263 (2002/4) Poétiques en transition: entre Moyen-Age et Renaissance - Edité par Jean-Claude Mühlethaler et Jacqueline Cerquiglini-Toulet

De la fin du XIVe au début du XVIe siècle apparaissent en France les traités dits « de seconde rhétorique ». Rédigés en langue vernaculaire, ils sont consacrés à la seule écriture poétique, de manière à lui conférer une nouvelle légitimité face à un public qui dépasse largement le cercle des seuls spécialistes. Parmi ces textes, L'Instructif de la seconde rhétorique (vers 1470) attire d'autant plus l'attention qu'il est imprimé en 1501 par Antoine Vérard à Paris et sert de source au Grand et vrai Art de pleine rhétorique (1521) de Pierre Fabri. Le cheminement de l'oeuvre, sa diffusion et sa réutilisation, en font un exemple révélateur de ce qu'il convient d'appeler, au passage du Moyen Age à la Renaissance, une « poétique de transition ».
Ce n'est pas là un cas isolé. Comme L'Instructif, le débat des Douze Dames de Rhétorique (1463) trouve un prolongement dans la Complainte (1476) écrite par Jean Robertet à la mort de George Chastelain, puis, vers 1500, dans les fresques réalisées à la cour d'Aymon de Montfalcon, prince-évêque de Lausanne. L'une et l'autre de ces « poétiques de transition » s'ouvrent à la question de l'inspiration, témoignant d'un bouillonnement culturel dans lequel, entre le poids des traditions médiévales et une influence italienne naissante, les opinions s'opposent, se croisent et s'entrelacent.
Le défi était, pour nous, de dégager les modalités et les enjeux d'une réflexion en marche, au fil de laquelle s'affirme peu à peu, d'échos en contradictions, l'éminente dignité de la poésie et du poète. C'est toute la richesse d'une époque trop longtemps décriée, celle des « grands rhétoriqueurs », qui se révèle à la lecture des deux traités ; c'est surtout, toute leur importance pour l'histoire de la poésie - et des poétiques - que les articles réunis dans le présent volume Etudes de lettres invitent à découvrir... avec l'espoir de susciter un regain d'intérêt pour des textes, d'accès souvent difficile, mais auxquels il est temps de rendre justice dans leur tentative pionnière de définir la spécificité du champ poétique en France.

SOMMAIRE

Jean-Claude MÜHLETHALER - Avant-propos: à la recherche du champ poétique (p. 3-6)

I. Autour de L'Instructif de la seconde rhétorique

Jean-Yves TILLIETTE, Jacqueline CERQUIGLINI-TOULET et Jean-Claude MÜHLETHALER - Poétiques en transition: L'Instructif de la seconde rhétorique, balises pour un chantier (p. 9-22)

On assiste, depuis quelques années, à un regain d'intérêt pour les questions de poétique et pour le passage, fait de continuités et de ruptures, qui mène du Moyen ge à la Renaissance. C'est donc presque naturellement que L'Instructif de la seconde rhétorique s'est imposé à notre attention : imprimé vers 1501, mais rédigé probablement autour de 1470, il est encore abondamment cité, pour ne pas dire pillé, par Pierre Fabri dans son Grand et vrai art de pleine rhétorique, publié en 1521. L'Instructif, dû à la plume de l'" Infortuné ", n'a pas à ce jour connu les honneurs d'une édition critique. On comprend vite pourquoi : le texte résiste, car le choix de rédiger un traité en vers se révèle être, trop souvent, un obstacle plutôt qu'une aide à la lecture. Pendant les trois journées d'un séminaire postgrade en avril 2001 , les participants et participantes réunis à Lausanne ont cherché à élucider, sous la direction de Jacqueline Cerquiglini, de Jean-Claude Mühlethaler, puis de Charles Méla et de Jean-Yves Tilliette, quelques aspects d'un terrain encore mal exploré. Nous livrons ici, en guise d'ouverture, les éclats d'une réflexion en marche. Notre travail a été profondément enrichi par les conférences publiées dans le présent volume. Les contributions de Marc-René Jung et de Claude Thiry éclairent les définitions de la ballade et du théâtre, telles que les propose L'Instructif, en le replaçant dans le contexte des arts de seconde rhétorique. Jean-Claude Mühlethaler, Estelle Doudet et Ludmilla Evdokimova rouvrent le dossier d'un autre traité rarement étudié, Les Douze Dames de Rhétorique (1463) ; de peu antérieur à L'Instructif, il témoigne, par-delà les différences, d'une conception de la création poétique qui les rapproche et annonce, sous certains aspects, la Renaissance. Il s'imposait de terminer par une ouverture vers le lyrisme du XVIe siècle : François Cornilliat s'en est chargé, en esquissant la difficile coexistence entre poésie et rhétorique, de Jean Molinet à Étienne Jodelle.

Marc-René JUNG - La Ballade à la fin du XVe et au début du XVIe siècle: Agonie ou reviviscence? (p. 23-42)

Les Arts de seconde rhétorique et les Arts poétiques définissent la ballade d'une manière assez stricte : trois couplets et un envoi ou prince se terminant avec le même refrain, le schéma ainsi que le timbre des rimes étant identiques pour toute la pièces. Dans la terminologie des " troubadours " du XIVe siècle, il s'agit de coblas unissonans. Or les documents, manuscrits et anciennes éditions, donnent le titre de balade à des pièces qui ne correspondent pas à cette définition, soit que le timbre des rimes change (coblas singulars), soit que le refrain manque ou change à chaque strophe, soit que les pièces comptent plus de trois strophes. Notre parcours à travers les documents aboutit à une définition pragmatique, qui montre que le genre était bien vivant à l'époque.

