285 (2010/1-2) Tradition classique: dialogues avec l'Antiquité - Edité par David Bouvier et Danielle van Mal-Maeder

L’étude de la Tradition classique, telle qu’elle est proposée dans ce volume, veut ouvrir un dialogue sur différents usages, au fil des siècles, de la culture et du patrimoine antiques. Dans quelles conditions les œuvres grecques et latines ont-elles gagné, en poésie, en histoire, en philosophie, de devenir des modèles fondateurs ou des références obligées ? Dans quelles conditions et pourquoi cette autorité des œuvres classiques est-elle contestée ou ressentie comme dépassée ? Quelles relations construit-on avec les Anciens pour perpétuer leur autorité ou se démarquer d’eux ? A défaut d’une présentation systématique impossible et finalement peu souhaitable, les contributions réunies ici témoignent de la richesse de ce dialogue : langues et littératures grecques, latines, françaises, anglaises, italiennes, philosophie, théologie, arts figurés, théâtre sont autant de domaines où se perpétuent la beauté, la complexité, le génie critique et la profondeur de l’Antique en un mouvement d’évolution et de renouvellement infinis.

SOMMAIRE

David BOUVIER, Danielle VAN MAL-MAEDER - Avant-propos (p. 5-8)

David BOUVIER - Lieux et non-lieux de Troie (p. 9-38)

Il y a des débats sans fin. Les récentes fouilles menées sur le site de Troie ont relancé une fois encore la fameuse question homérique, tandis que l’Iliade a reçu, en 2004, une nouvelle actualité par le biais du cinéma hollywoodien. La guerre de Troie et ses héros ont-ils existé ? Homère est-il un témoin fiable ? La question remonte à l’Antiquité. Mais les formulations et les réponses n’ont cessé de varier au cours des siècles. A mieux y regarder – et si l’on en retrace l’histoire – la question de la guerre de Troie n’existe qu’en fonction de thèses et d’enjeux qui dépassent largement la seule compréhension et interprétation de l’Iliade. L’historien de la tradition classique peut se promener dans le temps pour vérifier comment chacun réinvente la coupure entre le mythe et la réalité historique. Entre l’Occident et l’Orient, Troie est un miroir d’intérêts divers, d’identités croisées, ce lieu où l’histoire peut enrichir le mythe pour mieux le récupérer ensuite. L’opposition du mythe et de la réalité n’est pas toujours la même.

Danielle VAN MAL-MAEDER - La peste, les dieux et les hommes. Cheminements d’une tradition (p. 39-60)

L’étude de la tradition classique a pour objet de retracer les cheminements de la transmission et de la réception des textes grecs et latins. Elle enrichit notre perception de l’Antiquité en l’ouvrant sur d’autres paysages temporels. Cet article explore l’idée que la pérennité des oeuvres antiques dépend des lectures toujours renouvelées qu’on en fait à différentes époques et que chaque lecture active dans le texte un sens qui correspond au contexte socio-culturel dans lequel elle est réalisée. Partant d’un poème chrétien du IVe siècle de notre ère, notre parcours nous conduira à remonter le temps jusqu’à Virgile, Lucrèce puis Thucydide, évoquera au passage le rôle de l’école dans le traitement littéraire de la peste, avant de nous ramener à l’époque moderne.

Etienne BARILIER - L’homme est-il merveilleux ou terrible ? (p. 61-80)

Heidegger a écrit que « toute la métaphysique occidentale » était contenue dans un court passage de l’Antigone de Sophocle. On pourrait même prétendre qu’elle tient tout entière dans un seul mot de ce passage, le mot "deinon", qui peut signifier à la fois « merveilleux » et « terrible », et qui qualifie l’homme. Au fil des traductions et des interprétations qui furent données de ce mot énigmatique, et qui se multiplièrent depuis la Renaissance jusqu’à Jacques Lacan, en passant par Hölderlin ou Brecht, on peut lire toute une histoire de la conscience européenne, et de la définition que l’homme européen s’est donnée de lui-même au fil des siècles. Le sachant ou non, donc, nous continuons bel et bien de vivre dans la « tradition classique ».

