l’immédiateté d’un ton mordant sans lui enlever l’émotion des années ? Comment faire rire, non pas par le suranné, mais par une langue volontaire, intelligente et obstinée ?

Iris von Roten a elle-même vécu à Rarogne. Timidement, je songe à ce qui l’a amenée, à ce qui l’a fait revenir, puis rester. Je me demande à quoi ressemblait le paysage à travers ses yeux. Je me demande ce qu’elle y a trouvé.

 

Parfois, les clins d’œil viennent d’ailleurs. Dans La Femme gelée d’Annie Ernaux, je lis et je note : gardienne du foyer, préposée à la subsistance, pourvoyeuse, « dame qui fait tout », aide-ménagère, popote, joli petit intérieur, intérieur douillet, faire plaisir aux vôtres, l’homme qui rentre du « bureau », la « fibre » paternelle. Parfait pour mon chapitre sur la domesticité.

 

Quand je me réveille le matin dans la chambrette attenante au grand salon en bois, je suis séparée de la fenêtre par plusieurs mètres et une paroi. Je distingue l’extérieur à travers une fente découpée dans le bois, à la hauteur de mon visage. Mais la vue donne directement sur la montagne d’en face, de sorte que d’où je suis, le ciel est pratiquement obstrué. Sans mes lunettes, je mets longtemps à deviner les contours de ce paysage dont ces obstacles me tiennent éloignée.

 

Ce sont quelques secondes d’un tâtonnement que je vis de façon beaucoup plus prolongée quand je démêle certaines phrases d’Iris von Roten. J’ai beau parler couramment allemand, j’ai l’impression de revenir à mes versions de latin : il faut partir à la recherche du verbe principal, vérifier que j’ai bien identifié le sujet, compter les compléments, réfléchir à comment diable je vais pouvoir les répartir sur une phrase française, encadrer les subordonnées à rallonges, les classer ; parfois, en désespoir de cause, j’appelle un·e ami·e.

 

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« Aujourd’hui encore, alors qu’on surestime la valeur individuelle des êtres humains – un héritage du XIXe siècle – tandis que la liberté de mouvement de chacun est lourdement menacée par les ressources modernes de l’étatisme croissant, on discourt abondamment de ce motif apparent. [Comprendre : la valorisation de l’individualisme est le prétexte idéal pour s’opposer à l’abolition du labeur domestique féminin. Phrase à retravailler. Ndlt] Le fait que, grâce au labeur domestique féminin, chaque époux puisse se faire servir un renversé et des röstis maison sans dépasser ni son budget ni les compétences ménagères de sa femme, est généralement considéré comme un bastion dans la lutte contre ‘l’uniformisation’, comme un rempart protégeant la vie familiale, comme un havre de la liberté personnelle. »

 

 

Parfois, c’est plus immédiat, et les idées affluent. Les jeux de mots et les images saugrenues d’Iris von Roten sont des incises idéales pour communiquer son ironie et redynamiser le texte.

 

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Contexte : « De fait, de nombreuses femmes ont pour but prétendument féministe (quand il est en réalité foncièrement antiféministe) de favoriser un système de délégation du travail domestique, et ce malgré ses écueils. Au nom de la culture, à laquelle toute femme doit aspirer, elles recherchent désespérément des bonnes, arguant paradoxalement que la place de la femme est à la maison. »

 

Défi : « Sie [die Parole ‘die Frau gehört ins Haus’] bedeutet nach ihrer Meinung [der Meinung zahlreicher Frauen der gebildeten Schichten], dass Dienstmädchen in ihr Haus gehörten, damit sie sich für die eigene Person buchstäblich aus dem Staub, aus Küche und Kinderzimmer machen können. »

 

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Solutions : « Par quoi elles entendent que la place des bonnes est dans leur maison à elles, de sorte qu’elles-mêmes puissent … 