Claude THIRY - Le Théâtre, ou la poétique de l'entredeux (p. 43-70)

Même si, comme Jean Molinet, il leur arrive de puiser des exemples dans la production dramatique, les auteurs d'Arts de rhétorique seconde mentionnent peu le théâtre en tant que tel, concentrés qu'ils sont sur les formes lyriques, ou sur certaines " tailles " qu'ils recensent dans les dits, et sur les catégories de rimes. Tous, sauf un : l'Infortuné, qui lui consacre tout un chapitre, le dernier, de son Instructif de la seconde rhétorique publié en tête du Jardin de Plaisance. Sans son témoignage, parler du théâtre dans les Arts de rhétorique seconde au passage du Moyen ge à la Renaissance relèverait de la gageure - ou du non-sujet.

II. Autour des Douze Dames de Rhétorique

Jean-Claude MÜHLETHALER - La Citation éclairante: Les épigraphes dans les «Enseignes» des Douze Dames de Rhétorique (p. 73-82)

Dans la plupart des manuscrits, ainsi que dans les fresques du château de Saint-Maire à Lausanne, chaque " Enseigne " des douze Suivantes de Rhétorique est précédée d'une épigraphe. Personne n'a tenté à ce jour d'en déterminer la provenance, bien que ces citations éclairent la culture dont se nourrit la poétique dans les Douze Dames de Rhétorique. Sans surprise, on constatera que dix d'entre elles sont des versets tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament ; le choix des passages ne manque pourtant pas d'intérêt, et on se demandera surtout pourquoi les deux dernières citations proviennent non pas de la Bible, mais d'un florilège de sentences aristotéliciennes.

Estelle DOUDET - Poétiques en mouvement: Le beau «débat» des Douze Dames de Rhétorique (p. 83-110)

Les Douze Dames de Rhétorique offrent l'exemple d'une correspondance poétique, sous la plume du Bourguignon George Chastelain et de Jean Robertet, secrétaire de Bourbon, ouverte au public aristocratique des deux Cours. Au fil des dix-sept missives à la recherche d'une sorte de translatio studii, s'esquisse, au lieu de réponses claires, un jeu subtil de dialogues : structures de prosimètre latin-français, métaphores reprises ou subverties, étonnante intervention des filles de Rhétorique, allégories qui donnent leur titre - et peut-être la solution ? - à l'ensemble. Ces détours s'expliquent par la confrontation de deux écritures très différentes, rhétorique pré-renaissante et pensée culturelle de Robertet face à la poétique " naturelle ", aux principes encore médiévaux de Chastelain. Cette apparente " Querelle des Anciens et des Modernes " permet aux deux Rhétoriqueurs de s'affirmer à la charnière de deux siècles, non sans emprunter les voies ludiques de la supercherie littéraire.

Ludmilla EVDOKIMOVA - Des Douze Dames de Rhétorique à la Complainte: Le prolongement du débat littéraire dans la réponse de Jean Robertet (p. 111-128)

À l'occasion de la mort de George Chastelain, Jean Robertet célèbre le défunt dans la Complaincte de la mort de George Chastellain, texte en apparence de pure louange. Mais, dans la mesure où il est lié à la querelle des deux poètes autour de la perfection poétique, il prolonge le prosimètre des Douze Dames de Rhétorique. Dans la Complaincte, Robertet modifie sa position par rapport aux Douze Dames: si, auparavant, il attribuait à l'art le premier rôle dans la formation du poète parfait, il insiste désormais sur la nécessité du don naturel aux côtés de l'art. Au-delà de l'aspect théorique se dégagent les enjeux polémiques de la Complaincte: Robertet répond à la critique de Chastelain et il glisse des moqueries au sein même de la louange. Il suffit de comparer la liste des auteurs "imités" (selon les dires de Robertet) par Chastelain et sa source directe - les Trionfi de Pétrarque - pour s'en rendre compte.

François CORNILLIAT - Entre Rhétorique et poésie: Figures de l'échec de Jean Molinet à Estienne Jodelle (p. 129-162)

On compare ici deux poèmes de sollicitation: le dernier sonnet du poète Étienne Jodelle (1573) et la pièce dite des Gaiges retrenchiés du "rhétoriqueur" Jean Molinet (1496). La comparaison, qui porte notamment sur le type d'adresse utilisé, sur l'emploi de l'épiphonème et de sa "sagesse", et sur la mise en scène de l'indigence, éclaire la différence de statut des deux écrivains. Elle permet aussi de réfléchir sur le destin, à la cour et hors de la cour, d'une poésie qui "renaît" à l'ombre des princes tout en renonçant aux contraintes comme aux privilèges de l'historiographie. Molinet dénonce, avec humour, une simple entorse aux règles de l'échange entre l'Indiciaire et celui dont il loue les hauts faits. Jodelle cultive un pathos de l'échec où se lisent à la fois l'arrogance dont s'enveloppe désormais l'échange désiré, et une incertitude irréductible quant à la nature exacte du "bien" qui s'y engage.

Etudes de lettres. Table des matières 2002 (p. 163-165)

 

 

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ISBN 978-2-940331-00-0

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