Pierre-Yves BRANDT - Quand l’inspiration divine occulte la créativité humaine : éclairages antiques et modernes sur la conversion de Paul (p. 81-98)

A la conversion religieuse peut être associé un fort aspect d’innovation. C’est le cas pour la conversion de Paul, à laquelle font référence divers écrits du Nouveau Testament. Est-ce trop dire que d’affirmer que l’apôtre s’invente une nouvelle identité ? De fait, la part active de Paul dans ce processus est laissée dans l’ombre. Une tendance similaire se manifeste dans les récits de découvertes scientifiques. Ces récits occultent la part active de l’auteur de l’invention en survalorisant le caractère subit et inattendu d’une intuition. La psychologie de la créativité propose des explications à ce phénomène. Au-delà de ces explications qui s’appuient sur une anthropologie moderne, l’étude que voici interroge les conceptions antiques de l’émergence de la nouveauté. Celle-ci est massivement attribuée à l’initiative des dieux, que ce soit au travers des mythes ou des théories de l’inspiration divine. Or, parmi les sources néotestamentaires se référant à la conversion de Paul, l’une d’entre elles (Galates 1 : 16) évoque une action intérieure de Dieu comparable au modèle de l’inspiration. Le thème de la possession divine, présent chez Platon et chez Paul, permet d’expliquer la transformation identitaire d’un individu. Episodique sous les modes de la divination, de l’inspiration prophétique, poétique ou amoureuse chez Platon, l’inspiration divine opère de manière durable dans la vie de Paul.

Francesco GREGORIO, Catherine KÖNIG-PRALONG - Autoportrait du philosophe : du Lycée grec à l’Université médiévale (p. 99-116)

Dans le livre 10, chapitres 7 à 9 du traité éthique d’Aristote intitulé Ethique à Nicomaque (Athènes, env. 330 av. J.-C.), on lit un éloge de la forme de vie philosophique. Cet éloge est à la fois une synthèse des débats philosophiques portant sur les formes de vie que l’homme peut choisir et représente par ailleurs une charte du philosophe divin qui connaîtra un grand succès dans la tradition occidentale, car elle a permis aux philosophes de faire un portrait de leur propre activité intellectuelle. L’article présente le dossier aristotélicien de la question ainsi qu’un épisode médiéval : en 1247, l’évêque de Lincoln Robert Grosseteste donne la première traduction latine intégrale de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote. Albert le Grand est l’un des premiers lecteurs de cette traduction : il travaille les ambiguïtés et les nuances du texte aristotélicien et lit Aristote avec le commentaire du philosophe arabe Averroès : la figure du philosophe divin apparaît dans le monde médiéval latin.

Gabriella ARAGIONE - La transmission du savoir entre « tradition » et « plagiat » dans l’Antiquité classique et chrétienne (p. 117-138)

La présente contribution se propose d’analyser l’emploi idéologique des notions de « tradition » et de « plagiat » dans l’Antiquité classique et chrétienne et de montrer que, par le recours au concept de « tradition », un mouvement de pensée, philosophique ou religieux, fonde son histoire et son autorité, alors que par le recours aux accusations de plagiat, il vise à anéantir la tradition de l’école adverse.

Anne-Françoise JACCOTTET - Hypatie d’Alexandrie entre réalité historique et récupérations idéologiques : réflexions sur la place de l’Antiquité dans l’imaginaire moderne (p. 139-158)

Hypatie d’Alexandrie est une figure idéale pour illustrer les rapports que notre culture moderne et contemporaine entretient avec l’Antiquité, pour alimenter nos réflexions sur la construction de notre imaginaire. Pourquoi Hypatie ? Par sa personnalité, son parcours particulier et sa fin tragique, cette femme mathématicienne et philosophe est devenue dès la Renaissance une figure emblématique, utilisée jusqu’à nos jours comme porte-parole de causes aussi diverses que l’anticléricalisme, le romantisme hellénisant, le positivisme ou encore le féminisme.