  • prendre la poudre d’escampette au lieu de se repoudrer le visage. »
  • prendre la poudre d’escampette au lieu de moudre du café. »
  • prendre la poudre d’escampette au lieu de la poudre à lever. »
  • prendre la poudre d’escampette au lieu de la poudre à lessive. »
  • , au lieu de vaporiser de l’eau sur les plantes et sur les chemises à repasser, se vaporiser ellemême. »
  • , au lieu d’attendre que s’évapore l’eau des pâtes et celle de l’humidificateur dans la chambre des enfants, s’évaporer ellemême. »
  • gagner le large au lieu de gagner le concours des ménagères/la confiance de son mari/l’amitié de sa bellemère. »
  • jouer la fille de l’air au lieu de la reine du foyer/maîtresse de maison/dame de compagnie. »
  • prendre la clé des champs et mettre celles de la maison sous porte. »
  • prendre la clé des champs et rendre celles de la maison/du gardemanger. »
  • détaler avant d’étaler ne seraitce qu’une fois de plus le beurre sur les sandwichs de monsieur et la confiture sur les tartines des petits. »

 

(Fin : « Raison pour laquelle elles piquent une colère quand les filles préfèrent aller à l’usine plutôt que chez elles. Elles sont contre l’activité professionnelle des femmes en-dehors de la sphère domestique et prient pour son éradication, afin d’être assurées de trouver une ‘bonne à tout faire’ pour tout ce qui les rebute dans ce ‘métier d’épouse et de mère’ qu’elles portent pourtant aux nues. »)

 

Autre exemple : quand Iris von Roten rit de la « fureur économe » des ménagères, à laquelle les contraint le « labeur domestique ». Alors qu’initialement, elles ne cherchent qu’à tirer le maximum de l’enveloppe de ménage qu’on leur remet chaque mois, les femmes au foyer découvrent vite que « la parcimonie » est l’un des rares domaines où elles sont autorisées à s’illustrer.

 

« De nombreuses femmes de cette classe démontrent leur valeur monétaire, voire même leur valeur humaine, par leur talent à éviter un maximum de dépenses grâce à un maximum de travail domestique, c’est-à-dire en usant le moindre objet jusqu’à la moelle. »

 

Sie sind Rappenspalterinnen par excellence :

  • Elles comptent les sous mieux que quiconque.
  • Ce sont des grippesous hors pair.
  • Elles déploient des trésors de pingrerie.
  • On n’a jamais vu meilleures thésaurisatrices.
  • Ce sont de véritables racledeniers.
  • Une formidable leçon de radinerie.
  • Ce sont des rats.

 

***

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Au fur et à mesure que le texte aboutit, je ressens un soulagement croissant vis-à-vis du travail abattu, de la systématique et du rythme pris, des mots qui s’alignent, des pages qui s’empilent. Je donne forme et façonne un texte. Cette matérialité rassure.

 

Mais produire quelque chose de lisible implique aussi de retrouver une stabilité de surface, qui cristallise la série infinie de décisions prises et de dilemmes résolus, chacun tour à tour.

 

Quand je déplie les phrases parfois alambiquées d’Iris von Roten, quand je les relis un nombre incalculable de fois, à différentes heures, pour m’efforcer de les comprendre et de les visualiser, quand je tronque, décortique et me retrouve face à mes faux départs, mes listes de mots gribouillées, mes brouillons constellés de barres obliques signalant diverses options, ce qui m’émeut le plus, c’est justement cette multiplicité de solutions, ces bifurcations, ces oscillations. Si c’est le propre de la traduction que de trancher – tant dans le sens de découpe du texte de départ que de cisaillement du texte d’arrivée –, je ressens la présence de ces ramifications jusque dans le texte d’Iris von Roten. J’y vois la trace de toutes ses années de travail, de l’élaboration rigoureuse d’une réflexion, d’un élan fulgurant et taillé en pointe, mais aussi une infinité de pistes à explorer. Pour moi, c’est dans cette richesse, cette densité et cette multiplication des possibles que réside une œuvre, organique et impulsive – celle d’une grande penseuse.

 

*Les 42e Journées Littéraires de Soleure ont exceptionnellement pris place en ligne, en raison de la crise sanitaire, le CTL reproduit ici le «Livre du bord» réalisée par la traductrice sur l'invitation du festival.*

 

Découvrez ci-dessous la lecture d'un extrait de sa traduction:

LogozML.mp3  (4865 Ko)

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Mais encore...

«Iris von Roten gehört zu den bedeutenden Intellektuellen», ein Artikel von Nathalie Benelli (18.06.2020)
Die Übersetzerin Camille Logoz verhilft «Frauen im Laufgitter» von Iris von Roten zu neuer Sichtbarkeit.

Camille Logoz présente Iris von Roten et son travail de traduction dans le cadre du festival aller<->retour, entretien disponible sur YouTube.

 

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