Marco PRALORAN - Aspects de la réception des Classiques dans la Renaissance italienne : le monologue lyrique et la narration épique (p. 159-172)

Un cas fascinant de la reprise du monde classique dans la culture italienne est celui de Pétrarque. Le grand écrivain toscan donna vie à un idéal de renaissance du monde antique qui inaugura l’humanisme : le retour à une langue latine purifiée des sédiments du latin médiéval, la possibilité d’aborder de nouveaux genres se rattachant directement à ceux qui existaient dans l’Antiquité, l’idée même d’une autobiographie idéale, rythmée par une activité épistolaire en latin qui devait promouvoir le rôle nouveau que l’intellectuel européen allait jouer au XVe siècle. Cependant, l’activité littéraire de Pétrarque recèle des aspects moins évidents. Sa production en langue vulgaire surtout, de dimension très réduite par rapport à celle en latin, se concentre sur les thèmes romans de la lyrique amoureuse, dans laquelle le sujet est doté d’une tension tragique tout à fait étrangère à la tradition classique et où la reprise de structures latines dans l’organisation syntaxique elle-même crée des effets d’ambiguïté extraordinaires, signes de l’inquiétude du désir du sujet. Un second aspect est en lien avec le récit chevaleresque du XVe siècle, un genre très éloigné de la tradition épique latine sur le plan des thèmes et de l’intrigue. Toutefois, les auteurs de poèmes chevaleresques italiens, et parmi eux surtout Matteo Maria Boiardo, récupèrent une figure de style caractéristique de l’épopée antique, de l’Enéide, par exemple, ou de la Thébaïde : l’allitération. Les structures allitératives sont employées, comme dans la littérature latine, pour accentuer la tension produite par le récit, pour créer des effets acoustiques qui puissent accompagner la force évocatrice des images, leur impression dans la mémoire.

Neil FORSYTH - Milton et la tradition classique (p. 173-188)

On a l’habitude d’inscrire Milton dans la tradition des grands écrivains littéraires de l’Antiquité. Et c’est lui, bien sûr, qui nous dirige vers Homère, Virgile, Ovide, auteurs de grandes épopées qu’il cite souvent, parfois de façon explicite, dans Le paradis perdu, ou encore vers Eschyle, Sophocle, et Euripide qui sont ses modèles pour Samson Agonistes. Mais il y a aussi une autre tradition classique qui est d’une importance capitale pour ce grand révolutionnaire : la littérature « républicaine », de Platon et Cicéron à Lucain, une tradition qui arrivait directement à Milton par ses études, mais qui passait aussi par des auteurs comme Machiavel, et qui faisait partie intégrale des discours de la révolution anglaise du XVIIe siècle. Il y a une tension évidente entre ces deux aspects de sa relation à l’Antiquité, surtout en ce qui concerne la représentation de Satan.

Adrien PASCHOUD - Athalie (1690) de Racine à la lumière des sources hébraïques et grecques : la lutte des sacralités (p. 189-204)

Œuvre de commande destinée aux chastes pensionnaires de Saint-Cyr, Athalie (1690) marque la fin de la carrière théâtrale de Racine. Inspirée des grands textes de l’Ancien Testament, notamment le Livre des Rois, cette pièce puise également dans un vaste ensemble de sources grecques dont Ion d’Euripide. Tragédie du « schisme » (Roland Barthes), Athalie réforme dans le sens de la foi un matériau antique disparate offert aux variations sur la mort, le pouvoir, la filiation, l’origine obscure et l’élection. Plus précisément, la tragédie fait grand usage du mysterium tremendum que suggère le Dieu de l’Ancien Testament : « terreur », « horreur », « tremblement », mais aussi « ravissement » et « éblouissement » sont autant de termes qui se rapportent à une fascination pour ce que nous nommerions aujourd’hui le sacré. En peignant non sans ambiguïtés la lutte qui oppose Dieu et les dieux, Athalie présente un rapport différentiel avec le tragique.

Christian MICHEL - Changement du canon ou changement du regard ? Le basculement de la tradition classique à la fin du XVIIIe siècle (p. 205-216)

En quelle mesure peut-on parler d’un retour à l’antique à la fin du XVIIIe siècle ? Cette question est évidemment surprenante vu l’ampleur de la bibliographie consacrée à la question 1, qui repose très souvent sur la recherche d’un lien de cause à effet entre les découvertes des cités de Campanie et les changements de style qui affectent presque toutes les formes d’art en Europe. Il serait sans doute abusif de dénier toute importance aux découvertes remarquables d’Herculanum et de Pompéi, mais il paraît peu plausible de prétendre que l’Antiquité a été oubliée entre la Renaissance et la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Le modèle antique est revendiqué par chaque génération, et bien souvent utilisé de façon polémique pour remettre en cause l’art de la génération précédente. Le caractère polymorphe des oeuvres antiques leur permet, présentées et analysées sous de nouveaux aspects, de devenir le modèle d’un art en mutation, et de rejeter une bonne part de la production du XVIIe siècle, qui se revendiquait tout autant du modèle antique. Ce qui se met en place à partir des années 1750 est plutôt un nouvel horizon d’attente et un nouveau regard qui bouleversent les relations que l’on avait établies avec les vestiges de l’Antiquité.

Daniel MAGGETTI - Rodolphe Töpffer et l’Antiquité (p. 217-228)

Inventeur de la bande dessinée et écrivain à succès pendant la Monarchie de juillet, le Genevois Rodolphe Töpffer est entré à l’Académie de Genève, où il a été nommé professeur, en misant sur sa connaissance des disciplines classiques… dont il a par ailleurs fait la satire dans sa production littéraire. C’est cette relation particulière à un savoir diversement investi que le présent article se propose d’explorer.

Alain CORBELLARI - D’Alix à Astérix : des usages idéologiques de la bande dessinée dans la réception de l’Antiquité (p. 229-250)

L’Alix de Jacques Martin et l’Astérix de Goscinny et Uderzo sont sans conteste les bandes dessinées antiquisantes les plus célèbres. La tentation est grande de les opposer terme à terme et, certes, les deux séries se prêtent à ce jeu jusqu’à un certain point. Pourtant, la fantaisie débridée d’Astérix n’est pas sans délivrer un message au fond très sérieux sur la France de la Cinquième République. A l’inverse, l’extrême documentation d’Alix reste loin de faire de cette saga un modèle d’objectivité historique et l’on s’aperçoit vite que le fantasme en déborde constamment la volonté éducative. Quelques indices montrent de plus que les auteurs des deux séries n’ont pas été totalement insensibles au message délivré par les uns et les autres. Il apparaît enfin que si la verve d’Astérix a eu tendance à s’épuiser après la mort de Goscinny, Martin a, en revanche, de son côté, évolué vers une vision plus nuancée et plus pessimiste de la Pax romana.

Pierre VOELKE - « Comment représenter l’antique » de l’Antigone de l’Odéon aux Electre d’Antoine Vitez (p. 251-274)

Que faire de l’antiquité de la tragédie grecque et de la distance temporelle qui nous sépare d’elle lorsqu’on la met en scène ? L’article explore quelques réponses apportées à cette question, à partir de la mise en scène de l’Antigone de Sophocle sur la scène de l’Odéon, en 1844. Sont prises en compte la volonté de restituer l’étrangeté de la tragédie grecque, à l’oeuvre dans les mises en scène du Groupe de théâtre antique de la Sorbonne et dans l’Orestie de Jean-Louis Barrault, ou à l’inverse la volonté d’actualisation dont témoignent les Troyennes de Sartre. L’essentiel de l’analyse porte sur les trois mises en scène de l’Electre de Sophocle par Antoine Vitez et sur le projet qui les soustend : à savoir, dépasser l’opposition entre éloignement et actualisation, pour tenter de prendre en charge l’épaisseur du temps, avec ses différentes strates, qui s’est écoulé entre la tragédie grecque et nous.

Rudolf WACHTER - Fouiller les mots (p. 275-292)

Tout comme le terme archaiología et le verbe correspondant qui se rapportaient à la « discussion de sujets traditionnels » chez les Grecs de l’Antiquité, des « fouilles archéologiques » ne sont pas seulement possibles dans le sol que nous avons repris de nos ancêtres ; de manière similaire, notre langue est riche en objets de famille qui nous ont été légués par ces derniers et qu’il vaut la peine de « fouiller ». Car notre langue est le miroir le plus clair de notre culture et de sa genèse. Il s’agit alors de chercher derrière les mots les « étymologies », les « vraies explications », qui sont souvent bien cachées. Elles se trouvent dans les couches anciennes des vocables et du système linguistique, en grande partie héritées des profondeurs du temps, mais recouvertes par des changements plus ou moins récents. Le meilleur moyen de les déterrer est fourni par la méthode de la comparaison linguistique historique. Le lecteur est invité à prendre part à une série de fouilles de mots fascinantes, entre autres pain, lait, cas, tu iras et inspiration.

Adresses des auteurs (p. 293-294)

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ISBN 978-2-940331-22-2

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